Dès la fin du XVIIIe siècle, l’essor des indienneries dans la région lyonnaise avait donné le signal d’une première ruée vers l’eau 908 . Puis, l’expansion nationale de l’industrie cotonnière dans la première moitié du XIXe siècle offre un nouvel exemple d’utilisation d’une ressource abondante et bon marché pour assurer le développement industriel du pays, en l’absence de gisements charbonniers abordables 909 .
La proximité des Préalpes assure aux éventuels investisseurs l’énergie hydraulique utile à la mise en route de leurs artifices. La partie orientale du Bas-Dauphiné associe une altitude moyenne avec une forte pluviosité. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la pluviosité de la région voironnaise est supérieure à mille millimètres d’eau par an, avec une certaine régularité, y compris pendant les mois d’été 910 . Hormis les périodes de sécheresse exceptionnelle, les principales rivières de la contrée disposent donc d’un débit important, accru par la déclivité du terrain 911 . Mais cela ne suffit pas en été avec l’évaporation due à la chaleur.
En 1809, l’Isère se classe en douzième position des départements français par son nombre de roues hydrauliques (mille cinq cent vingt-neuf) faisant mouvoir des moulins à blé, mais il occupe la première place dans le Sud-est 912 . Il existe donc ici une réelle tradition locale dans l’utilisation de l’énergie hydraulique. Pourtant, l’emploi massif de roues horizontales peut être un frein pour le développement ultérieur du Bas-Dauphiné, puisque cette technique fournit une énergie moindre par rapport aux roues verticales, avec de faibles rendements. Les roues horizontales sont donc utilisées pour des activités artisanales de petites dimensions. L’industrie textile n’a pas attendu le XIXe siècle pour s’intéresser aux rivières du Bas-Dauphiné. La Fure, mais aussi la Bourbre, ont précocement été utilisées pour la fabrication des toiles de chanvre, notamment pour le rouissage des fibres, mais aussi et surtout pour l’installation des battoirs mus par l’énergie hydraulique. Mais le déclin de l’industrie toilière entraîne l’abandon progressif des sites hydrauliques. En 1840, seulement quarante-cinq moulins de toute nature fonctionnent dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin , tant pour le chanvre que pour le blé, contre seulement trente et un lors de l’enquête industrielle de 1861, tandis que dans l’arrondissement de Saint-Marcellin , il ne reste plus que vingt-six moulins en activité contre trente-six une vingtaine d’années plus tôt 913 . Mais cette richesse hydraulique attise aussi les convoitises des papetiers et des cartonniers : au milieu du siècle, on dénombre déjà près d’une quarantaine de papeteries en Bas-Dauphiné, surtout le long de la Fure, de la Morge et de la Bourbre. Ainsi, en 1852, Joseph-Henri-Eugène Rivoire de la Batie vend trois moulins situés sur l’Agny, aux Eparres , près de Bourgoin , dont des battoirs à chanvre, au papetier Henri Voisin pour 40.000 francs 914 .
Profitant de l’expérience acquise en matière d’énergie hydraulique, les fabricants lyonnais et les usiniers organisent une ruée vers l’eau en Bas-Dauphiné, en direction des quelques rivières à forts débits et déjà largement équipées en chutes d’eau pour l’ancien travail du chanvre et pour les moulins à blé. Certes, les rivières qui traversent les plaines et plateaux de l’Isère, ne sont pas forcément longues, mais elles offrent l’avantage d’être en pente, facilitant ainsi l’aménagement de chutes. Quatre rivières attisent plus particulièrement les spéculations en tout genre : la Bourbre, entre Bourgoin et La Tour-du-Pin , la Fure, longue de vingt-cinq kilomètres, dans la région rivoise, la Morge à Voiron et l’Ainan dans les environs de Saint-Geoire -en-Valdaine. Victor Auger et son beau-père Louis-Rose Gindre font l’acquisition au milieu du siècle de moulins à blé et d’un battoir à Ruy, dans le hameau de Boussieu pour y bâtir leur usine modèle, le long de la Bourbre. Lorsque Landru projette d’édifier un tissage à Saint-Geoirs près du moulinage de son beau-père, Hector Joly , il envisage de l’installer le long du ruisseau en lieu et place d’un gruoir 915 .
À Saint-Jean-de-Bournay , les industriels de la soie se substituent à leurs confrères lainiers. En 1849, Vettard et Malescourt construisent une fabrique (de rubans ?) sur la Gervonde, à la place d’une ancienne usine à carder la laine. Le marchand de soie lyonnais Desgrand installe son moulinage et sa filature en 1850, lui aussi, sur une ancienne usine à carder la laine construite en 1810, au bord de la même rivière. Avant la fin de la décennie, il achète un battoir à chanvre sur la même rivière en vue d’augmenter la force motrice de son établissement 916 .
La Fure et la Morge offrent des vallées parfois escarpées qui ont l’avantage de constituer alors de nombreuses ruptures de pentes propices à l’aménagement de chutes. Les usiniers font l’acquisition d’emplacements et s’empresse de remplacer les vieilles roues horizontales par des roues verticales puis des turbines. Ainsi, la Morge, longue d’une vingtaine de kilomètres seulement, a une pente moyenne de 2,5%. Autrement dit, le propriétaire d’un terrain de deux cents mètres de long en bordure de la Morge, peut se ménager une chute d’eau de cinq mètres, soit un débit de sept cents litres par seconde et une force de trente-cinq chevaux, ce qui est amplement suffisant pour faire tourner un tissage de cent métiers à tisser. Sur la Fure, les chutes d’eau s’établissent le plus souvent entre trois et six mètres 917 . L’eau est en abondance pendant plus de la moitié de l’année, d’octobre à juin. Pour l’aménagement de la Bourbre, trois fois plus longue, les industriels ont d’abord porté leur choix sur la région de Bourgoin , où le débit peut dépasser les trois mille litres d’eau par seconde, alors que plus en amont, à Saint-André-le-Gaz par exemple, il atteint péniblement les quatre cents litres 918 . Sans disposer forcément d’études scientifiques sur le régime des eaux en Bas-Dauphiné, les industriels peuvent constater aisément de telles différences par de simples observations sur le terrain.
Au total, on dénombre à la fin du siècle environ une cinquantaine de tissages puisant une partie de leur force de l’énergie hydraulique : ainsi la Fure compte quelques usines importantes comme Guinet à Apprieu , Bruny à Saint-Blaise 919 .
Source : MAZARD (C.), 1998, p. 205.
Pour faire fonctionner sa nouvelle usine, construite dans le quartier de la Patinière, à Voiron , au bord de la Morge, Florentin Poncet engage une politique d’acquisition de sources d’eau. Ses turbines ont besoin d’un approvisionnement régulier et colossal pour assurer du travail à ses sept cents ouvrières. Entre 1855 et 1866, il dépense environ mille francs – somme qui semble dérisoire en comparaison du coût total d’une fabrique – pour acheter des sources dans des parcelles mitoyennes. À ces frais, s’ajoutent ceux occasionnés par diverses fouilles et sondages dans le sol, la construction de canalisations sur les propriétés concernées, ainsi que des citernes, des galeries souterraines. Cela l’oblige parfois à acquérir l’ensemble de la parcelle pour s’emparer de la source 920 . Quant à la Fure, entre 1815 et 1870, la longueur des canaux qui l’aménagent, augmente d’un tiers, passant dans le sous-sol des bourgs. Au total, en 1870, la rivière comporte plus de trois cents prises d’eau, signe de l’intérêt qu’elle suscite. Au milieu du XIXe siècle, on estime qu’il y a plus de deux cents roues installées sur le lit de la Fure, tant pour les industries papetière et textile que pour les moulins à farine ou les taillanderies et les forges 921 . Les industriels aménagent des canaux, dérivant de la rivière, chargés d’alimenter en eau leurs roues hydrauliques et leurs turbines, suivis d’un canal de fuite pour évacuer l’eau. Sur la Fure, la principale rivière industrielle, la longueur des canaux varie énormément d’une usine à l’autre, entre vingt-cinq et mille huit cent soixante mètres de longueur, avec une tendance nette à leur allongement au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle. Au total, la Fure, longue de vingt-cinq kilomètres, est complétée par un réseau de quarante-neuf kilomètres de canaux, dont vingt-deux kilomètres de canaux usiniers 922 .
Ainsi lorsque le fabricant de tulles Michel Cochet , vers 1874, décide d’établir une usine, il porte son choix sur Bourgoin , alors que l’énergie hydraulique du canal Mouturier est déjà largement accaparée et la main d’œuvre bénéficie aussi d’une offre d’emplois industriels abondante qui la place en position de force dans les négociations salariales 923 . Certes, depuis quelques années, la ville possède une gare P.L.M. reliant Lyon à Grenoble.
L’intérêt pour l’énergie hydraulique ne peut qu’augmenter dans la seconde moitié du siècle avec l’apparition concomitante des turbines, plus puissantes que les traditionnelles roues hydrauliques, de la concentration et de la mécanisation de la production. L’absence de houille en Bas-Dauphiné favorise en dernier ressort le recours à ce type d’énergie. La première turbine est installée sur la Fure en 1852, pour actionner les papeteries de Renage appartenant à Court 924 . Déjà, en 1865, treize turbines fonctionnent sur cette rivière, mais ce rapide succès n’entraîne pas pour autant la disparition des vieilles roues 925 .
Comme en Alsace, les entrepreneurs apprennent à se passer du charbon et assurent leur premier développement grâce à l’énergie hydraulique, abondante en Bas-Dauphiné. Ils accaparent les sites aménagés. La carte des localisations industrielles confirme cette ruée vers l’eau : les établissements les plus importants, les usines-pensionnats, se concentrent le long des principales rivières.
Entre 1830 et 1850, on ne relève pas encore de spécialisation dans le territoire industriel lyonnais. En Bas-Dauphiné, les fabricants lyonnais ont à leur disposition aussi bien des éducateurs de ver à soie, que des filateurs, des mouliniers et des tisseurs de soie. Les établissements les plus anciens, comme les moulinages, sont aussi les plus fragiles. Les Jubié qui ont stimulé l’industrialisation de la province pendant un siècle, disparaissent au début du XIXe siècle, emportés par les ambitions parisiennes du chef de famille.
La fièvre séricicole que connaît la France dans la première moitié du siècle, touche aussi le Bas-Dauphiné. Elle procure des revenus supplémentaires aux familles les plus modestes. Elle les prépare psychologiquement à l’arrivée du tissage de soieries. Le travail des éducateurs et des fileuses est bien évidemment différent de celui des tisseurs, mais tous prennent conscience que leur bonne fortune dépend désormais des Lyonnais plutôt que des négociants voironnais. La sériciculture, par sa large diffusion, inscrit les ménages du Bas-Dauphiné dans un large processus d’apprentissage de la culture de marché : elle encourage le crédit, la circulation monétaire, la négociation, la découverte du travail dans des fabriques pour les fileuses. Indirectement, tous apprennent à vivre pour la place lyonnaise et adoptent ses rythmes saisonniers.
L’industrie de la soie offre un dynamisme qui contraste singulièrement avec les activités toilières et cotonnières, qui traversent des crises régulières. Pourtant, l’expansion désordonnée de la soie cache des faiblesses réelles. Le tissage de soieries est soutenu par les fabricants lyonnais, alors que la sériciculture, la filature et le moulinage ne bénéficient pas de la même protection : les marchands de soie exercent une tutelle très lointaine, sauf sur les filatures les plus importantes. Jusqu’au milieu du siècle, le travail à façon ne concerne que la filature et le moulinage. Au contraire, le tissage de soieries est étroitement contrôlé par les fabricants lyonnais. C’est sans doute la grande nouveauté. Traditionnellement, à Lyon, le tissage est confié par les fabricants à des chefs d’atelier indépendants qui travaillent à façon. En Bas-Dauphiné, les fabricants lyonnais font l’expérience de l’intégration industrielle et élargissent leur champ d’action : ils possèdent leur propre matériel de tissage et l’exploitent eux-mêmes, loin des contraintes réglementaires urbaines. Ils ne font pas encore appel à des façonniers. Loin des cadres réglementaires urbains, ils peuvent appliquer le tarif qu’ils veulent.
Des résistances apparaissent à Lyon devant cette mutation, tant chez les ouvriers, que chez les canuts ou chez certains fabricants. Les fabricants qui s’affranchissent des routines acquises depuis des siècles, n’appartiennent pas au monde de la vieille Fabrique lyonnaise. Leur tradition familiale facilite cette rupture : ces audacieux fabricants sont majoritairement originaires du monde rural où ils ont grandi. Ils ont probablement découvert l’organisation de la Fabrique lyonnaise au moment de leur adolescence ou après. Peu habitués aux règlements corporatifs urbains qu’ils interprètent comme des contraintes pesantes, ces nouveaux fabricants n’hésitent pas à se désolidariser des canuts pour défendre leurs propres intérêts. Fraîchement arrivés à Lyon, ils ont, peut-être, un sentiment d’appartenance moins fort à la communauté de la Fabrique.
CAYEZ (P.), 1978.
CHASSAGNE (S.), 1991 et BENOIT (S.), 1985.
Les pluies les plus abondantes tombent en mai et en octobre.
BENEVENT (E.), 1926, pp. 254-263 et ANGOT (A.), 1922, pp. 90-91.
RIVALS (C.), 1984 et EMPTOZ (G.) et PEYRE (P.), 1985. Près des trois quarts des roues hydrauliques utilisées dans les moulins à blé du département sont des roues horizontales.
PARENT (J.-F.), 1999, p. 38 et ROBERT (F.), 2000, vol. 2, pp. 13 et 55. Seul l’arrondissement de Vienne connaît alors une ruée vers l’eau, puisque le nombre de moulins passe de 61 à 127 avec le formidable essor des draps Renaissance dans la cité drapière de Vienne.
ADI, 3Q4/69, ACP du 11août 1852 (vente devant Me Ranchin, à Bourgoin , le 10 août), ANDRE (L.), 2005a et 2005b.
ADI, 7S2/110, Pétition ms de Victor Auger & Cie adressée au sous-préfet de La Tour-du-Pin le 26 août 1850, 7S2/121, Pétition ms d’Emile Landru adressée au Préfet de l’Isère le 24 octobre 1860
ADI, 7S2/130, Règlements d’eau et procès-verbaux de visite des lieux des usines Vettard & Malescourt et Desgrand le 8 novembre 1854 et pétition ms de François Desgrand adressée au Préfet, sd [1859].
JOUANNY (J.), 1931, pp. 11-13 et SCHRAMBACH (A.), 1997b.
JOUANNY (J.), 1931, p. 13.
PARENT (J.-F.), 1999, SCHRAMBACH (A.), 1998b, et PARENT (J.-F.) et SCHRAMBACH (A.), 1996.
ADI, 3E29276, Vente devant Me Bally, à Voiron , le 30 juin 1855, 3E29294, Ventes devant le même notaire les 2 et 26 juillet 1863, le 26 mars, le 18 avril et le 8 mai 1864, 3E29126, Concession devant Me Margot, à Voiron le 17 mai 1865 et 3E29299, vente devant Me Bally le 22 juillet 1866.
PARENT (J.-F.), 1999, pp. 97-98 et BARTHELEMY (N.) et LAZIER (I.), 1986.
SCHRAMBACH (A.), 1997b.
ADI, 7S2/15, Pétition ms de Michel Cochet au préfet le 2 décembre 1874.
Fabricant de papier, Joseph-Désiré Court développe les papeteries de Renage . Il est né à Annonay le 3 janvier 1810. Elève de Canson, il fonde sa société, J.D. Court & Cie en 1834, à Renage. Cependant, en 1875, avec ses associés, François Guédat, Louis Curtal et Pierre Martinet, il doit déposer son bilan (actif = 397.000 francs contre un passif de 510.196 francs). Afin de poursuivre son activité, il fait appel aux capitaux voironnais. Après la faillite, son entreprise redémarre grâce à l’action de Louis Bruel. En 1877, celui-ci est devenu adminstrateur des Papeteries de Renage (une société anonyme).
PARENT (J.-F.), 1999, p. 100.