Chapitre 4-Les facteurs de la proto-industrialisation.

‘« En ce qui concerne la beauté du pays, c’est l’entrée en France qui en donne l’idée la plus avantageuse. […] Le pays est réellement superbe, bien planté, a beaucoup de clôtures et de mûriers, avec quelques vignes. Seules, les maisons ont un vilain aspect : au lieu d’être bien bâties et blanches, comme en Italie, ce sont des cabanes de boue, laides, couvertes de chaume, la fumée sortant par un trou percé dans le toit ou bien par les fenêtres. Les vitres semblent inconnues, et ces maisons ont un air de pauvreté et de misère qui jure avec l’aspect général du pays » 926 .’

Mendels, dans sa définition de la proto-industrialisation, suggère l’existence d’étroites relations entre pressions démographiques et ressources disponibles au sein d’un territoire rural contrôlé par une ville, avec des espaces spécialisés dans l’agriculture et dans l’industrie 927 . Si on transpose le schéma de la proto-industrialisation au Bas-Dauphiné, on constate que le tissage des toiles de chanvre s’est particulièrement développé dans les territoires marqués par une agriculture de subsistance, par une micropropriété et par de fortes densités de population : il offre des revenus supplémentaires à une population en souffrance 928 . Sous l’ancien Régime, la proto-industrie apparaît étroitement liée au « binôme pauvreté/surpopulation » 929  : la pluriactivité est donc une réponse à la misère et à la forte croissance démographique du Bas-Dauphiné tout au long du XVIIIe siècle. Elle permet d’accroître les ressources d’un foyer.

Que ce soit sous la forme d’un kaufsystem ou d’un verlagsystem, le marchand urbain cherche à réduire ses prix de revient en s’adressant à une population rurale moins exigeante, bon marché et plus docile que les ombrageux ouvriers urbains, loin des règlements corporatifs. Invoquer seulement les mutations de la demande et la loi du marché pour expliquer la ruralisation de la Fabrique lyonnaise, revient à ignorer le destin des Bas-Dauphinois, leurs intérêts et leurs stratégies. En changeant d’échelle et en s’intéressant au contexte plus large – politique, religieux et socioculturel - dans lequel vivent les habitants du Bas-Dauphiné 930 , il est possible de mieux comprendre pourquoi ils ont accepté aussi facilement l’installation de milliers de métiers à tisser lyonnais à partir des années 1840-1850. Rien ne les oblige à accepter de tisser des étoffes.

Tenir compte du seul contexte lyonnais, revient à ignorer la réalité sociale du Bas-Dauphiné, la prégnance de structures sociales héritées de l’Ancien Régime, car les intérêts des Lyonnais, et en particulier des fabricants de soieries, ne s’identifient pas vraiment à ceux des paysans des campagnes voisines. Il faut donc adopter un autre point de vue que celui des fabricants lyonnais pour comprendre les motivations des habitants du Bas-Dauphiné. Celles-ci dépassent le cadre du marché. Ce changement d’échelle permet de mieux saisir les mécanismes psychologiques à l’œuvre ici pendant la première moitié du XIXe siècle 931 . Sans cela, il n’est pas possible de saisir les logiques industrielles à l’œuvre dans l’industrie textile du Bas-Dauphiné. Les fabricants lyonnais de soieries ne raisonnent pas systématiquement en terme d’efficience et d’efficacité économique.

Il convient donc de s’interroger sur les motivations des Isérois pour se livrer à une activité proto-industrielle, et en particulier au tissage des soieries. Pourquoi se sont-ils aussi facilement détournés de l’aire d’influence économique grenobloise ? Quel intérêt ont les habitants du Bas-Dauphiné à tisser des toiles et des soieries ? Pourquoi les fabricants de soieries ont-ils choisi de placer leurs métiers à tisser en Bas-Dauphiné, à partir des années 1840, à plus d’une cinquantaine de kilomètres de Lyon, délaissant ainsi les communes limitrophes ?

Comme dans de nombreuses contrées, la proto-industrie est un remède à la misère, car elle procure des revenus complémentaires. Elle assure aussi l’autonomie sociale et politique, voire l’indépendance, des ruraux qui la pratiquent. Pour d’autres, elle est le garant du maintien de la société villageoise traditionnelle.

Notes
926.

YOUNG (A.), 1976, p. 450.

927.

MENDELS (F.), 1972, et 1978.

928.

DEYON (P.), 1979a et 1979b, MENDELS (F.), 1975, cité par GULLICKSON (G. L.), 1983.

929.

ANTOINE (A.) et COCAUD (M.), 2004, pp. 20-22.

930.

Voir les suggestions de REVEL (J.), 1996, p. 26.

931.

GRIBAUDI (M.), 1996, p. 121.