Aux pressions très fortes qui s’exercent sur le marché de la terre en Bas-Dauphiné, s’ajoute une pression démographique de plus en plus pesante depuis le milieu du XVIIIe siècle, qui accroît encore la soif de terres.
Dès les années 1720, le Bas-Dauphiné connaît une période de forte croissance démographique supérieure à la moyenne nationale, après plusieurs décennies de relative stagnation ou de déclin. C’est d’ailleurs à cette époque que les petites villes et les petits bourgs de la contrée se développent fortement grâce aux flux migratoires provenant des villages environnants : ainsi dans la seconde moitié du siècle, la population de Bourgoin augmente de 141%, celle de La Tour-du-Pin de 124%, celle du Grand-Lemps de 73%, celle de La Côte-Saint-André de 55%, celle de Crémieu de 50% contre seulement 11% pour Voiron . La croissance démographique semble plus forte dans les villages : on relève un triplement de la population du village de Brangues , près de Morestel entre 1754 et 1790, quant à celle de Faverges – qui comprend également Corbelin et Veyrins avant leur séparation intervenue en 1790 – elle fait plus que doubler, comme celle de Vignieu, un petit village proche de Faverges. La croissance la plus forte se retrouve dans les villages des Terres Froides, autour de Morestel, La Tour-du-Pin ou Bourgoin. Jusqu’au début du siècle suivant, cette explosion démographique repose sur une très forte natalité, avec un taux de natalité régulièrement supérieur à 40‰ et un solde naturel supérieur à celui de la moyenne nationale 942 .
Depuis la fin du XVIIe siècle, le Dauphiné connaît une forte croissance démographique qui se poursuit après la chute de l’Ancien Régime. En un siècle, jusqu’en 1789, sa population passe de cinq cent cinquante à sept cent soixante-dix mille habitants. Quant au Bas-Dauphiné, entre 1750 et 1850, il voit tout simplement sa population doublée. Dans la première moitié du XIXesiècle, l’Isère appartient à la France des fortes densités de population, tout au moins le Bas-Dauphiné. Dans le Sud-est du pays, en 1836, la densité moyenne s’établit à 90 hab./km2. Entre 1821, date du premier recensement en Isère, et 1851, le département connaît une croissance démographique d’environ 20%, atteignant son maximum de population avec environ six cent mille habitants. Toujours au niveau départemental, la densité de population passe de 61 hab./km2 à 73 dans le même laps de temps. En 1846, les campagnes du Bas-Dauphiné commencent à peine à se vider de leur trop-plein de population car l’arrondissement de La Tour-du-Pin affiche encore une densité d’environ 100 hab./km2, contre 90 pour celui de Saint-Marcellin et autour de 80 pour Vienne, alors que la moyenne nationale s’établit en 1836 à 73 943 . Comme il se doit, les densités les plus fortes se retrouvent dans les plaines, mais avec de fortes disparités. Parfois, les densités de population affichent des niveaux particulièrement élevés, surtout dans les cantons les plus isolés et les plus proches de la Savoie. Les densités les plus élevées se rencontrent souvent, mais pas systématiquement, dans les cantons les plus peuplés, là où la charge humaine est la plus forte, comme dans les cantons de Pont-de-Beauvoisin , Rives , La Tour-du-Pin, Bourgoin 944 . Mais les densités de populations n’atteignent pas les niveaux relevés dans le terroir cominois, plus de 170 hab./km2, selon Didier Terrier et Philippe Toutain 945 . L’extrême pauvreté de la population du Bas-Dauphiné et la médiocrité de l’agriculture rendent, cependant, la pression démographique insupportable.
Au contraire, l’arrondissement montagnard de Grenoble a une densité deux fois moindre de celle de La Tour-du-Pin . Mais, là encore, il s’agit d’une moyenne au niveau de l’arrondissement, car la plaine de la Bièvre ou le plateau de Chambaran font figure de désert 946 . D’ailleurs, ces deux dernières contrées sont les moins touchées par la ruralisation de la Fabrique lyonnaise. Cependant, à partir de 1846, quelques cantons du Bas-Dauphiné entament un déclin démographique, victimes de la crise de 1846 avec la conjonction d’une émigration plus intense et d’une dénatalité 947 .
Cantons | Croissance de la population entre 1790 et 1820 (en %) |
Croissance de la population entre 1820 et 1851 (en %) |
Population en 1851 (en nombre d’habitants) |
Densité de population en 1851 (en hab./km2) |
Densité de population en 1851 dans les campagnes (en hab./km2) |
Rives | 25,6 | 11,8 | 16.379 | 161,2 | 159,6 |
Pont-de-Beauvoisin | 27,0 | 20,8 | 19.113 | 158,3 | 141,1 |
La Tour-du-Pin | 26,6 | 19,6 | 19.767 | 125,8 | 112,9 |
Grand-Lemps | 8,7 | 6,8 | 14.514 | 104,3 | 104,3 |
Bourgoin | 13,0 | 19,9 | 20.897 | 129,8 | 95,1 |
Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs | 48,6 | 6,9 | 12.435 | 91,1 | 91,1 |
Virieu | 30,5 | 2,3 | 10.327 | 90,9 | 90,9 |
Voiron | 16,7 | 17,5 | 18.846 | 142,5 | 90,5 |
La Verpillière | 43,5 | 22,8 | 13.454 | 90,3 | 90,3 |
Morestel | 16,3 | 29,2 | 21.787 | 88,2 | 88,2 |
Saint-Geoire | 36,9 | 6,8 | 12.505 | 101,5 | 76,6 |
Saint-Marcellin | 25,7 | 18,7 | 18.573 | 86,1 | 72,7 |
La Côte-Saint-André | 11,9 | 14,4 | 14.552 | 82,8 | 68,5 |
Saint-Jean-de-Bournay | 14,1 | 15,7 | 15.288 | 73,7 | 66,4 |
Crémieu | 22,0 | 28,3 | 19.946 | 69,8 | 63,1 |
Tullins | 8,6 | 10,9 | 11.384 | 82,6 | 62,0 |
Vinay | 22,1 | 11,4 | 10.160 | 76,5 | 57,6 |
Roybon | 23,8 | 4,8 | 9.960 | 55,0 | 55,0 |
Pont-en-Royans | 9,4 | 18,5 | 8.307 | 47,7 | 47,7 |
Dans certains cantons, la charge humaine est donc trop forte, par rapport à la ressource disponible. Il est probable que cette forte croissance de la population à partir du XVIIIe siècle trouve son origine dans l’essor de la nébuleuse toilière. Les cantons les plus peuplés au siècle suivant (Morestel , Pont-de-Beauvoisin , Voiron , Bourgoin , La Tour-du-Pin ) sont justement ceux qui ont connu l’essor de l’industrie rurale. Les revenus supplémentaires issus du travail des toiles ont sécurisé la situation économique des paysans du Bas-Dauphiné et encouragé la fécondité 948 .
En l’absence de terres, nombreux sont ceux qui se tournent vers l’artisanat et qui se font tisserands, tailleurs d’habits… pour survivre. D’autres deviennent journaliers sur de grands domaines aristocratiques ou louent quelques parcelles, mais ces dernières solutions ne permettent pas de fournir des réponses correctes à la pression démographique. Au sein même des familles de paysans, des choix stratégiques s’opèrent : à l’aîné la terre, aux cadets l’artisanat, afin de maintenir le patrimoine et la viabilité de son exploitation. Comme le note Alain Belmont, les artisans les plus nombreux se retrouvent dans les communes où les densités de population sont les plus fortes. Mais, en retour, l’artisanat entretient, voire accroît, encore la surpopulation par la simple amélioration des conditions de vie qui existent dans les boutiques 949 .
DUMOLARD (P.), 1983, vol. 1, pp. 53-60 et 67. Cet auteur réévalue les données fournies par Pierre Méjean à partir des enquêtes menées par Vauban (1698) puis par les différents intendants de la province de Dauphiné au XVIIIe siècle. Méjean constatait un déclin démographique jusqu’en 1755 en Bas-Dauphiné grâce à ces sources. BONNIN (B.), FAVIER (R.), MEYNIAC (J.-P.), TODESCO (B.), 1983
Au niveau cantonal, on retrouve des niveaux comparables à ceux relevés dans le Cambrésis et le Saint-Quentinois, avec les mêmes écarts. Voir TERRIER (D.), 1996, p. 94.
CALLON (G.), 1931, DUMOLARD (P.), 1983, p. 65, 68, AGULHON (M.), DESERT (G.) et SPECKLIN (R.), 1992, p. 52 et SCEAU (R.), 1995, pp. 162-163. Jonas avance même le nombre de 200 hab./km2 pour le canton de Morestel , dans JONAS (R. A.), 1994, p. 11.
TERRIER (D.) et TOUTAIN (P.), 1979.
BRUNET (V.), 1857, p. 23, et JOUANNY (J.), 1931, p. 17. On n’est pas loin dans certains cantons des fortes densités enregistrées par exemple en Lombardie au milieu du XIXe siècle avec 132 hab./km2, ou de l’arrondissement de Côme où les densités de population sont supérieures à 175 hab./km2, d’après DEWERPE (A.), 1985, pp. 195-196.
VIGIER (P.), 1963a, vol. 2, pp. 139-142 : les cantons qui déclinent dès 1846 sont ceux de Tullins , Vinay , du Grand-Lemps , de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs , de Virieu, de Saint-Geoire , de Saint-Jean-de-Bournay et d’Heyrieux, c’est-à-dire des cantons peu concernés par la ruralisation de la Fabrique lyonnaise.
Voir les analyses de KRIEDTE (P.), MECICK (H.) et SCHLUMBOHM (J.), 1977.
BELMONT (A.), 1998, vol. 1, pp. 70-76 et 83-85.