Différents facteurs interviennent pour comprendre les mouvements migratoires qui traversent le Bas-Dauphiné au XIXe siècle, qu’ils s’agissent de variables démographiques (existence de membres surnuméraires dans les ménages, seuil de subsistance), environnementales (pauvreté, fermeture du marché foncier et surpopulation), auxquelles il faut ajouter d’autres types de déterminants. À l’intérieur du ménage ou de la fratrie, il peut y avoir une répartition des tâches, les uns restent, les autres, pour assurer la survie de la famille, doivent partir tout en maintenant des relations interpersonnelles fortes avec les membres restés au pays 950 . En quittant leurs campagnes natales, les migrants partaient dans l’espoir de trouver des conditions meilleures dans la grande ville voisine. À ce sujet, il convient de souligner un argument mis en avant par David Higgs pour expliquer l’exode rural. Dans la première moitié du XIXe siècle, le sort des journaliers agricoles dépourvus de terres, dont regorge d’ailleurs l’arrondissement de La Tour-du-Pin , ne cesse de se détériorer : les propriétaires nobles ont cherché à recouvrer leur position de fortune sous la Restauration en s’assurant les services d’une main d’œuvre agricole bon marché, largement exploitée, sur leurs domaines. Rapidement, ils ont vu dans la migration un moyen d’échapper à cette nouvelle servitude 951 .
La mobilité des hommes s’accroît fortement dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec des flux humains plus nombreux. Il existe au début du siècle des migrations purement saisonnières liées le plus souvent à l’activité agricole. Vers 1811, ce sont environ deux mille individus, aux deux tiers des hommes, qui quittent momentanément l’arrondissement de La Tour-du-Pin pour se rendre dans celui de Vienne, là où les plaines agricoles abondent et produisent de belles récoltes. Quelques uns, sans doute originaires du canton de Crémieu, préfèrent migrer vers les plaines de l’Ain. La plupart de ces migrants temporaires proviennent des cantons du Grand-Lemps , de Virieu et de Saint-Geoire . Leur absence dure au mieux un mois, de la mi-juin à la mi-juillet afin de participer, à leur retour, aux récoltes chez eux. Pour le travail effectué, ils reçoivent en guise de paiement, chacun, deux quintaux de blé, de quoi nourrir pendant quelque temps leur famille 952 .
Un mécanisme autorégulateur, internalisé par les migrants, intervient pour expulser le trop-plein d’individus afin d’éviter le retour des anciennes crises de subsistance, telles que la population les avaient déjà connues sous l’Ancien Régime. Comme l’a montré Maurice Garden, la population lyonnaise se forme aux XVIIIe et XIXe siècles par des apports venant des départements limitrophes, dont l’Isère. Le renouvellement de la population lyonnaise par apports extérieurs se poursuit pendant tout le XIXe siècle 953 . Les migrations internes ne s’arrêtent pas à Lyon. Elles se poursuivent parfois avec un retour au pays. Dès l’Ancien Régime, une frange non négligeable de sa population dépasse le simple stade d’une micro mobilité 954 . En 1851, plus de 71% des ouvriers lyonnais ne sont pas natifs de la ville. Il est vrai que Lyon attire des migrants de toute la France du Sud-est. Les Isérois représentent alors un cinquième des ouvriers immigrés à Lyon. Les Bas-Dauphinois se dirigent également à Vienne, dans la vallée du Rhône où ils représentent près des deux tiers des ouvriers mariés à la même époque 955 .
Yves Lequin avait déjà souligné le fait que « la Fabrique tire donc l’essentiel de sa main d’œuvre extérieure des régions qui sont elles-mêmes occupées au tissage de la soierie » 956 . Ainsi, à la Croix-Rousse, près de 40% des ouvriers en soie, selon leurs contrats de mariage, ont un père agriculteur et sont par conséquent originaires de l’extérieur, contre 30% qui ont un père travaillant déjà pour la Fabrique sous la Restauration 957 . À La Croix-Rousse, sous la Restauration, seuls 41% des ouvriers en soie sont natifs du département du Rhône, contre 7,7% qui proviennent de l’Isère. Un peu plus de 10% de leurs épouses sont elles aussi originaires de l’Isère, notamment des deux arrondissements les plus proches de Lyon, à savoir celui de Vienne et surtout celui de la Tour-du-Pin . Si l’on examine la répartition des migrants par canton, on constate que ces ouvriers en soie, Isérois par la naissance, se recrutent logiquement dans les cantons limitrophes du Rhône (Vienne, Saint-Symphorien d’Ozon, Meyzieu soit 21% des migrants originaires de l’Isère) d’une part, mais aussi et surtout dans le futur Bas-Dauphiné soyeux (cantons de Bourgoin , Morestel , Pont-de-Beauvoisin , Virieu, La Tour-du-Pin, Voiron et Le Grand-Lemps , soit 43%), plus éloigné géographiquement, à proximité de la Savoie, d’autre part. Pour leurs futures épouses, la domination de ce dernier groupe géographique est encore plus forte.
Ces flux migratoires s’accentuent au milieu du siècle en Bas-Dauphiné puisqu’en 1851, seulement un tiers des ouvriers en soie de La Croix-Rousse est né dans le département du Rhône, contre 22% en Isère, devenu le principal département pourvoyeur en bras après le Rhône 958 . Mais cette population prend l’habitude de la mobilité : après avoir parcouru plusieurs dizaines de kilomètres pour venir à Lyon, les nouveaux ouvriers en soie conservent cette mobilité à l’intérieur et à l’extérieur de la ville et pendant toute leur vie. Ainsi, dans la rue Imbert-Colomès, sur les pentes de La Croix-Rousse, il est exceptionnel de retrouver les mêmes individus dans deux recensements successifs 959 . Parmi les fondateurs de fabriques de soie du Bas-Dauphiné, surtout pour les plus modestes, nombreux sont ceux, natifs du Bas-Dauphiné, à avoir débuté ou travaillé à Lyon dans le monde de la Fabrique, comme tisseur, commis négociant ou chef d’atelier. Ils ont effectué alors leur « apprentissage ». Ce séjour plus ou moins prolongé leur permet non seulement d’apprendre leur métier, mais aussi de pénétrer dans les milieux de la Fabrique, d’y nouer des connaissances utiles pour l’avenir. Ce passage quasi-obligatoire correspond à un moment précis de leur carrière et de leur vie : la fondation d’une famille. Ils se marient pendant leur passage à Lyon et leurs premiers enfants naissent entre Saône et Rhône. Cette étape lyonnaise s’insère donc dans la première phase de leur carrière, avant d’avoir quarante ans. Les sommes amassées à Lyon par le labeur des ouvriers en soie dauphinois sont souvent distribuées dans les campagnes environnantes, en particulier sous la forme de prêts de quelques centaines, voire de milliers de francs 960 .
C’est ce que révèlent les registres matricules 961 en Bas-Dauphiné, si l’on compare les lieux de naissance et de résidence à vingt ans, en 1835, puis une génération plus tard en 1867 962 . En 1835, trente et un jeunes hommes (soit 11,8%) ont changé d’adresse à l’âge de vingt ans. Certes, cela révèle à la fois leur propre mobilité, mais aussi celle de leurs parents. Dans deux tiers des cas, cette mobilité ne dépasse pas les trente kilomètres ; d’ailleurs, seulement quatre d’entre eux (à peine 0,1%) quittent la contrée pour se rendre à Lyon, à la recherche d’un avenir professionnel dans la Fabrique pour trois d’entre eux, le quatrième devenant tailleur. En tout, cinq seulement quittent le département, tandis que cinq des jeunes recensés ne sont pas natifs de l’Isère 963 . En retour, l’arrondissement de La Tour-du-Pin , le plus pauvre de l’Isère, n’attire que deux cent cinquante émigrants, venant de la Loire, du Massif Central et des Alpes durant les saisons d’automne et d’hiver. Une centaine de maîtres d’école en profitent aussi, à la même époque, pour quitter les Hautes-Alpes, et parcourir l’arrondissement afin d’instruire les enfants des campagnes 964 .
Une génération plus tard, en 1867, alors que le travail à domicile connaît un essor sans précédent depuis une quinzaine d’années, 47% des jeunes hommes recensés à l’âge de vingt ans, ont changé d’adresse depuis leur naissance : 14% ont déjà quitté l’Isère, majoritairement pour se rendre à Lyon (vingt-sept cas sur quarante et un hommes partis). Mais l’industrie textile lyonnaise ne motive plus leur départ de la campagne, puisque seulement deux d’entre eux tissent la soie. On retrouve plutôt ces migrants dans des emplois subalternes, comme garçons de peine, commis ou dans des métiers de bouche (boulangerie essentiellement 965 , charcuterie) : dans un cas comme dans l’autre, ces tâches leur rappellent des activités présentes dans leurs campagnes de départ : tissage à domicile, récolte et stockage du blé, cuisson du pain dans le four communal, élevage et abattage des bestiaux… En l’espace d’une trentaine d’années, leur horizon migratoire s’est singulièrement élargi : Paris, Montélimar, Briançon, Genève et même Port-Saïd en Egypte. Huit seulement se rendent dans la capitale départementale, illustrant ainsi le passage du Bas-Dauphiné dans l’aire d’influence de la métropole lyonnaise. Ces nouveaux Grenoblois d’adoption, comme leurs congénères lyonnais, se tournent vers la boulangerie pour assurer leur existence professionnelle. En retour, le Bas-Dauphiné attire également des Lyonnais de naissance (treize), devenu soit cultivateurs, soit domestiques ou tisseur dans un cas. Sans doute s’agit-il d’individus dans les parents sont eux-mêmes originaires du Bas-Dauphiné. Sur l’ensemble des individus ayant changé d’adresse (cent trente-cinq), la moitié n’a pas parcouru une distance supérieure à trente kilomètres 966 .
L’existence de flux migratoires séculaires en direction de Lyon favorise, peut-être, l’insertion des nouveaux arrivants dans la cité, avec leur accueil chez un parent ou un ami ayant migré quelques années auparavant offrant ainsi l’hospitalité. À défaut, ils ont toujours la possibilité de se loger pendant quelques mois dans un des nombreux garnis qui jalonnent les rues lyonnaises, notamment dans le quartier de l’Hôtel-Dieu. Ils trouvent néanmoins une autre alternative avec l’offre de logements proposée par les chefs d’atelier. À moins qu’ils ne figurent parmi les nombreux vagabonds que compte la ville, puisque l’Isère est après le département du Rhône (Lyon comprise) le principal département pourvoyeur en vagabonds 967 .
Loin d’être inorganisées, ces migrations intra régionales s’opèrent, selon toute vraisemblance, dans le cadre d’une filière ou d’une chaîne migratoire qui assure un point de chute au migrant lors de son arrivée à Lyon. Celle-ci lui permet de s’installer à moindre frais et de s’insérer alors dans des réseaux professionnels 968 . L’essor des activités proto-industrielles et industrielles en milieu rural ne freine nullement la mobilité spatiale, bien au contraire. Les fabricants de soieries installent donc les métiers à tisser dans les cantons particulièrement touchés par les flux migratoires en direction de Lyon : pour placer leurs métiers dans les foyers isérois, ils s’appuient probablement sur des ouvriers originaires de ces cantons qui en profitent pour retourner au pays (voir le chapitre 6). Ils utilisent les réseaux locaux de leurs ouvriers et de leurs chefs d’atelier, car pour disperser des métiers loin de Lyon, les fabricants doivent disposer d’un intermédiaire de confiance dans les campagnes. Dans de telles conditions, on comprend mieux l’attrait du Bas-Dauphiné.
BOURDIEU (J.), POSTEL-VINAY (G.), ROSENTAL (P.-A.) et SUWA-EISENMANN (A.), 2000.
HIGGS (D.), 1990, pp. 112-113.
ADI, 138M1, Questionnaire du sous-préfet de La Tour-du-Pin au Préfet de l’Isère sur l’émigration annuelle des habitants en 1811. Contrairement aux pratiques en vigueur sous l’Ancien Régime ou dans le Haut-Dauphiné, l’endettement paysan repose de moins en moins sur les réseaux de la parenté ou sur des liens interpersonnels, mais davantage sur les notaires et les banques. Voir pour le Haut-Dauphiné, FONTAINE (L.), 2003, notamment le chapitre 3, pp. 61-81. Cette transformation dans le prêt d’argent explique les demandes de remboursements qui se font jour sous la Monarchie de Juillet : les débiteurs ne peuvent plus compter sur la solidarité villageoise et familiale comme par le passé pour renégocier leurs dettes.
GARDEN (M.), 1970, CHATELAIN (A.), 1976, pp. 589, 594-598 et SCEAU (R.), 1995, p. 165.
Au contraire, POUSSOU (J.-P.), 2002, défend l’idée d’une mobilité réduite des populations.
LEQUIN (Y.), 1977, vol. 1, pp. 208-211 et 220.
LEQUIN (Y.), 1977, vol. 1, pp. 228-229.
FEROLDI (V.), 1974, vol. 1, p. 53.
LEQUIN (Y.), 1977, vol. 1, p. 212, FEROLDI (V.), 1974, vol. 2, annexes XII, XIII, XVI, XVIII et XX, CHATELAIN (A.), pp. 594-595, CAYEZ (P.), 1978, p. 153 et DUMOLARD (P.), 1983, pp. 69-78, voir notamment les cartes p. 73.
BRUNEAU (S.), p. 79 : ainsi en 1856, quatre cent trente-quatre des cinq cent soixante-dix-sept personnes recensées cinq ans auparavant ont déménagé. De même, en 1861, sur les six cent trente nouveaux habitants comptabilisés en 1856, seulement cent trente-six demeurent encore dans cette rue en 1861.
C’est ce que montre le sondage effectué dans les études notariales de Bourgoin pendant les années 1840. Les propriétaires du Bas-Dauphiné empruntent de l’argent aux ouvriers en soie lyonnais.
Voir FARCY (J.-C.) et FAURE (A.), 2003, pp. 14-22. Cette étude s’appuie sur les registres matricules, mais après la réforme de 1872 qui institue un service obligatoire.
Nous avons relevé les informations sur les cantons suivants : Bourgoin , Le Grand-Lemps , La Tour-du-Pin , La Verpillière, Pont-de-Beauvoisin et Saint-Geoire , soit deux cent soixante et un jeunes hommes en 1835, et deux cent quatre-vingt-sept en 1867.
ADI, R, Registre matricule, année 1835.
ADI, 138M1, Questionnaire du sous-préfet de La Tour-du-Pin au Préfet de l’Isère sur l’émigration annuelle des habitants en 1811.
ANGLERAUD (B.), 1998, pp. 58-59.
ADI, R, Registre matricule, année 1867.
NUGUES-BOURCHAT (A.), 2004, pp. 374-376 et 520-522
BOURDIEU (J.), POSTEL-VINAY (G.), ROSENTAL (P.-A.) et SUWA-EISENMANN (A.), 2000, pp. 749-789.