Seigneurie et communauté.

Il semble que les pressions seigneuriales sont les plus fortes en Bas-Dauphiné, en particulier autour de La Tour-du-Pin , plutôt que dans le reste de la province. La seigneurie forme encore, avec la paroisse, le cadre institutionnel d’existence des masses rurales du Bas-Dauphiné, que ce soit par la présence physique du château dans le paysage, l’existence de tribunaux seigneuriaux particulièrement actifs ici, le paiement des droits seigneuriaux, par la propriété de la terre, par le clientélisme seigneurial 1049

À la fin de l’Ancien Régime, les masses paysannes sont assujetties à de nombreuses servitudes envers leurs seigneurs, telles que les banalités et autres droits universels, les redevances emphytéotiques, les corvées, les droits de mainmorte... Pour cette province à la culture ingrate, le paiement en nature des redevances seigneuriales, surtout en temps de disette et de mauvaises récoltes, fragilise davantage encore l’équilibre précaire des foyers paysans. De ce point de vue, la forte croissance démographique connue par la province pendant tout le XVIIIe siècle, ne peut qu’accroître le nombre de paysans sans terre et les tensions sur le marché foncier, alors que les nobles tentent d’accaparer de nouvelles terres. De ce point de vue, les terriers qui contiennent l’ensemble des redevances dues aux seigneurs, deviennent la cible des émeutiers de 1789, voulant ainsi mettre à bas l’ordre féodal honni 1050 . D’ailleurs, à cette époque, les droits seigneuriaux qui pèsent sur les paysans dauphinois excèdent de loin le poids de la fiscalité royale. Dans le Gâtinais, le prélèvement opéré par les seigneurs représente environ 4% de la récolte du paysan contre plus de 10% en Auvergne, voire 20% près d’Aurillac. Au milieu du XVIIIe siècle, le paiement des droits seigneuriaux en Dauphiné est estimé entre 6 et 20% des récoltes selon les communautés. À ces charges, s’ajoute également la dîme ecclésiastique 1051 . Feudistes et commissaires seigneuriaux personnifient cette réaction seigneuriale. La rénovation des terriers s’accélère dans la seconde moitié du siècle 1052 .

En Bas-Dauphiné, la réaction seigneuriale qui caractérise le règne de Louis XVI, touche durement les masses paysannes 1053 . Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le roi et ses agents cherchent à augmenter les revenus en provenance du Domaine royal. À cette fin, ils sollicitent de nouveaux seigneurs engagistes pour exploiter des terres domaniales en Bas-Dauphiné et pour verser des redevances toujours plus élevées, ces dernières retombant en fin de compte sur les paysans. En effet, pour se rembourser, le seigneur engagiste se retourne contre les paysans, en tentant par exemple de restreindre leurs droits d’usage et leurs empiètements. Ainsi, en 1739, la terre de Bourgoin et le marquisat de Maubec , voisins, sont cédés à la famille Planelli de Lavalette. Mais, à partir des années 1760, les procès se multiplient entre ces seigneurs engagistes et la communauté de Bourgoin à propos des droits personnels et des redevances seigneuriales 1054 . L’un des plus importants seigneurs engagistes des Terres Froides se trouve être une femme, Gabrielle de Musy , comtesse de Vallin . Veuve depuis 1765, elle affirme son autorité sur les campagnes de La Tour-du-Pin , quadrillées par un ensemble de châteaux et de maisons fortes qui symbolisent son pouvoir. Outre sa maison de La Tour-du-Pin, elle possède les châteaux de Romanèche, à Rochetoirin, ceux de la Molette et de Vallin, à Sainte-Blandine , la maison forte de Beptenoud, à Villemoirieu… qui sont les premiers édifices pillés pendant l’été 1789, tant Gabrielle de Musy est haïe par les incessantes pressions et tracasseries qu’elle exerce. Elle est alors le seigneur engagiste de huit des douze communautés qui composent le mandement de La Tour-du-Pin 1055 . Depuis 1774, le marquis de Murinais soutient des procès contre les communautés de Sainte-Blandine et de Montagnieu pour obtenir l’application de ses droits. Dans la région de Crémieu, les communautés villageoises s’opposent au comte de Dizimieu, le seigneur engagiste de Crémieu 1056 . Partout, les seigneurs tentent d’accaparer les terres vaines, les marais et les communaux, faisant valoir, comme le comte de Vallin à Demptézieu (Saint-Savin ), le tiercement ou le triage en 1773.

Dans le Bas-Dauphiné, soutenue par le Parlement de Grenoble, la noblesse se montre, en effet, favorable au partage des communaux, comme d’ailleurs les petits paysans qui espèrent eux aussi en profiter. Mais, craignant un soulèvement populaire, l’Intendant de la province, Pajot de Marcheval, et les parlementaires renoncent au partage 1057 . À la veille de la Révolution, les communautés villageoises du Dauphiné ont en instance plus de deux mille procès de la sorte contre le paiement des droits seigneuriaux ou de la dîme, parfois depuis plusieurs décennies en raison des résistances des seigneurs concernés et de la collusion des Parlementaires, eux-mêmes seigneurs 1058 . Or ces grands seigneurs engagistes sont également souvent titulaires de charges parlementaires dont la valeur ne cesse de décroître dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, parfois réduite de plus de moitié 1059 . Pierre-Antoine Pascalis de Longpra, conseiller au Parlement de Dauphiné, passe ainsi toute sa vie couvert de dettes. En 1764, son actif net ressort à seulement 94.250 livres une fois soustraites les 111.750 livres de dettes. En 1780, ces dernières dépassent les 131.000 livres, laissant un actif net de 89.000 livres environ 1060 .

Mais, la réaction seigneuriale perceptible dans les dernières années de l’Ancien Régime n’a pas la même vigueur dans toutes les contrées du Bas-Dauphiné. Ainsi, à Saint-Hilaire-de-la-Côte , près de La Côte-Saint-André, les nobles locaux n’exercent plus la même emprise sur la communauté qu’un siècle auparavant 1061 . En revanche, la réaction féodale s’affirme davantage dans les Terres Froides, autour de La Tour-du-Pin . À Montferrat, à la veille de la Révolution, le plus gros propriétaire reste Joseph-Marie de Barral , président du Parlement, qui possède un tiers de la superficie du village, sans compter ses droits sur le lac de Paladru. Le notaire local, Bouffier, promu châtelain par Barral, surveille la population, préside l’assemblée des habitants et assure la rentrée des revenus en son nom, alors que Barral réside une grande partie de l’année à Grenoble, près du Parlement. Bouffier est d’ailleurs la principale victime de la Grande Peur puisque les habitants de Montferrat pillent sa demeure et l’obligent à fuir. Même un noble libéral comme Barral n’hésite pas à faire appliquer rigoureusement la justice seigneuriale et à réclamer ses revenus avec force. En 1784, les paysans les plus pauvres de Montferrat peuvent jouir des seize hectares de biens communaux laissés à leur disposition, c’est peu, à peine 1% de la superficie de la commune. Finalement, en 1794, il vend pour près de 490.000 livres ses terres de Montferrat 1062 .

Les familles parlementaires sont alors parmi les propriétaires fonciers les plus importants du Bas-Dauphiné 1063 . Le Président Pierre-Marie de Vaulx possède à lui seul sept cent soixante-dix hectares dans sa seigneurie de Vaulx, entre Bourgoin et La Verpillière, tandis que son confrère Sayve d’Ornacieux domine la plaine de Bièvre. Près de Saint-Marcellin , à Poliénas, Jean-Baptiste de Baronnat règne sur un ensemble de quatre cent quatre-vingt-quatre hectares, contre « à peine » trois cent quarante-deux hectares pour le comte de Vourey, Bovier de Saint-Julien 1064 . Le conseiller de Vachon possède près du quart de la commune de Réaumont, soit cent quatre hectares 1065 .

La justice seigneuriale y est encore toujours en usage. Pour l’ensemble du Dauphiné, on dénombre encore plus de quatre cents judicatures seigneuriales. Cette justice locale a pour mission de régler les contestations mineures et les petites affaires quotidiennes des villageois. Les seigneurs du cru affirment également leur autorité sur la chasse, la pêche, les forêts… autant d’éléments susceptibles d’améliorer le quotidien et le confort matériel de la communauté villageoise et qu’ils contrôlent jalousement. Souvent, le châtelain, nommé par le seigneur, préside l’assemblée des habitants et se charge de l’exécution des sentences rendues par le tribunal seigneurial. La justice seigneuriale est particulièrement vivace en Bas-Dauphiné, où les magistrats du Parlement, détenteurs de seigneuries, y font rendre régulièrement leur justice 1066 . Les mêmes parlementaires grenoblois ont un pouvoir de justice très étendu en matière d’ordre public, de police et sont mêmes détenteurs d’un pouvoir militaire en l’absence du gouverneur ou du lieutenant général, cas alors unique en France 1067 . Ce dénuement est largement partagé par le clergé rural, que la portion congrue et le casuel ne suffisent plus à entretenir, malgré de fréquentes revendications auprès des autorités religieuses et du Parlement de Grenoble 1068 .

Devant tant de pressions, il n’est pas rare d’assister à des soulèvements et autres jacqueries dans les campagnes du Bas-Dauphiné dans les années 1780. En février 1783, alors que sévit une crise de subsistance, les habitants de Tullins , furieux, tentent d’empêcher l’embarquement du blé noir sur l’Isère. À l’automne 1784, les paysans de plusieurs communautés, comme Doissin, Sainte-Blandine , Torchefelon ou Montagnieu, dépendant des familles de Virieu et de Murinais, s’arment de fourches contre les huissiers venus réclamer et saisir des biens après le non-paiement de droits féodaux, exigeant l’envoi de troupes pour rétablir le calme. Au printemps 1789, alors que les Etats Généraux se préparent, de nouveaux soulèvements surgissent en Bas-Dauphiné contre l’ordre seigneurial, à Chevrières, à Virieu, à Paladru, au Passage… contre le paiement des divers droits seigneuriaux, pendant la rédaction des cahiers de remplacement et des cahiers de communautés, alors que sévit une nouvelle crise de subsistance. En Bas-Dauphiné, comme dans l’ensemble de la province, les députés réunis à Romans depuis 1788, imposent leurs vues, rédigent le seul cahier de doléances officiel du Dauphiné et choisissent dans leurs rangs les députés chargés de les représenter à Versailles aux Etats Généraux pour exiger une constitution, mais il n’y est nullement question des droits féodaux et des privilèges. Une dizaine de communautés du Bas-Dauphiné, dont Virieu, Blandin, Le Passage, Paladru… rédigent alors des cahiers de communautés. Le Président de Vaulx, l’un des nobles les plus riches du Bas-Dauphiné, informe Necker que plusieurs communautés se sont lancées dans une fronde fiscale contre le paiement des rentes féodales, tandis que son collègue, le Président d’Ornacieux, autre puissant seigneur des Terres Froides a vent de rumeurs alarmantes à propos des terriers et des titres seigneuriaux que des paysans menacent de brûler 1069 .

Notes
1049.

Parmi les droits universels on retrouve le droit de langues (sur les animaux tués), de leyde (dans les foires et les marchés)… voir CONARD (P.), 1904, pp. 10-15 et BONNIN (B.), « Les deux derniers siècles de la monarchie absolue (1634-1790) : les hommes et leur vie matérielle », in BLIGNY (B.), 1973, p. 252, BONNIN (B.), 1988.

1050.

Sur les terriers, voir SOBOUL (A.), 1976, pp. 25-47 et BRUNEL (G.), GUYOTJEANNIN (O.) et MORICEAU (J.-M.), 2002.

1051.

SOBOUL (A.), 1976, pp. 106-108, BONNIN (B.), 2005, NICOLAS (J.), 1984 et NICOLAS (J.), 1989, p. 19.

1052.

SOBOUL (A.), 1976, pp. 135 et sq.

1053.

EGRET (J.), 1956, vol. 2, p. 62-63, LEON (P.), BONNIN (B.), DURAND (G.), et SABATIER (G), 1971, vol. 1, pp. 147-168.

1054.

Ainsi, pour la seule élection de Vienne, 40% des communautés relèvent du Domaine royal. Sur la communauté de Bourgoin , voir FEUGA (P.), 1991, pp. 16 et 37, et FROGER (J.), 1989.

1055.

RIOLLET (M.), 1920 et Histoire des communes, 1987, p. 10 et sq.

1056.

RIOLLET (M.), 1912, pp. 6-7.

1057.

VIVIER (N.), 1998, pp. 45, 63, 73.

1058.

EGRET (J.), 1942, pp. 51-54. Parmi les parlementaires grenoblois certains sont à la fin du XVIIIe siècle de grands seigneurs en Bas-Dauphiné : Pierre-Marie de Vaulx, Victor Murat de Lestang, Joseph-Gabriel de Pourroy de Quinsonnas , Joseph-Marie de Barral de Montferrat, Ennemond -Jean-Baptiste-Laurent de Chaléon, Laurent-César de Chaléon, François de Gallien de Châbons , Louis-Jean-François de Corbet de Meyrieu, César d’Agoult, Pierre-Antoine de Longpra, Gaspard-Claude Berger de Moydieu, François de Ferrier de Montal, François-Joseph de Meffray de Césarges, Gabriel-Jean-Claude de Bovier de Vourey.

1059.

EGRET (J.), 1942, pp. 31-37 et CHAGNY (R.), 2001. En 1764, la charge de conseiller de Pierre-Antoine Pascalis de Longpra est évaluée à 25.000 livres contre 20.000 livres en 1780.

1060.

SOULINGEAS (Y.), 2001.

1061.

CHORIER (B.), 1966, p. 299.

1062.

BELMONT (A.) et BIGAND-ESPAREL (P.), 1988.

1063.

COULOMB (C.), 2006, pp. 168 et sq.

1064.

CHAGNY (R.), 2001.

1065.

COULOMB (C.), 2006, p. 172.

1066.

NICOLAS (J.), 1989, p. 16 et BONNIN (B.), 1978.

1067.

COULOMB (C.), 2006, pp. 18-19.

1068.

BERNARD (M.), 1956, pp. 327-347.

1069.

LETONNELIER (G.), 1935, EGRET (J.), 1942, pp. 69-71, 348-349, NICOLAS (J.), 1989, pp. 42-43, 65, SOBOUL (A.), 1976, p. 197, ADO (A.), 1996, pp. 102-105 et 109-110 et LEFEBVRE (G.), 1932, p. 50, SOBOUL (A.), 1976, p. 136. Dix-sept communautés (dont dix du Bas-Dauphiné) sur les 988 que compte la province de Dauphiné, rédigent en avril 1789 des cahiers de communautés destinés à la commission intermédiaire chargée de poursuivre les travaux des Etats de Romans.