Soumission et émancipation : la Grande Peur.

Comme l’a montré Pierre Conard, le Bas-Dauphiné est l’une des contrées du royaume de France les plus touchées par la Grande Peur de l’été 1789. Au cours de l’été 1789, les campagnes dauphinoises, comme tant de campagnes françaises, sont traversées par un violent souffle de révolte. Les « fureurs paysannes » ne parcourent pas l’ensemble de la province, mais sont circonscrites à sa partie nord-ouest, le Viennois, dénommé aussi le Bas-Dauphiné.

Dès la fin du mois de juillet 1789, les rumeurs les plus folles parcourent les campagnes du Bas-Dauphiné, au sujet de pillards venant de Franche-Comté et du Bugey et de troupes envoyées par le roi de Sardaigne voisin. Les tocsins sonnent, des milices se forment, des feux s’allument, surtout dans les villages proches des frontières, comme Aoste, Chimilin , Brangues , Les Abrets … Partout, on se prépare fiévreusement à subir des attaques. Quelques uns évoquent déjà l’incendie et le pillage du bourg de Voiron . En quelques heures seulement, le Bas-Dauphiné est en état de siège, tandis que les rumeurs s’amplifient et se propagent rapidement. La simple vue de cavaliers, porteurs de messages, jette l’effroi parmi une population de plus en plus inquiète. Les notables de la contrée – châtelains, notaires, curés… - organisent la défense et rassurent leurs gens. Les paysans se rassemblent dans les principaux bourgs, près à soutenir un siège contre d’éventuels brigands. Cependant, rapidement, la rumeur se transforme : les paysans ainsi massés et armés de fourches, de faux ou de haches, commencent à reporter leurs peurs sur leurs seigneurs, accusés de vouloir abattre le tiers-état, notamment à Bourgoin 1070 . Les « logiques de la foule » font le reste 1071  : les rancoeurs dissimulées et accumulées jusque là, commencent à s’exprimer ouvertement, ainsi que divers fantasmes refoulés. Du 28 au 31 juillet 1789, la révolte gronde dans les Terres Froides, avec le pillage des plusieurs châteaux par plusieurs colonnes de paysans armés, notamment autour de Bourgoin et de La Tour-du-Pin . Or, ce territoire sévèrement touché par la Grande peur semble correspondre à celui où la réaction nobiliaire se manifeste le plus fortement : augmentation des droits, empiètement des nobles sur les communaux notamment les marais de Bourgoin, domination de la propriété aristocratique, multiplication des procès 1072 . Cependant, l’espace le plus touché par le pillage et les incendies est situé plus à l’ouest et au nord, là où la proto-industrie textile est moins répandue.

Les attaques les plus spectaculaires concernent les châteaux appartenant à des nobles grenoblois, proches des milieux parlementaires, comme le Président de Vaulx, le marquis d’Ornacieux, ou le marquis de Langon, par ailleurs souvent haïs de la population locale. Châteaux pillés, terriers brûlés, agents seigneuriaux molestés… la peur est bien réelle durant cet été 1789 en Bas-Dauphiné. Les paysans munis de faux ou d’armes se ruent sur les terriers pour détruire toute trace d’une féodalité honnie, que ce soit dans les châteaux, chez les notaires ou chez des agents d’affaires des seigneurs du cru, car ils ont pris conscience depuis longtemps que leur soumission repose sur ces recueils de papiers. Selon l’adage, « nul seigneur sans titre », les paysans détruisent les terriers afin de faire disparaître toute trace de la féodalité. Les trois quarts des attaques recensées en Bas-Dauphiné aboutissent à la destruction de papiers, soit par des actions directes, soit par l’incendie et le pillage des lieux de conservation 1073 .

La venue de dragons et de volontaires lyonnais envoyés par Imbert-Colomès permet de rétablir rapidement le calme dans la province révoltée. Les dernières destructions de terriers ont lieu le 9 août. Après une effervescence d’une dizaine de jours, le calme revient rapidement. Les membres de la Commission intermédiaire s’engagent alors à restituer les effets volés pendant les pillages, à leurs propriétaires. La répression s’abat sur le Bas-Dauphiné. Dans les jours qui suivent, les arrestations se multiplient, avec parfois beaucoup de zèle parmi les partisans de l’ordre. Pour le seul Bas-Dauphiné, on dénombre quatre-vingts châteaux attaqués dont quarante-trois pillés et neuf incendiés 1074 .

Dans les premiers mois de la tourmente révolutionnaire, entre 1787 et 1789, la majorité de la noblesse du Bas-Dauphiné semble faire preuve d’ouverture et affiche des idées plutôt libérales sur la rédaction d’une Constitution. Mais dès l’été 1789, on assiste à un revirement d’opinion. Désormais, la noblesse locale rejette les idées nouvelles, cherchant à préserver au mieux ses intérêts économiques et sociaux. De ce point de vue, l’année 1789 constitue un choc irréversible pour les nobles dauphinois qui rejoignent définitivement le camp du roi, de l’absolutisme puis de l’ultracisme. Les grands noms de la noblesse choisissent rapidement d’émigrer, craignant pour leur vie, mais aussi pour manifester leur opposition au déroulement de la Révolution : les Agoult, Gratet du Bouchage, Meffray de Césarges, Vachon de Belmont, de Vaulx… prennent les chemins de l’exil 1075 .

En fin de compte, l’Ancien Régime ne disparaît pas totalement dans la tourmente révolutionnaire. Certes, les masses paysannes ont obtenu l’abolition de la féodalité, d’abord avec la fin des privilèges dans la nuit du 4 août 1789, puis par le vote de la loi du 17 juillet 1793 qui sonne le glas définitif des droits seigneuriaux. Certes, elles ont récupéré des terres et se sont affranchies, tout au moins en apparence, de leurs anciens maîtres. Après la Grande Peur de l’été 1789, la fureur qui a soulevé les campagnes du Bas-Dauphiné retombe : les émeutes et les mouvements paysans s’y font plus rares jusqu’à la fin de la Révolution 1076 . Ce désir de liberté chez les habitants du Bas-Dauphiné se manifeste une nouvelle fois en 1794, avec la célébration de l’abolition de l’esclavage, à Bourgoin , au cours d’une fête révolutionnaire 1077 . Dans les faits, la grande propriété aristocratique subsiste, tandis que la fin de la féodalité n’a pas rompu la cohésion de la communauté villageoise. Enfin, la persistance des dîmes, les menaces sur les biens nationaux et le retour de la noblesse montrent bien que l’Ancien Régime ne s’est pas totalement effondré 1078 .

En 1789, l’industrie textile occupe le quart des actifs à Bourgoin , avec soixante-dix artisans spécialisés dans le peignage du chanvre, trente-trois tisserands et une trentaine d’autres individus gravitant autour de cette activité. Les marchands-peigneurs forment un groupe social restreint (seize individus) mais aisé, proche des huissiers et des notaires d’après la hiérarchie sociale établie par Froger. Ce sont eux qui prennent les commandes de la cité pendant la Terreur. Au dessous, les peigneurs et les ouvriers peigneurs constituent un ensemble aux conditions de vie plus modestes recevant des ordres des marchands-peigneurs. À Crémieu, on dénombre quatre-vingt-quatorze tisserands, groupe social le plus important numériquement de ce bourg 1079 .

Notes
1070.

ADO (A.), 1996, pp. 130-132.

1071.

FARGE (A.) et REVEL (J.), 1988.

1072.

CHOMEL (V.), 1950, p. 2 et 4 et NICOLAS (J.), 1989, pp. 80-92.

1073.

HESSE (P.-J.), 1979 et ADO (A.), 1996, p. 141.

1074.

NICOLAS (J.), 1989, pp. 82-83.

1075.

TURC (S.), 2005, vol. 1, pp. 392-395.

1076.

ADO (A.), 1996, pp. 176 et 262.

1077.

DORIGNY (M.) et GAINOT (B.), 2006, p. 51.

1078.

SOBOUL (A.), 1976, pp. 16-19 et 147.

1079.

FROGER (J.), 1995, pp. 36-38, 43 et 266.