Des Bas-Dauphinois contre la réaction nobiliaire.

La disparition de l’ordre seigneurial après la Grande Peur de l’été 1789 ne pacifie nullement les campagnes du Bas-Dauphiné. Il existe une agitation permanente dans les campagnes pendant plusieurs décennies encore. Il semble donc que les habitants du Bas-Dauphiné manifestent volontiers leur rejet d’une autorité contraignante.

Les temps où ils devaient payer dîmes et droits seigneuriaux, subir la justice seigneuriale, ne sont pas si loin. Nombreux sont ceux qui ont connu l’Ancien Régime et vécu les journées de l’été 1789, à être encore en vie lors de la Restauration. Le retour des Bourbons au pouvoir en 1814 ne suscite guère l’enthousiasme en Isère. D’ailleurs, des signes de mécontentements apparaissent à Voiron , Tullins ou Saint-Marcellin contre le recouvrement des impôts par les fonctionnaires royaux, tandis que l’évasion de Napoléon de l’île d’Elbe enflamme les paysans, car des rumeurs de rétablissement des dîmes et des droits féodaux en Bas-Dauphiné, ont couru sous la Restauration malgré les garanties données par Louis XVIII dans la Charte 1080 . Comme ailleurs, le retour de la noblesse doit susciter rumeurs, méfiance et ressentiments dans les campagnes du Bas-Dauphiné 1081 . La noblesse du Bas-Dauphiné n’a pas laissé de bons souvenirs : les paysans des Terres Froides n’ont pas oublié la terrible Gabrielle de Musy , dont les agents sévissaient dans les campagnes dans les dernières années de l’Ancien Régime pour réclamer les taxes ou pour faire appliquer la justice seigneuriale.

Dès 1796-1797, les nobles du Bas-Dauphiné, rassurés par la politique du Directoire, manifestent des velléités pour récupérer leurs terres. La marquise de Virieu réclame ainsi le retour de ses biens au détriment des acquéreurs de biens nationaux. Dès l’an V, la comtesse de Pons, ancien seigneur justicier du comté de Clermont, fait valoir ses droits de propriété sur le grand étang de Chirens devant le Tribunal civil de Grenoble qui lui donne raison, contre les habitants du village qui le dévastaient régulièrement. Ces derniers font appel, mais le Tribunal de police correctionnelle de Grenoble les condamne de nouveau en pluviôse an IX 1082 . Une pétition comportant des dizaines de signatures est rédigée par des propriétaires isérois inquiets des agissements des nobles et adressée au gouvernement, dans laquelle ils l’invitent à défendre les acquéreurs de biens nationaux. L’angoisse est telle que certains d’entre eux créent même un syndicat de défense des propriétaires de biens nationaux. Or, en Isère, ils sont près de soixante-seize mille six cents à en posséder. En l’an XI, Dutruc, le prêtre réfractaire de Burcin, aurait refusé une sépulture à un acquéreur de biens nationaux 1083 . En 1807, Jean de Bellescize, héritier par son épouse de l’importante seigneurie des Vavre de Bonce, obtient en partie gain de cause en justice lorsqu’il réclame le retour des biens fonciers spoliés par la Révolution, ainsi qu’une indemnité que doivent verser les habitants d’une partie des Terres Froides qui se sont livrés à l’arrachage de milliers d’arbres sur ses anciens domaines. Les juges lui restituent la moitié des terres de l’ancienne seigneurie, tandis que l’autre moitié est attribuée aux villageois en guise de communaux 1084 . Dans l’arrondissement de Vienne, et probablement dans l’ensemble du Bas-Dauphiné, les acquéreurs de biens nationaux ou de biens d’émigrés – et ils sont nombreux – craignent par-dessus tout un rétablissement de l’Ancien Régime après 1815, car ils seraient à leur tour spoliés. Par conséquent, ils accueillent avec méfiance le retour des Bourbons. Les comploteurs anti-monarchistes trouvent ici un terreau fertile pour exciter la population contre le nouveau pouvoir établi en 1815, d’autant que sévit alors une grave crise frumentaire 1085 . Jean-Paul Didier, l’un d’entre eux, en 1816, tente vainement avec des complices de soulever les paysans de l’Isère en agitant la rumeur d’un retour de l’Ancien Régime et la saisie des biens nationaux. Or, l’opinion publique dans le département est sensible à ce genre d’arguments, comme l’indique un rapport de police rédigé la même année. Alors que les ventes de biens nationaux ont débuté un quart de siècle plus tôt, la police grenobloise rappelle aux instances supérieures que les rancoeurs n’ont pas disparu :

‘« On ne peut se dissimuler que les individus qui ont conservé des intérêts de la Révolution et ceux auxquels cette même révolution a enlevé ou bien ou prérogative forment malheureusement deux classes distinctes » 1086 . ’

En tout état de cause, une partie des paysans du Bas-Dauphiné, au moins pour les catholiques pratiquants, a continué jusqu’au milieu du XIXe siècle à verser une dîme au clergé rural, appelée également passion sur les grains, les volailles ou les pommes de terre. À Saint-Didier, elle n’est supprimée qu’en 1869. Non loin de là, dans le village de Montagnieu, elle se verse en nature, entre vingt-huit et trente boisseaux de blé, alors que dans d’autres villages, comme Burcin, elle correspond à une somme d’argent (quatre-vingts francs) 1087 . La noblesse conserve également toujours certains privilèges dans les campagnes qu’elle accapare, légalement ou non, comme le droit de chasse 1088 .

Pendant les Cent-jours, l’agitation reprend dans les campagnes du Bas-Dauphiné. Quelques nobles craignant pour leur vie préfèrent quitter leurs châteaux. Ainsi, le marquis de Murinais et son frère, le chevalier Timoléon de Murinais, ainsi que leurs familles respectives s’enfuient à Lyon 1089 . Sitôt le retour de Louis XVIII confirmé sur le trône, après l’échec des Cent-Jours, une épuration du personnel administratif s’engage en Isère, la population ayant manifesté trop d’enthousiasme pour « l’usurpateur ». L’occupation du département par les vingt-sept mille soldats des troupes austro-piémontaises en 1815 déclenche un climat d’agitation et la propagation de fausses nouvelles, et de restrictions puisqu’il faut nourrir les armées étrangères. Leur départ, l’année suivante, se traduit aussitôt par une diminution des conflits. Cependant, les autorités maintiennent les mesures de répression contre toute forme d’opposition politique. Ainsi, à Pont-de-Beauvoisin , des cris séditieux favorables à Napoléon sont punis par des amendes et des peines de prison. À Oyeu , on arrache le drapeau blanc des Bourbons. Plus à l’ouest, à Saint-Jean-de-Bournay ou à La Côte-Saint-André, des tensions surgissent alors que des risques de famine se profilent, avec la cherté des grains, la rareté des denrées, après une série d’intempéries et de mauvaises récoltes. L’agitation gagne également le bourg du Grand-Lemps , considéré comme un foyer bonapartiste : dans la nuit de la Saint-Jean, après la vogue, des cris séditieux favorables à Napoléon sont entendus. Selon les différentes autorités locales, les colporteurs sont à l’origine des rumeurs et de l’agitation. Au début de l’année 1816, les habitants d’Optevoz, armés de faux et de tridents se rassemblent et marchent contre le château de Madame de Courtenay qui abrite une cinquantaine de hussards. La rumeur, comme au plus fort moment de la Grande Peur, court que les soldats étaient là pour égorger les paysans du village. Loin d’être un cas isolé, cette rumeur se manifeste également dans plusieurs autres villages des alentours. Pourtant, les environs de Crémieu, surnommés « la petite Vendée », affichent leur fidélité à Louis XVIII pendant les Cent-Jours 1090 .

Au même moment, une rumeur de soulèvement en Isère se propage dans tout le Sud-est du pays. Aussitôt, les autorités, convaincues de la véracité de l’information, décident de prendre des mesures préventives. Les tocsins en tout genre, annonciateurs du soulèvement, doivent rester silencieux pendant plusieurs semaines. En agissant de la sorte, le pouvoir donne du crédit à la rumeur et surtout nous révèle ses appréhensions à l’égard de ce département considéré comme suspect 1091 . Au printemps de la même année, une nouvelle rumeur se propage à propos d’un nouveau débarquement de Napoléon en Italie, tandis que d’autres informations l’annoncent déjà à Chambéry ou encore que l’impératrice Marie-Louise a succédé à son frère, Ferdinand II d’Autriche. Là encore, ce sont les Terres Froides qui s’agitent et qui frémissent, notamment le village de Panossas 1092 .

Notes
1080.

ROLLAND (M.), 1955, pp. 6, 12-16, WEBER (E.), 1983, pp. 362 et sq, et PLOUX (F.), 2003, pp. 171-173.

1081.

PLOUX (F.), 2006, p. 46 et en guise d’exemple, voir GRANDCOING (P.), 1999.

1082.

ADI, 1Q597, Pétition ms adressée au Préfet de l’Isère le 26 mai 1815.

1083.

VERMALE (F.), 1944, TRENARD (L.), 1992, pp. 674-675 et GODEL (J.), 1968, pp. 48 et 108.

1084.

Histoire des communes, 1987, p. 459.

1085.

BOURGUINAT (N.), 2002, p. 157.

1086.

AN, F7 4348, Rapport de police cité par BODINIER (B.) et TEYSSIER (E.), 2000, p. 272 et PLOUX (F.), 2003, pp. 172-173.

1087.

MAGRAW (R.), 1970, pp. 209-210, FRECHET (J.), 1984, pp. 14-15.

1088.

ESTEVE (C.), 1999.

1089.

PRAT (J.M.), 1872, pp. 17-18.

1090.

ADI, 52M12, Rapport ms du sous-préfet de La Tour-du-Pin sur la situation de l’arrondissement le 6 février 1816 et lettre ms s.a. et s.d., AVEZOU (R.), 1954, ROLLAND (M.), 1955, pp. 25-32, 89, 94-100 PLOUX (F.), 2003, pp. 160-166, THORAL (M.-C.), 2004, p. 675 et THORAL (M.-C.), 2005b.

1091.

PLOUX (F.), 2003, p. 139.

1092.

ADI, 52M12, Lettre ms du maire de Panossas adressée au Préfet de l’Isère le 8 juin 1816. PETITEAU (N.), 2006, p. 56, montre que la France est traversée alors par de tels comportements.