Chassé par son père, écarté du clergé et rejeté par la bonne société locale, le jeune Antoine Berthet, âgé de 24 ans environ, voit son univers vaciller sous une Restauration finissante. D’abord remercié par la famille Michoud, puis par le marquis de Cordon, Antoine Berthet n’accepte pas ses échecs amoureux et professionnels. Aigri, il n’en continue pas moins à poursuivre Mme Michoud, née Eulalie Giraud, de sa vindicte à travers des lettres plus violentes les unes que les autres. Méprisé par ses anciens maîtres, il médite sa vengeance. Moins d’un mois après son installation à Morestel en juin 1827, Berthet se rend à Lyon pour y acquérir des pistolets afin de mener à bien ses projets de vengeance, ou plus précisément de meurtre. Dans les mois qui précèdent, n’a-t-il pas écrit au nouveau curé de Brangues : « quand je paraîtrai sous le clocher de la paroisse, on saura pourquoi ». Lors d’un second interrogatoire, en septembre, Berthet déclare à ce sujet qu’il n’a pas prémédité son acte, mais que la menace écrite s’adressait bien au curé. Berthet, affirme alors pour se défendre, que l’ecclésiastique l’aurait empêché d’obtenir un poste de précepteur auprès des enfants de M. de Quinsonnas 1097 .
Le 22 juillet, armé de deux pistolets, il prend la route de Brangues et se rend chez sa sœur, Mme Goujon. Parti à jeun de Morestel , où il réside, celle-ci lui offre le couvert. À l’heure de la messe, il pénètre dans l’église. Alors que le curé s’apprête à donner la communion à Mme Michoud, accompagnée de ses deux enfants, qui sont aussi les anciens élèves de Berthet, celui-ci s’avance d’un pas décidé dans sa direction et tire sur la jeune femme puis tente de mettre fin à ses jours par désespoir. « Suite à la clameur publique », un brigadier accompagné de deux gendarmes de la brigade à cheval de Morestel, se rendent à Brangues, suivi de Muzy, le juge de paix du canton. Berthet, légèrement blessé, a trouvé refuge chez sa sœur qui l’allonge sur un lit pour le soigner. Le docteur Maurin , témoin d’une partie de la scène, délivre les premiers soins à Berthet, touché à la mâchoire dans sa tentative de suicide, avant de se rendre chez la principale victime, Mme Michoud. Celle-ci porte plusieurs blessures sur la poitrine et au bas-ventre. Elle refuse dans un premier temps de se faire opérer, mais devant la douleur, elle s’y résout, lorsque le docteur David, de Morestel, est à son chevet. La deuxième balle n’est extraite que trois jours plus tard, le 25 juillet. L’homme qui se présente devant la Cour d’Assises de Grenoble mesure 1,62 mètre, et présente un teint coloré et des cheveux châtains, sur un front découvert 1098 . Antoine Berthet est conduit à la maison d’arrêt de Morestel puis à celle de Bourgoin . Dès le lendemain, lors de son interrogatoire, Berthet regrette son geste et déclare : « Je ne sais si je l’ai blessée mortellement, mais je désire bien vivement que cela ne soit pas ». Pourtant, le même jour il affirme avoir agi par vengeance et jalousie, car il « avait pour elle plus que de l’attachement » 1099 .
Blessé et arrêté, son procès défraie alors la chronique. Berthet a contre lui des intérêts puissants : les « ultras » contrôlent alors l’institution judiciaire et voient d’un mauvais œil cette affaire qui ébranle l’Ordre, la Morale et la société traditionnelle. Guernon de Ranville, futur ministre de la justice de Charles X, occupe le poste de procureur général de la Cour royale de Grenoble, depuis le 21 juillet 1826. D’ailleurs, le procès qui suscite l’intérêt du public, est rapidement escamoté. Les débats sont conduits par Maurel, président de la Cour royale de Grenoble. Luc Michoud, conseiller à la Cour, et parent de la victime, ne siège pas lors du procès. Officiellement, sa parenté avec Louis-Joseph Michoud de la Tour , présente un conflit d’intérêt pour rendre équitablement la justice. Officieusement, les « ultras » ont pu favoriser la mise à l’écart de ce notable, dont le père a effectué l’essentiel de sa carrière politique sous la Révolution, ce qui le rend suspect à leurs yeux. Le nom de Mme Michoud n’est même pas évoqué pendant les débats. Parmi la douzaine de témoins assignés pour se présenter devant la Cour, Henriette Michoud, l’épouse du notaire Trolliet qui hébergeait Berthet au moment des faits, et Mme Michoud, la victime, parviennent à se faire dispenser de témoigner grâce à des certificats médicaux, l’une pour « névralgie sciatique » et la seconde pour « problèmes respiratoires » 1100 . Alors qu’un puissant mouvement de rechristianisation traverse le département, la tentative de meurtre de Berthet se double d’un sacrilège religieux : lui, l’ancien séminariste, interrompt l’office. Cela ne l’empêche pas pourtant d’obtenir le soutien de l’opinion publique, surtout celle des femmes, contre « la corruptrice », Mme Michoud. Le frêle jeune homme n’est-il pas aussi un révolté contre la domination des notables locaux 1101 ? Cependant, après s’être rétracté, Berthet demande, en vain, sa grâce et en retour obtient le soutien du procureur général. Victime des préjugés de son temps, il est condamné à la peine capitale par la Cour d’Assises de l’Isère à la fin de l’année 1827 et guillotiné le 23 février 1828 à vingt-cinq ans. Il paie ainsi son désir d’ascension sociale et son ambition. Julien Sorel, héros stendhalien, a voulu briser les codes de la société traditionnelle, mais il a échoué. Certes, Stendhal s’éloigne de son modèle, Berthet, en faisant de Julien Sorel un personnage, tantôt maladroit, tantôt habile et calculateur.
Louis Michoud de la Tour décède le 6 avril 1855, seul, après avoir lui-même mis en terre son épouse et toute sa progéniture. Mme Michoud, à l’origine du drame, n’a guère survécu à son ancien amoureux, car elle décède le 8 octobre 1831, à l’âge de quarante et un ans seulement.
ADI, 4U163, Cour d’Assises de Grenoble, Dossier Berthet, Interrogatoire du 1er septembre 1827.
ADI, 4U163, Cour d’Assises de Grenoble, Dossier Berthet, Procès-verbal des gendarmes du 22 juillet 1827.
ADI, 4U163, Cour d’Assises de Grenoble, Dossier Berthet, Interrogatoire du 23 juillet 1827 et déposition de Benoît Maurin .
ADI, 4U163, Cour d’Assises de Grenoble, Dossier Berthet, Certificats médicaux des 8 et 11 décembre 1827.
CROUZET (M.), 1995, p. 1-5.