Une microsociété.

Dans le premier quart du XIXe siècle, le village de Brangues a une population estimée entre sept cents et neuf cents habitants environ. Entre 1810 et 1831, celle-ci augmente de 25%. La densité de population atteint alors 75 habitants/km2, soit un peu plus que la moyenne départementale 1102 . Ce petit village du nord-est du Bas-Dauphiné se trouve plongé dans le dénouement le plus total, car entouré par des marais, alors que les modestes paysans manquent de terres cultivables, confrontés à un rude climat.

Dans le roman de Stendhal, derrière le visage du très conservateur maire de Verrières, M. de Rênal, se cache peut-être celui de Louis-Joseph Michoud de la Tour , maire de Brangues à partir du 26 septembre 1830, à moins que ce ne soit celui de Gabriel Gratet du Bouchage, son prédécesseur à la mairie de Brangues jusqu’en 1830. Sans doute, celui-là était-il connu de Stendhal lui-même, car les Michoud fréquentent régulièrement la bonne société grenobloise. Stendhal connaît personnellement son cousin, un magistrat grenoblois avec lequel il entretient des relations courtoises 1103 . M. de Rênal, ou plutôt Michoud de la Tour, et Valenod, autre personnage de son roman, « sont, selon Stendhal, les portraits de la moitié des gens aisés en France vers l’an 1825. M. de Rênal est l’homme ministériel, l’homme important des petites villes » 1104 .

La fortune des Michoud remonte à l’Ancien Régime. Mais ceux-ci connaissent leur heure de gloire avec la Révolution et la Restauration. Originaire de Brangues , Luc Michoud, parent éloigné de Michoud de la Tour , débute sa carrière professionnelle comme négociant à Grenoble. Dès 1790, il saisit sa chance et se lance dans une longue carrière politique. Il se fait élire maire de Brangues puis administrateur du département de l’Isère. Un an plus tard, il rejoint la capitale comme député de la nouvelle assemblée législative. Mais, il ne reste qu’une année à Paris, préférant se concentrer sur ses fonctions locales de juge de paix du canton de Morestel et de conseiller général 1105 . En 1825, alors qu’Antoine Berthet a quitté le service des Michoud depuis deux ans déjà, Luc Michoud, le chef du clan, décède à l’âge de soixante-treize ans en laissant à ses héritiers une fortune évaluée à 151.000 francs environ (dont 144.000 francs pour ses biens immobiliers). Son fils, Jean-Claude-Luc occupe à l’époque la fonction de juge de paix dans le canton et de conseiller à la Cour de Grenoble. Ce dernier préfère se désister lors du procès Berthet, prétextant cette parenté avec l’une des parties 1106 . Cela ne l’empêche pas de poursuivre une brillante carrière dans la magistrature. Dans les dernières années de la Restauration, en 1827, le fils Michoud est élu député, comme son père, mais décède quelques mois plus tard en mars 1828. Il est remplacé en mai 1829 par un député ultraroyaliste, Louis-Achille de Meffray , pourtant battu aux élections de 1827.

Les Michoud de la Tour habite dans une maison bourgeoise, à Brangues . Natif de ce village le 13 septembre 1776, Louis-Joseph Michoud reçoit une éducation soignée dans un collège (Belley ?), avant d’embrasser une timide carrière militaire dans l’armée des Alpes. Des ennuis de santé le font rapidement réformer, en 1795. Selon Yves du Parc, il entame alors, peut-être une carrière de négociant à Lyon, là même où périt son frère, commis toilier de son état en 1790, fusillé le 5 décembre 1793, victime de la répression révolutionnaire. Dix ans plus tard, l’ancien capitaine Michoud enfile de nouveau un uniforme, celui des chasseurs à cheval de la garde d’honneur lyonnaise, à l’occasion du passage de l’Empereur à Lyon, avec le grade de lieutenant-colonel, entouré par toute la jeunesse dorée de la cité. Longtemps célibataire, il épouse pendant l’été 1809, une jeune fille de quinze ans sa cadette 1107 . En 1829, Michoud de la Tour déclare un cens de 324 francs, contre dix fois plus (4.932 francs) pour le châtelain du cru, Gabriel Gratet du Bouchage 1108 .

Dans un souci évident d’ascension sociale et pour montrer leur réussite, les Michoud n’hésitent pas à joindre à leur nom la particule « de la Tour », tout en prétendant avoir reçu d’Henri IV le droit de s’appeler ainsi. Cela est particulièrement révélateur de l’idéologie triomphante de l’époque et de l’attrait qu’exercent encore les valeurs de la France d’Ancien Régime. Dans l’église paroissiale, les Michoud possèdent leur propre banc. D’après plusieurs spécialistes de Stendhal, le jeune Berthet, en raison de sa proche parenté avec la famille Michoud, aurait toujours bénéficié de leur protection. Louis-Joseph Michoud de la Tour , quoique ridiculisé et offensé par ce fait divers, n’attaque que modérément le jeune homme lors de son procès 1109 .

De même, le vicomte Gratet du Bouchage, appartenant à l’une des principales familles de la noblesse dauphinoise, et propriétaire d’un château à Brangues , intervient après le procès pour obtenir la grâce de l’impudent criminel 1110 . Il est le descendant d’une vieille famille de parlementaires dauphinois qui donna à la province deux présidents à mortier et plusieurs conseillers sous l’Ancien Régime, avant d’abandonner la robe au profit de l’épée dans la seconde moitié du siècle des Lumières. L’un de ses oncles devient ministre de Louis XVI 1111 . Sous la Restauration, les Gratet du Bouchage conservent une position éminente parmi la haute société iséroise. Gabriel Gratet du Bouchage 1112 , autre source d’inspiration pour le personnage de M. de Rênal, est volontiers dépeint par Henry Brulard, alias Stendhal, comme « une sorte de filou ou d’emprunteur peu délicat », proche des milieux légitimistes 1113 . Elu député « ultra » pendant l’été 1815, il commande également la garde nationale de l’arrondissement de La Tour-du-Pin . Adopté par son oncle, l’ancien ministre de la Marine de Louis XVI et de Louis XVIII, François-Joseph Gratet du Bouchage, décédé sans héritier mâle, Gabriel Gratet du Bouchage rejoint la Chambre des Pairs par l’ordonnance du 23 décembre 1823, mais il éprouve toutes les peines du monde pour se constituer un majorat 1114 . Comme tant de nobles, sa fortune sort partiellement amoindrie de la Révolution, mais reste encore conséquente. En 1829, Marc-Joseph Gratet du Bouchage, ancien procureur syndic des Etats du Dauphiné, conseiller de préfecture à Grenoble et préfet des départements des Alpes-Maritimes et de la Drôme, un de ses parents, laisse une succession supérieure à 355.000 francs pour le seul bureau d’enregistrement de Grenoble 1115 . Dans les premières années de la Monarchie de Juillet, les biens fonciers du vicomte Gabriel Gratet du Bouchage sont évalués à 1.486.000 francs bruts, dont près des deux tiers sont situés autour de son château de Brangues. En 1832-1834, de mauvaises affaires l’obligent cependant à se défaire de la prestigieuse bâtisse, acquise par ses ancêtres en 1609. Le comte Emmanuel-Victor de Quinsonnas se porte acquéreur de la propriété 1116 . Par son mariage en 1817 avec une Planelli de Lavalette, il est bien intégré dans les milieux légitimistes grenoblois puisque le marquis Charles-Laurent-Joseph-Marie Planelli de Lavalette 1117 occupe le fauteuil de maire de Grenoble sous la Restauration, siège au Conseil général et est enfin lui aussi député de l’Isère. Il fréquente assidûment les salons grenoblois de Mme de Valserre, avec les Saint-Vallier, Pina, l’ex-maire légitimiste de Grenoble, les Saint-Ferréol, Eme de Marcieu… 1118 . Tous gravitent autour du principal cercle légitimiste de Grenoble, le « Casino », très influent et également évoqué dans le roman de Stendhal. Grâce à son entregent, à sa position de pair de France et à ses relations, Gabriel Gratet du Bouchage et son épouse ne rencontrent aucun mal pour convaincre le Préfet de l’Isère au printemps 1825 de surseoir aux opérations de partage des marais desséchés de Brangues et de Vézeronce 1119 .

Notes
1102.

BONNIN (B.), FAVIER (R.), MEYNIAC (J.-P.), TODESCO (B.), 1983, p. 146.

1103.

MARTINEAU (H.), 1951, p. 387.

1104.

STENDHAL, « Projet d’article sur le Rouge et le Noir », in Œuvres romanesques complètes, Paris, NRF-Gallimard, Coll. La Pléiade, 2005, p. 828.

1105.

HOURS (M.), 1997, pp. 134-135 et PILOT (J.J.A.D.), 1847, p. 59.

1106.

ADI, 3Q16/557, Tables des décès et successions et CROUZET (M.), 1995, p. 5.

1107.

DEL LITTO (V.), 1962 et PARC (Y. du), 1962. Le frère de Louis Michoud fut exécuté au moment du soulèvement fédéraliste et de la répression. Selon les uns, il était alors commandant de la place, pour les autres, un simple commis toilier contre-révolutionnaire.

1108.

Almanach de la Cour royale de Grenoble, année 1829, Grenoble, Baratier frères, sd, pp. 11-32.

1109.

Dominique André suggérait en 1935 qu’Antoine Berthet serait le fils illégitime de Louis-Joseph Michoud de la Tour .

1110.

ANDRÉ (Dominique), « Le vrai visage de M. de Rênal », Le Figaro, 5 janvier 1935, repris dans la version annotée par Henri MARTINEAU de l’œuvre de Stendhal, en 1960 : STENDHAL, Le Rouge et le Noir, chronique du XIXe siècle, Paris, Editions Garnier Frères, 1960, pp. 540-541.

1111.

COULOMB (C.), 2006, pp. 83-84.

1112.

Né à Grenoble le 8 juin 1777, Gabriel Gratet du Bouchage, chevalier de l’Ordre de Malte, est adopté en 1820 par son oncle, François-Joseph, ancien ministre de la marine des Bourbons. Quelques années auparavant, il a épousé Caroline Planelli de Lavalette. Il devient maire de Brangues sous l’Empire. En 1815, il est élu député de l’Isère dans la « Chambre introuvable », tandis que l’année suivante il commande la garde nationale de l’arrondissement de La Tour-du-Pin . Louis XVIII le fait Pair de France à la fin de l’année 1823 pour succéder à son oncle, mais Gratet du Bouchage ne parvient pas à constituer son majorat, tant et si bien que Charles X doit lui verser des subsides. Après la chute de ce dernier, il rentre dans l’opposition et se retire, malade. Il décède à Pau le 11 février 1872.

1113.

MARTINEAU (H.), 1948, p. 192, STENDHAL, 2002, p. 43, LIPRANDI (C.), 1964.

1114.

PILOT (J.J.A.D.), 1847, p. 163.

1115.

TURC (S.), 2005, vol. 2, p. 685 et WARESQUIEL (E. de), 2006, p. 410.

1116.

HAMON (P.), sd, p. 6.

1117.

Né à Grenoble le 30 avril 1763, le marquis Charles-Laurent-Joseph-Marie Planelli de Lavalette entame une carrière d’officier sous l’Ancien Régime. Entre 1803 et 1815, il profite de l’accalmie politique pour devenir premier adjoint au maire de sa ville natale, puis maire avec le retour des Bourbons. Il cumule cette fonction avec celle d’inspecteur des gardes nationales du département et celle de député. Entre 1824 et 1828, il est promu au poste de préfet du Gard.

1118.

PILOT (J.J.A.), 1847, p. 163, STENDHAL, 2002, p. 272 et TURC (S.), 2005, pp. 512-513.

1119.

ADI, 3Z22, Registre de correspondance du sous-préfet de La Tour-du-Pin , Lettre de celui-ci adressée au Préfet de l’Isère le 2 mai 1825.