Antoine Berthet.

Né au début du XIXe siècle, Antoine Berthet est le cinquième enfant d’un petit artisan, le maréchal-ferrant de Brangues . De frêle constitution, le jeune homme ne peut pas prétendre succéder un jour à son père dans l’atelier familial. D’ailleurs, il n’en a pas envie. En revanche, il se distingue des autres enfants de son âge par un esprit vif. Par sa mère, née Michoud, Antoine Berthet se rattache à une famille aisée et socialement bien établie dans le canton de Morestel , dont il ne profite pas directement d’un point de vue pécuniaire 1120 . Cette proximité familiale avec le riche et influent clan Michoud, lui sert à s’affranchir de ses modestes origines sociales. En effet, la situation financière des Berthet semble des plus précaires, d’autant que le petit Antoine, en raison de sa faiblesse physique, ne travaille pas dans la forge paternelle et ne rapporte ainsi aucun revenu à ses parents.

Remarqué par le curé de son village, celui-ci prend le jeune Berthet sous son aile protectrice pour lui inculquer les premiers rudiments du savoir dans son presbytère, à Brangues . Peut-être voit-il en lui le futur pasteur chargé de ramener des brebis égarées après les dures épreuves rencontrées par l’Eglise pendant la Révolution ? Fort de cette protection, le jeune Berthet intègre en 1818, alors qu’il approche de son quinzième anniversaire, le petit séminaire à Grenoble, jusqu’en 1822. Avant de parvenir aux marches de l’autel, le chemin est long pour l’adolescent, puisqu’il doit compter sur une bonne dizaine d’années d’étude 1121 . Pour payer ses études, il a peut-être bénéficié des largesses de son mentor, de ses cousins Michoud ou encore de la famille Gratet du Bouchage.

Malade, il quitte alors Grenoble pour retrouver son village natal et son mentor 1122 . Pour s’affranchir des pesanteurs sociales et de l’autorité paternelle, il recherche une carrière hors de l’agriculture et de l’artisanat. Le curé de Brangues parvient à le placer comme précepteur chez Michoud de la Tour , un lointain parent des Berthet, grâce à l’instruction qu’il a reçue comme séminariste : on peut légitimement penser qu’il a reçu des rudiments de latin, d’histoire, de géographie... Echappant à l’autorité paternelle et à la misère promise, il s’immisce dans l’ordre bourgeois des Michoud. Âgé alors d’une vingtaine d’années, il séduit - à moins que ce ne soit elle qui le séduise – la maîtresse de maison, de seize ans son aînée, brisant ainsi les barrières sociales de l’époque. Michoud, son époux, n’est-il pas plus âgé qu’elle, d’une bonne dizaine d’années ? De son mariage avec Jeanne-Françoise-Eulalie Giraud, la fille d’un notaire du chef-lieu de canton, Morestel , Louis Michoud de la Tour a eu neuf enfants, dont seulement deux atteignent l’âge adulte, Gabriel-Louis-Joseph (1810-1836) et Marie-Joséphine-Clotilde (1821-1839). Aucun des sept autres enfants du couple Michoud ne franchit l’âge de deux ans. Après sept ans sans mettre d’enfant au monde, la belle et fougueuse madame Michoud accouche d’un nouveau garçon en 1828, Louis-Macchabée, qui ne survit pas, quelques mois seulement après le déroulement de l’affaire Berthet 1123 .

Moins d’un an après son entrée au service du maire de Brangues , Berthet est remercié. Berthet décide de rejoindre le petit séminaire de Belley pour parachever son éducation. Pour un jeune homme en proie au doute sur sa vocation, le séminaire de Belley n’est probablement pas le meilleur endroit pour trouver un réconfort spirituel. En effet, sous la Restauration, les leçons de catéchisme organisées pour la préparation de la communion ne durent que quelques semaines, de Pâques à l’Ascension, tandis que la pratique religieuse y est tout aussi réduite : le jeune Berthet ne communie que pour les grandes fêtes 1124 . Après deux ans d’absence, il passe quelques jours à Brangues pour ensuite entrer au grand séminaire de Grenoble. Visiblement tourmenté, le jeune homme est exclu de l’établissement au bout d’un mois par ses supérieurs qui le jugent « indigne des fonctions qu’il ambitionnait ». Quelle qu’ait été son ambition véritable, la carrière ecclésiastique lui permet effectivement de quitter la condition sociale de son père, mais la route est une nouvelle fois longue pour espérer intégrer les rangs de la bonne société. Il y a de fortes chances pour qu’il débute dans une obscure paroisse, isolée et déshéritée, comme simple vicaire ou desservant. De son succès auprès des fidèles dépend la poursuite de son ascension sociale vers une grosse paroisse. Son seul espoir d’avancement rapide repose sur la politique missionnaire et pastorale menée par les évêques de Grenoble qui cherchent à pourvoir désespérément des paroisses abandonnées après la Révolution. D’ailleurs, à Belley, le vicariat, à l’époque, ne dure que deux ans. Quant au traitement, comme vicaire, il peut espérer recevoir trois cents francs par an, ou plus de mille francs comme curé de première classe 1125 . Il tente sa chance au séminaire de Lyon, mais les autorités de l’établissement ne veulent pas de lui. Derrière ses échecs successifs, le jeune homme voit la main de Mme Michoud qui, depuis son départ, a succombé au charme du nouveau précepteur de ses enfants, selon Berthet. Il retourne alors à Brangues, chez son père 1126 .

Déshonoré, son père le chasse à coups de bâton. Il reste deux ou trois mois chez sa sœur, à Brangues . Antoine Berthet, ayant quitté l’habit ecclésiastique auquel il se destinait, trouve rapidement un nouveau point de chute. Un noble de l’Ain, M. de Cordon – devenu dans l’œuvre de Stendhal le marquis de la Mole, l’engage comme précepteur de sa progéniture. Mais il ne conserve son poste que quelques mois. A-t-il tenté de séduire Melle de Cordon ? Il s’en défend. Il tente une nouvelle fois d’entrer dans le clergé, mais en vain.

D’après les journaux qui relatent son procès, il rend volontiers la famille Michoud responsable de ses malheurs et de ses mises à l’écart successives. Sombrant probablement dans un profond état de dépression ou de paranoïa, il accuse épistolairement ses anciens bienfaiteurs. Pour le calmer, les Michoud se démènent auprès des autorités religieuses afin qu’il puisse de nouveau porter l’habit ecclésiastique, sans succès. En fin de compte, en juillet 1827, M. Michoud le place chez un de ses parents, Trolliet, un notaire de Morestel , le chef-lieu du canton, marié lui aussi à une demoiselle Michoud. Promis à une réelle ascension sociale alors qu’il n’était qu’adolescent, le voici obligé de ravaler ses ambitions : n’est-il pas vrai « qu’un magister à 200 francs de gages » ?

Cette étude de cas illustre les pesanteurs qui règnent dans le Bas-Dauphiné pendant la première moitié du XIXe siècle. Au-delà de l’œuvre littéraire et de l’interprétation personnelle de Stendhal, l’affaire Berthet montre le malaise ambiant et la fracture qui existe entre la noblesse et la population, même si on relève l’existence de liens personnels entre elles. D’un côté, on relève la présence d’une noblesse revancharde, soucieuse de maintenir son prestige social, et de l’autre, les espoirs d’une population miséreuse qui n’attend rien, ou si peu, de ses anciens maîtres.

Notes
1120.

Nous n’avons pas établi le degré exact de parenté entre les Berthet et la branche fortunée des Michoud, mais il semble que Louis Joseph Michoud de la Tour est un petit cousin de la mère d’Antoine Berthet.

1121.

LAUNAY (M.), 1986, p. 13.

1122.

La Gazette des Tribunaux, du 28 au 31 décembre 1827.

1123.

DEL LITTO (V.), 1962.

1124.

LAUNAY (M.), 1986, p. 29.

1125.

LAUNAY (M.), 1986, pp. 87-93.

1126.

ADI, 4U163, Cour d’Assises de Grenoble, Dossier Berthet, Interrogatoire du 23 juillet 1827.