Avec le retour des Bourbons, les nobles, terrés dans leurs châteaux, tentent de renouer les liens avec les villageois 1228 . Dès l’Empire et la Restauration, l’ancien pouvoir châtelain se reconstitue, avant de connaître un nouvel « âge d’or » sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire 1229 . La Grande Peur et la Révolution de 1789 ont probablement mis un terme aux relations interpersonnelles qui existaient entre nobles et paysans en Bas-Dauphiné, tant les différends sont nombreux à cette époque. Un demi-siècle plus tard, les familles nobles survivantes n’entretiennent plus que des relations distantes avec leurs anciennes communautés villageoises. Cependant, après leur mise à l’écart de la vie publique en 1830, elles tentent d’investir plus vigoureusement encore la sphère villageoise.
Cette distanciation n’empêche pas pour autant une présence symbolique réelle sous la forme du patronage politique, agricole ou charitable. Ainsi, en 1843, la grosse cloche de l’église de Saint-Nicolas-de-Macherin est dédicacée en l’honneur du châtelain local, Alfred Constantin de Chanay et de son épouse 1230 . Le noble n’en reste pas moins l’homme du château 1231 . Entre 1818 et 1882, comtes et marquises acceptent de parrainer environ cinquante-quatre cloches en Bas-Dauphiné surtout sous les règnes de Louis-Philippe et de Napoléon III, alors que la construction d’édifices cultuels bat son plein dans les campagnes 1232 . Par ce moyen, les anciens seigneurs manifestent encore des velléités de contrôle des communautés. Logiquement, on les retrouve surtout parrains et marraines de cloches dans leurs anciens fiefs. Pour quelques-uns, cela permet de renforcer leur emprise politique sur une commune.
Jean-Jacques Gallien de Châbons , maire de La Tour-du-Pin , devient le parrain de la nouvelle cloche de l’église du bourg en 1824 ainsi que de celle de Chélieu la même année, suivi en 1827 par Joseph de Neyrieu, premier édile de Domarin , près de Bourgoin . Le comte Adolphe de Monts, leur collègue de La Côte-Saint-André, fait de même en 1834. À Saint-Savin , en 1835, Louis-Auguste de Menon accepte avec son épouse de parrainer la nouvelle cloche du village dont il est également maire, heureusement prénommée Amélie-Augustine en leur honneur. Le marquis de Gauteron et sa femme, née Langon, décédés sans postérité comme Charles de Murinais , parrainent de leur vivant des cloches d’abord à Tullins en 1818 puis deux ans plus tard à Virieu où il possède un château, à Chélieu et au Pin en 1824. La famille Auberjon de Murinais, proche des milieux légitimistes, parraine cinq cloches : à Murinais en 1830, à Doissin en 1835, à Sainte-Blandine en 1842, Montrevel en 1851, Saint-Hilaire-de-Brens en 1858, après la chute de Charles X. Les Virieu rayonnent autour de leur château de Châbons avec un parrainage pour les cloches de Châbons en 1830, Doissin en 1835, du Grand-Lemps en 1849, de Montrevel en 1851, de Blandin en 1857, de Brangues en 1861. La famille de Corbeau de Vaulserre impose son parrainage à Saint-Etienne-de-Vélanne en 1846, dans leur fief de Saint-Albin en 1858, à Saint-Bueil en 1863. À Saint-Geoire , non loin de là, le baron Emilien de Franclieu appose lui aussi son nom sur la nouvelle cloche en 1873, alors que le républicain Alexandre Michal-Ladichère , sénateur et oncle des propriétaires du tissage de soieries, s’affirme comme un potentat local. Plus rarement, les parrains font figurer leurs armoiries sur la cloche, comme à Blandin en 1857 : Alphonse de Virieu et son épouse, Joséphine-Alix de Vallin , ont fait marteler leurs écussons respectifs sur la nouvelle cloche. Des mentions de parrainages nobles se retrouvent également dans les villages d’Aoste, Bilieu, Charnècles, Saint-Didier, Vignieu, Mépieu… autant de pays conquis ultérieurement par la Fabrique lyonnaise. En revanche, la noblesse du Bas-Dauphiné manifeste peu d’enthousiasme pour se livrer à un évergétisme municipal tous azimuts : elle ne participe qu’occasionnellement aux œuvres de bienfaisance, pratique héritière du patronage seigneurial. La noblesse n’apparaît que très rarement dans les dons aux communes 1233 .
Adèle Auberjon de Murinais , soutenue et encouragée par son frère, Charles-Antoine, fonde et finance un ordre religieux, la congrégation de Notre-Dame de la Croix, installé d’abord près du château de Murinais. Grâce à la gigantesque fortune familiale, elle favorise son implantation dans les campagnes du Bas-Dauphiné par la création de plusieurs maisons 1234 .
Quelques-uns, à l’instar des Virieu et des Vaulserre, accroissent leur prestige et leur réputation en s’engageant dans des sociétés locales influentes, comme les sociétés d’agriculture 1235 . La Société d’Agriculture de La Tour-du-Pin est fondée dès 1833, avec dans son bureau le très orléaniste manufacturier Fritz Perrégaux (vice-président), mais aussi quelques nobles proches de la mouvance légitimiste, comme Flocard de Mépieu, le comte de Menon, ou de Bruno. Mais au bout de quelques années, cette société se scinde en deux : d’une part la société d’agriculture de La Tour-du-Pin, avec à sa tête un officier supérieur, Dode de la Brunerie, puis le marquis de Vaulserre, et d’autre part le Comice agricole de Bourgoin , fondé en 1835 1236 , longtemps présidé par Joseph-Henri-Eugène Rivoire de la Batie, par ailleurs président de la Société d’élevage de Bourgoin 1237 . En 1852, la jeune société d’agriculture de Bourgoin a pour président le légitimiste Rivoire de la Batie. En 1876, le marquis de Virieu est promu président de la nouvelle Société de Courses de l’Isère, chargé d’organiser des courses de chevaux sur l’hippodrome de Sainte-Blandine , près de La Tour-du-Pin, aux côtés des Quinsonnas et des de Leusse 1238 . L’influence de ces sociétés n’est pas négligeable puisqu’elles distribuent des semences, organisent des concours, donnent des conseils aux agriculteurs et éleveurs… autant d’éléments qui renforcent la mainmise locale des élites traditionnelles, au moins jusqu’aux années 1880.
Comme grands propriétaires terriens, les nobles procurent du travail aux villageois, surtout en période de crises économiques, comme le marquis de Murinais qui, pour soulager les familles du Bas-Dauphiné lors de la crise de 1846-1847, engage des armées de volontaires pour cultiver des terres incultes 1239 .
La chute de Charles X, en Bas-Dauphiné, a entraîné la mise à l’écart, volontaire ou non, de la scène publique des élites les plus conservatrices, tant dans les communes qu’au conseil général. Les élites nobiliaires préfèrent se retirer dans leurs domaines ruraux ou rejoindre la capitale. Ce large retour à la campagne, entamé dès les années 1820, est concomitant de la ruralisation de la Fabrique lyonnaise de soieries. Une partie de la noblesse française, sensible à la question sociale née avec l’industrialisation, préconise le retour à la campagne d’une population ouvrière déracinée en ville. Elle accueille, par conséquent, assez favorablement l’installation de métiers à tisser dans les chaumières villageoises, gages de la stabilité de la population et de la préservation de l’ordre traditionnel 1240 . La noblesse rurale craint par conséquent le « fléau » de l’émigration en direction de la ville « corruptrice », surtout pour les jeunes gens et les jeunes filles. Rien ne vaut, selon elle, l’amour de la terre 1241 .
MAYAUD (J.-L.), 1995.
GRANDCOING (P.), 1999, p. 349.
« Venite exultemus Domino, Jubilemus Deo, Adoremus, Ploremus coram Domino. Dominus J.A. Alfred Constantin de Chanay et Domina A.C. Mathildis de Chanay, Nomem imposuerunt ». Voir sur ce sujet, CORBIN (A.), 1994, pp. 139-145.
BRELOT (C.-I.), 1994. Une étude systématique de la noblesse en Bas-Dauphiné reste à faire pour le XIXe siècle.
VALLIER (G.), 1886.
BRELOT (C.-I.), 2006.
Voir l’ouvrage hagiographique rédigé par PRAT (J.M.), 1872.
CHALINE (J.-P.), 1995, pp. 123-124.
CARNIS (N.), 1998.
L’agriculture dans l’Isère au XIX e siècle, monographie du Conseil départemental d’agriculture et des associations et des syndicats agricoles, Grenoble, Imprimerie Dupont, 1900, pp. 156-158.
BARRAL (P.), 1962, p. 133, JACQUIER (B.), 1976, p. 199, DAEUBLE (M.), 2005, pp. 7-8.
PRAT (J.M.), 1872, p. 464.
MENSION-RIGAU (E.), 2002.
MENSION-RIGAU (E.), 2003. Cet auteur montre l’investissement de quelques nobles dans des associations cherchant à développer le travail à domicile au début du XXe siècle, comme l’Œuvre du Travail au foyer dans les campagnes de France, fondée en 1905, le Comité de relèvement des petites industries rurales…