L’ultime retour de la noblesse.

Pour les élections législatives de 1849, les partisans du Prince-Président dans l’arrondissement de La Tour du Pin tentent de promouvoir la candidature de Gaston d’Argoult, fils du gouverneur de la Banque de France et riche propriétaire terrien dans les cantons de Crémieu et de Morestel , mais le comité napoléonien grenoblois rejette ce choix 1276 . Pour contrer la menace républicaine, particulièrement présente à partir de 1848, les notables organisent un parti de l’ordre, dirigé par des bonapartistes tels que le préfet Chapuys de Montlaville. En décembre 1851, lors du plébiscite, les votes favorables à Louis-Napoléon Bonaparte l’emportent très nettement dans le Bas-Dauphiné, avec des résultats toujours supérieurs à 60% par rapport au nombre des électeurs inscrits, alors qu’en mai 1849, les mêmes cantons accordaient leurs voix aux républicains : au niveau départemental, les paysans votent majoritairement pour les démocrates-sociaux au printemps 1849 1277 . Il semble que l’opposition n’a pas vraiment réagi au Coup d’Etat du Deux-Décembre en Bas-Dauphiné. Ainsi, aucun participant au complot de Lyon n’est originaire du département 1278 . Les autorités du département dénombrent une seule manifestation (pacifique) contre le Coup d’Etat de 1851, à Grenoble 1279 .

Profitant de la victoire du président, les notables bonapartistes et royalistes s’engouffrent dans la brèche pour reprendre le contrôle politique du Bas-Dauphiné. Mais leur ralliement à l’Empire sonne le glas d’un parti légitimiste autonome dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin . Les candidats officiels du régime, Flocard de Mépieu et de Voize, parviennent à se faire élire au Corps législatif en 1852 1280 . Pour les élections législatives de 1852, l’administration préfectorale pousse la candidature du conservateur légitimiste Flocard de Mépieu. Très populaire dans la région de Morestel , il peut faire basculer dans le camp gouvernemental un arrondissement instable politiquement, où ponctuellement se manifestent des foyers d’opposition au pouvoir depuis plus d’un demi-siècle 1281 . En Isère, en 1870, sept nobles siègent au conseil général dont cinq originaires du Bas-Dauphiné, et dont trois d’entre eux affichent des opinions légitimistes. Les milieux d’affaires isérois comptent eux aussi sept représentants au Conseil général, dont cinq banquiers ou négociants, pour seulement deux manufacturiers 1282 . Le marquis de Virieu (entre 1861 et 1877), le baron Dauphin de Vernas 1283 (1870-1895), Adolphe de Voize (1852-1867), le baron Dode de la Brunerie (1852-1861) – anobli de fraîche date – puis Ernest Ferrier de Montal dans le canton de Saint-Geoire (1861-1871), ou encore le comte de Saint-Férréol (1864-1874) à Virieu, Auguste et Félix de Bézieux rejoignent à leur tour le conseil général (1852-1871) pour le seul Bas-Dauphiné. Ils viennent soutenir l’action de la très royaliste famille Blanchet , qui tient le canton de Rives sans discontinuer jusqu’en 1868 1284 . Ces riches industriels du papier participent à toutes les organisations monarchistes du département. Etant pour la plupart tous d’importants propriétaires fonciers, les nobles disposent de solides attaches dans le monde rural, le plus souvent par la possession d’un château. Les temps où une telle résidence symbolisait le pouvoir d’un seigneur ne sont pas très loin. Les châteaux marquent fortement le paysage rural, et la population villageoise conserve encore un respect profond envers M. le marquis ou M. le comte, des élites d’un autre âge. Plus que jamais, la société rurale fonctionne selon une logique de la considération. Certes, l’emprise des notables sur les campagnes diminue avec la chute de la Monarchie de Juillet, mais elle ne disparaît pas totalement 1285 . Tous n’ont pas succombé aux charmes d’une vie mondaine excitante dans la capitale 1286 .

D’une certaine manière, le Second Empire marque pour eux une ultime tentative de retrouver leur pouvoir et leurs prérogatives, grâce au suffrage universel. Tout au long des années 1860, l’opposition au régime se renforce dans le département, surtout dans les villes. En 1869, pour succéder à Flocard de Mépieu à la députation, les autorités du département arrêtent leur choix sur la candidature du marquis de Vaulserre, alors président de la Société d’agriculture de La Tour du Pin. Légitimiste lui aussi, il se présente comme le candidat du parti de l’Ordre, tout en tentant de prendre quelques distances avec le régime. Dans une circonscription voisine, le marquis de Virieu adopte la même attitude : soutenu par le régime, il décline néanmoins le patronage officiel 1287 . Mais, Edouard Marion, le conseiller d’arrondissement menant un train de vie fastueux dans son château de Faverges, inflige au marquis de Vaulserre une sévère déroute en se faisant élire député de l’opposition. Les électeurs soutiennent désormais les partisans de l’égalité et du progrès social 1288 . Ils rejettent fortement les candidats du pouvoir au profit de l’opposition. Les candidats de l’opposition obtiennent systématiquement la majorité des voix dans les cantons où le tissage à domicile est le mieux implanté, c’est-à-dire Morestel , Bourgoin , La Tour-du-Pin , Pont-de-Beauvoisin , et Saint-Geoire , ainsi que dans les cantons de la vallée de l’Isère où l’on retrouve le plus d’éducateurs de vers à soie. Ce sont également dans ces cantons que la noblesse est encore la mieux implantée. Pour contrer la progression de l’opposition, l’administration s’engage fortement l’année suivante pour l’organisation du plébiscite, ce qui lui permis d’éviter momentanément le basculement des campagnes du côté de l’opposition 1289 .

Afin de renforcer leur emprise sociale sur les campagnes, ces élus conservateurs accueillent favorablement les métiers à tisser lyonnais. En fournissant du travail et des revenus aux familles paysannes, ils espèrent probablement préserver l’antique mode de vie rural, consolider leur clientèle et maintenir leur influence. Pour les grands propriétaires terriens qu’ils sont, le tissage à domicile permet de fixer une population de plus en plus attirée par les lumières de la ville 1290 . En effet, ils risquent, à plus ou moins brève échéance, d’être confrontés à une pénurie de bras pour cultiver leurs domaines, les plus jeunes partant pour Lyon. Au contraire, le tissage à domicile offre un complément de revenus à leurs ouvriers agricoles. En tout cas, les autorités favorisent ouvertement la dispersion des métiers à tisser dans les campagnes. Ces élus conservateurs, qu’ils soient nobles ou non, sont justement les représentants des cantons les plus concernés par le tissage à domicile. Or, le Second Empire correspond en Bas-Dauphiné à un âge d’or du travail à domicile. Les autochtones font, quant à eux, une lecture plus nuancée du phénomène. Pour les uns, le tissage à domicile représente une forme d’émancipation vis-à-vis de ces nobliaux de province, puisqu’ils s’assurent une source de revenus hors de l’agriculture. De même, les plus pauvres dépendent moins de l’aumône et de la générosité du châtelain local. C’est ce que laissent à penser les résultats électoraux dans les cantons soyeux : l’opposition républicaine progresse régulièrement. Pour les autres, plus conservateurs, le tissage à domicile renforce la cohésion de la communauté villageoise en maintenant sur place les enfants du pays.

Pour quelques-uns de ces élus, on relève des liens familiaux avec des fabricants lyonnais. Léonce Blanchet 1291 , le riche papetier de Rives , marie sa fille à Henri Baboin , héritier de l’une des plus importantes maisons lyonnaises. Quant au très conservateur Peyrieux, maire et conseiller général de Saint-Jean-de-Bournay (conseiller général entre 1852 et 1867 puis entre 1874 et 1880), qui a déjà pour gendre le papetier de Rives Paul-Gustave-Léonce Blanchet, il marie sa fille à Louis Chomer, héritier lui aussi d’une grande affaire, la célèbre maison Montessuy & Chomer, dont il dirige l’établissement de Renage pendant quelques années. Le Baron Dauphin de Vernas noue une alliance avec les Giraud, propriétaires des usines de soieries aux Abrets et à Châteauvilain .

Ici, comme ailleurs, les quelques familles nobles demeurant toujours en Bas-Dauphiné investissent dans le syndicalisme agricole pour conserver un semblant d’influence 1292 .

Certes, il est difficile de conclure, à partir de ces quelques faisceaux d’indices, à une action concertée de la part des élites traditionnelles locales et des fabricants lyonnais. Mais, ils se découvrent des intérêts communs. Au contraire, la période de reflux du travail à domicile correspond au déclin politique des conservateurs en Isère dans le dernier quart du XIXe siècle. Comme l’a montré Pierre Barral en son temps, les élites républicaines remplacent les élites traditionnelles et conservatrices à partir des années 1880 1293 .

L’alliance des fabricants lyonnais et des élites locales trouve ses limites dans les dernières années du Second Empire. Jusqu’à présent, le travail dispersé à la campagne avait anéanti toute tentative de coalition ouvrière sur le modèle de ce qui se passait dans les usines. Mais à partir du printemps 1870, un vent de révolte se soulève en Bas-Dauphiné, signe d’une rupture définitive entre les masses paysannes et les notables locaux qui sont incapables d’empêcher ces grèves. Les délégués du Comité ouvrier de Lyon parviennent à séduire les tisseurs.

L’âge d’or du tissage à domicile de soieries correspond à une phase de retour aux affaires de la noblesse en Bas-Dauphiné.

Le renouveau du tissage à domicile dans le Bas-Dauphiné, d’abord avec la fabrication des toiles de chanvre, puis avec celle des soieries, correspond à une phase de retour en force d’une noblesse proche des ultras et des milieux légitimistes, soucieuse de rétablir son autorité dans les campagnes. Les paysans ont peur de perdre les terres acquises sous la Révolution et de voir les anciens droits seigneuriaux rétablis. Ils doivent donc s’assurer d’autres sources de revenus. Mais, ils sont également privés de droits politiques par la monarchie censitaire, au profit de la seule noblesse qui avait majoritairement émigré sous la Révolution. À défaut d’avoir le droit de vote, le tissage à domicile est alors un moyen d’exprimer sa liberté et son désir d’émancipation contre une noblesse omniprésente qui accapare les richesses agricoles.

Notes
1276.

BOREL (T.), 1988, p. 52.

1277.

AGULHON (M.), DESERT (G.) et SPECKLIN (R.), 1992, p. 157.

1278.

DESSAL (M.), 2001.

1279.

MARGADANT (T. W.), 1979, p. 17.

1280.

VIGIER (P.), 1963a, vol. 2, pp. 176-178, 345-346, 365-366.

1281.

BOREL (T.), 1988, p. 71.

1282.

GIRARD (L.), PROST (A.) et GOSSEZ (R.), 1967, pp. 109, 117-128 et 142. Au niveau national, la noblesse représente 27,6% des conseillers généraux et un tiers des députés élus l’année précédente. L’enquête de 1967 relève un renforcement du poids de la noblesse sous le Second Empire au niveau national, également perceptible en Isère.

1283.

Membre de la Congrégation des Messieurs, à Lyon, et proche du quotidien catholique, Le Nouvelliste de Lyon.

1284.

BRICHET (E.), 1901, pp. 52-95: listes des différents conseillers généraux depuis 1833.

1285.

VIGIER (P.), 1963a, vol. 2, pp. 57-60.

1286.

TUDESQ (A.-J.), 1964,, vol. 1, pp. 336-346 et TURC (S.), 2005, vol. 2, pp. 868-872 : c’est le cas notamment des Murat de Lestang et des d’Agoult.

1287.

BARRAL (P.), 1952, BOREL (T.), 1988, pp. 109-110.

1288.

BOREL (T.), 1988, pp. 112-114.

1289.

BARRAL (P.), 1952.

1290.

HOHENBERG (P.), 1972.

1291.

Fabricant de papier à Rives , Jean-Benjamin-Léonce Blanchet , né à Grenoble le 24 août 1808, épouse en 1840 Claire-Gabrielle-Hectorine Blanchet, la fille d’un négociant en toiles de Voiron . Sa réussite industrielle à la tête de la société Blanchet frère & Kléber, et sa carrière politique dans les rangs monarchistes lui valent d’être fait chevalier de la Légion d’honneur. Il siège au conseil général entre 1854 et 1867 (il succède à Augustin et Victor Blanchet, ses parents). Sa famille dispose de ce canton pendant un demi-siècle. Il appartient aux milieux d’affaires catholiques. Il décède à Rives le 8 septembre 1867 en laissant à ses cinq enfants une fortune estimée à 2.015.996 francs. L’une de ses filles a convolé avec Henri Baboin , député monarchiste de Rives et fabricant de tulles à Lyon.

1292.

GARRIER (G.), 1969, GARRIER (G.), 1981, MAYAUD (J.-L.), 1995.

1293.

BARRAL (P.), 1962, p. 325.