1-Ruralité et isolement : les fondements de la communauté villageoise.

Au XVIIIe siècle, la province de Dauphiné figure parmi les moins urbanisées du royaume. À la fin de l’Ancien Régime, les villes sont rares dans les plaines du Dauphiné. Hormis la cité de la laine, Vienne, sur sa limite occidentale, le Bas-Dauphiné ne comporte aucune ville digne de ce nom. D’ailleurs, le Dauphiné, en général, n’attire guère les voyageurs, à l’exception de ses franges occidentales, espace de contact entre Paris et la Méditerranée. Selon l’observateur anglais Arthur Young, le taux d’urbanisation de l’Isère s’élève à 11% environ, soit deux fois moins que la moyenne nationale 1294 .

Les villes ne « retenaient que très exceptionnellement [l’] attention sur la qualité de l’urbanisme ou celle de la vie sociale », avec des rues étroites, sales, sans charme évident. Seule la capitale delphinale, Grenoble, semblait échapper à ce triste sort. Encore, n’est-elle par sa taille que la trentième ville du royaume avec vingt-quatre mille habitants. On observe plutôt un semis assez serré de bourgs et de petites villes, quoique inégalement réparties en Bas-Dauphiné. Voiron atteint péniblement alors les cinq mille âmes. Le Bas-Dauphiné se caractérise plutôt par un semis de petites villes ou de petits bourgs tels que Bourgoin , Crémieu, La Côte-Saint-André, ou Saint-Marcellin qui dépassent le seuil de deux mille habitants, mais elles se rapprochent davantage du gros bourg de province que d’une véritable ville 1295 . Aucune de ces petites villes ou bourgs ne possède alors de fonctions de commandement importantes.

Rien en Dauphiné ne permet de distinguer vraiment la ville de la campagne, pas même la présence d’artisans, commerçants, journaliers, officiers, notables et de nombreux domestiques, et encore moins l’activité industrielle. Mêmes les rues de Grenoble ou de Voiron étonnent par leur saleté, leur obscurité, leur étroitesse. Certes, les matériaux de construction y sont plus nobles que le pisé, avec l’usage de pierres et de tuiles… Le seul élément qui démarque réellement la ville de la campagne, c’est peut-être le rôle administratif dévolu à la première avec l’installation de l’administration royale et des juges seigneuriaux. Ce contrôle administratif est ainsi à l’origine d’une grande partie de la mobilité des ruraux. En 1836, près d’un cinquième de la population départementale (18,7%) vit dans un centre urbain d’au moins trois mille habitants, mais cette donnée ne reflète pas correctement l’urbanisation du département puisque la population n’est pas répartie de façon homogène 1296 .

Le surnom donné à la partie centrale du Bas-Dauphiné, les Terres Froides, indique clairement la rudesse de la contrée, cernée par le Rhône et les montagnes et perdue dans les marécages. Le Bas-Dauphiné se présente comme une succession de collines, de coteaux, de plateaux et de vallées, donnant naissance à une multitudes de petits « pays » séparés les uns des autres par ces éléments physiques.

Ainsi,

‘« à l’extrémité du plateau, nous eûmes un complet changement de vue : une longue descente bordée d’élégantes maisons de campagne, de frais vergers, de champs fertiles et de plantureux vignobles, nous conduisit dans la vallée de la Bourbre au débouché de laquelle se trouvent la ville de Bourgoin et le faubourg de Jallieu  ». ’

Au contraire, à une dizaine de kilomètres de là, le voyageur découvre

‘« la petite et verdoyante vallée de Saint-Savin . Animée par de nombreuses habitations, par des moulins et par un château placé au milieu d’un vaste parc, riche de ses vignobles et de l’éducation des vers à soie, renommée pour ses arbres fruitiers sur lequel le cep grimpe et s’enlace en festons gracieux, agréable par ses eaux limpides […], telle est cette jolie vallée » 1297 .’

En effet, les coteaux du Bas-Dauphiné sont alors recouverts de vignes basses ou de mûriers 1298 . Sans tomber dans un déterminisme géographique, il convient de noter que ces collines constituent un frein à la mobilité et renforcent l’esprit de village, en isolant davantage les populations. En fait, les relations humaines se nouent entre villages voisins. L’isolement est d’autant plus fort qu’en Bas-Dauphiné, le centre des villages ne rassemble pas la majorité de la population, plutôt dispersée en divers hameaux, surtout au XVIIIe siècle, comme par exemple à Montferrat 1299 . Leur univers quotidien se construit autour de la seigneurie et de la communauté, même si tout au long du XVIIIe siècle, on relève un élargissement de leur espace humain. Ainsi, les habitants des petites villes du crû entretiennent des relations uniquement avec les campagnes voisines situées dans un rayon inférieur à moins de dix kilomètres. En 1843, la situation a peu changé, semble-t-il, puisque les échanges commerciaux en Isère se limitent à la région grenobloise, dont Voiron . Les seules excursions que font les paysans hors de leur village, sont pour se rendre dans le bourg voisin à l’occasion d’une foire ou d’un marché, ou éventuellement pour assister à la messe, en utilisant des sentiers de terre ou de petits chemins, parfois à travers bois 1300 .

Notes
1294.

YOUNG (A.), 1976, tome 2, p. 858.

1295.

FAVIER (R.), 1987, FAVIER (R.), 1993, pp. 21, 27-28 et 35, LEPETIT (B.), 1988.

1296.

POUTHAS (C.-H.), 1956, pp. 70-71 et FEYEL (G.), 1987.

1297.

RAVERAT (A.), 1861, pp. 403-406.

1298.

MAZARD (C.), 1998, p. 264.

1299.

BELMONT (A.) et BIGAND-ESPAREL (P.), 1988, pp. 19-39.

1300.

GODEL (J.), 1968, pp. 135-136, WEBER (E.), 1983, p. 57 et FAVIER (R.), 1987, pp. 323-333.