La période qui englobe la fin de la Restauration et le début de la Monarchie de Juillet (vers 1826-1836) marque un tournant radical pour l’industrialisation du Bas-Dauphiné. L’activité toilière résiste jusqu’au début des années 1830. Comme dans le Cambrésis, elle doit affronter une offensive en provenance des industries cotonnières et soyeuses, pour conserver sa suprématie dans les campagnes 1326 . Elle entame alors un déclin irréversible. Pourtant, elle occupe dans les campagnes, davantage de bras que l’industrie de la soie jusqu’au Second Empire. Pourtant, l’activité toilière a insufflé un large esprit d’entreprise dans la région. Elle a éduqué les paysans au travail proto-industriel puis industriel. Elle a assuré la monétarisation des campagnes, par l’achat du chanvre et de fils de chanvre, et par la vente des toiles. Les tisserands ont pris goût, avec elle, à l’autonomie économique. Ce n’est donc pas un hasard si le tissage de soieries se répand au milieu du XIXe siècle sur le territoire de la nébuleuse toilière : les esprits sont déjà préparés et habitués au travail proto-industriel 1327 . Les habitants des campagnes ne sont donc ni surpris, ni rebutés par le tissage à domicile. Au contraire, celui-ci peut même être perçu comme la norme et comme un gage d’amélioration sociale.
Au début des années 1830, le sort de l’industrie cotonnière est également fixé : les structures sont en place et semblent elles aussi figées. Perrégaux n’est pas parvenu à susciter des vocations autour de lui pour donner naissance à un véritable centre cotonnier. Son réseau confessionnel, familial et professionnel a trouvé ses limites. D’abord considéré comme un atout, il devient rapidement un frein au développement. À travers l’exemple du centre cotonnier du Bas-Dauphiné, on dispose d’un cas de construction sociale d’une industrie : les relations nouées par la famille Perrégaux, en particulier Fritz , sont responsables de la trajectoire suivie par l’industrie cotonnière locale. Pourtant, le centre cotonnier du Bas-Dauphiné ressemble à un îlot de modernité, perdu au milieu d’un territoire rural gagné par le tissage manuel à domicile. D’emblée, ses promoteurs, Perrégaux et Debar , ont fait le pari audacieux de la mécanisation et de la concentration, plutôt que d’imiter la proto-industrie locale. On retrouve donc ici cette pluralité des mondes industriels comme dans tant de régions, à la même époque. Paradoxalement, l’organisation la plus moderne, c’est-à-dire la filature et le tissage de coton, ne parvient pas à s’imposer et à s’étendre au détriment de l’archaïque proto-industrie toilière. Pire, étant données les sommes englouties par Debar et Perrégaux dans leur projet d’entreprise intégrée, il est probable que la rentabilité de l’industrie cotonnière soit inférieure à celle de l’activité toilière ! Les chantres de la grande industrie ont donc perdu.
Quant au tissage de la soie, il se répand fortement dans les campagnes du Bas-Dauphiné à partir des années 1830. Le processus est antérieur, mais il s’accélère après cette date. Cependant, l’industrie de la soie fondée sous l’Ancien Régime n’a pas su se moderniser et s’adapter aux nouvelles normes industrielles. Les filatures et les moulinages du Bas-Dauphiné n’ont pas la taille critique suffisante pour rivaliser avec leurs rivaux ardéchois ou piémontais. Ils occupent moins d’ouvriers, sur du matériel souvent ancien. Enfin, les établissements pratiquant ces activités sont peu nombreux, loin des centaines de filatures de l’Ardèche et du Piémont. On adopte avec retard la filature à vapeur en Bas-Dauphiné. La sériciculture et ses industries annexes relèvent davantage de l’amateurisme, de l’empirisme et de la routine.
Les fabricants de soieries choisissent d’associer le tissage dispersé avec des fabriques. Mais l’âge d’or du tissage à domicile se situe plutôt dans la seconde moitié du siècle, entre 1850 et 1880. Les premiers fabricants-usiniers font leur apparition : ils intègrent un tissage de soieries à leur activité commerciale, bousculant les habitudes lyonnaises. Les premiers à tenter cette expérience en s’affranchissant des règlements urbains, ont souvent grandi à l’extérieur de l’univers de la Fabrique, ce qui leur offre une plus grande ouverture d’esprit dans leur carrière : ils ne restent pas figer sur les structures du passé, mais savent au contraire mieux les adapter aux circonstances. L’agitation régulière des canuts a pu motiver les fabricants de soieries à accélérer la « ruralisation », amorcée dès le début du siècle, bien avant les révoltes de 1831 et 1834. La « ruralisation » est en partie motivée par la mutation des marchés anglais et américains, avides de soieries. Pour les fabricants, il s’agit donc de répondre à la forte demande, le plus rapidement possible, en réduisant les coûts de production pour affronter la concurrence anglaise. De cette « ruralisation », il faut également moins y voir une vengeance, comme certains ont pu le penser, qu’une réponse aux peurs que les soulèvements ont provoqué parmi les élites lyonnaises.
De cette étude, il ressort que dès la fin du XVIIIe siècle, trois foyers différents d’industrialisation commencent à se structurer. Le bourg de Voiron concentre des activités négociantes et des capitaux, propices à l’émergence d’un esprit d’entreprise parmi la population. Celui de Bourgoin s’organise autour d’une manufacture qui rassemble derrière ses murs, une main d’œuvre importante, grâce à l’intervention de capitaux et d’acteurs externes. Enfin, le Bas-Dauphiné rural se caractérise par la présence d’une nébuleuse toilière fondée sur le tissage à domicile, dans un contexte marqué par une omniprésence nobiliaire, par une grande pauvreté et une forte pression démographique. Habitués de longue date à tisser à domicile, les paysans acceptent sans trop de difficulté de perpétuer la pluriactivité avec l’introduction du tissage de soieries. Les deux premiers foyers reposent sur une concentration des hommes, habitués aux échanges quotidiens, tandis que le troisième foyer se distingue par la dispersion des hommes, ayant des contacts limités entre eux.
GUIGNET (P.), 1979.
Voir les analyses de MARSHALL (A.), 1990.