La « ruralisation ».

Les campagnes du Bas-Dauphiné n’adoptent massivement le travail de la soie qu’à partir de la fin des années 1840, soit au mieux une dizaine d’années après les révoltes. Les actes de mariage d’un village comme La Bâtie-Montgascon , au centre de la nébuleuse du travail à domicile, attestent ce phénomène : les premiers ouvriers en soie apparaissent timidement vers 1846.

En 1848, l’Isère comprend déjà 10% des métiers au service des fabricants hors de Lyon, et ce chiffre ne cesse de croître dans la seconde moitié du siècle : en vingt ans, le nombre de métiers à tisser la soie quadruple en Isère, majoritairement situés en usines. De même, à la fin du Second Empire, cent une communes iséroises abritent des métiers à tisser la soie contre à peine une vingtaine en 1850 1338 . La massification du phénomène n’est réelle qu’à partir du Second Empire 1339 . Faut-il voir ici un effet des mesures d’exemption fiscale décidées en 1858, renforçant le régime dérogatoire de 1844 ? En effet, le gouvernement accorde à cette date une exemption de patente à tous les ateliers familiaux en chambre 1340 . L’éloignement géographique n’explique pas ce décalage dans le temps, car les communes iséroises les plus proches de Lyon n’ont finalement pas été retenues par les fabricants pour y installer un grand nombre de métiers. En 1850, on dénombre en Isère (en fait essentiellement le Bas-Dauphiné ; en outre à l’époque, le département de l’Isère s’avance administrativement jusqu’aux portes de Lyon) environ trois mille six cents métiers à tisser la soie dont deux mille dispersés et mille six cents en fabrique ; cela représente environ 10% des métiers de la Fabrique lyonnaise 1341 . C’est finalement peu au regard des sentiments de peur et de vengeance qu’auraient suscité les révoltes de 1831 et 1834 chez les fabricants. Peut-être, faut-il envisager alors ces soulèvements plutôt comme un catalyseur ou une prise de conscience ?

En 1847, la maison Brunet, Cochaud & Cie fait travailler une centaine de métiers à tisser à Corbelin . La même année, on dénombre cent quarante métiers à tisser à Apprieu , près de Voiron , alors que la commune compte environ mille huit cents âmes. D’autres métiers sont signalés aussi à Châbons et autour de Crémieu 1342 .

Tableau 18-Métiers à tisser de la Fabrique lyonnaise.
Année Nombre total de métiers à tisser au service de la Fabrique lyonnaise Nombre de métiers à tisser à Lyon Part des métiers installés à Lyon
(en %)
Part des métiers installés à la campagne
(en %)
1790 16.530 16.500 99,8 0,2
1800 5.000 5.100 98 2
1810 18.216 17.520 96,1 3,9
1820 25.268 22.700 89,8 10,2
1825 28.967 22.790 78,6 21,4
1830 37.543 29.278 77,9 22,1
1835 49.506 31.523 63,6 36,4
1840 57.500 27.450 47,7 52,3
1872 120.000 30.000 25 75

Source : LEVY-LEBOYER (M.), 1964, p. 143.

Les fabricants lyonnais désireux de s’établir en Bas-Dauphiné trouvent un accueil plutôt favorable parmi les élites locales, notamment à Voiron . Le maire de cette cité, en 1848, le négociant en toiles Frédéric Denantes, se voit proposer par des patrons lyonnais, d’installer des métiers à tisser dans sa bonne ville en échange de divers encouragements. La municipalité s’engage notamment à verser une prime de mille francs à chaque fabricant qui accepterait de fixer des métiers à tisser en ville, mais à la condition que les apprentis choisis par les fabricants lyonnais pour être formés à l’usage du métier à soie, proviennent aux trois-quarts de Voiron. Alors que la fabrication des toiles de chanvre se languit depuis plusieurs années déjà, entraînant misère et chômage autour de la Morge, les autorités locales y voient la chance de restaurer la prospérité et d’éviter un soulèvement populaire, d’autant que la révolution parisienne vient de chasser Louis-Philippe de son trône. Dans les semaines qui suivent, les autorités municipales, pressées probablement de d’assurer la paix sociale à Voiron, fondent un atelier-école au-dessus de la halle aux grains, dans une pièce mise gracieusement à la disposition d’un fabricant lyonnais, chargé de délivrer aux ouvriers volontaires les rudiments du métier de tisseur en soie. La salle de cours proposée peut abriter jusqu’à deux cents personnes. Une fois formées, celles-ci doivent, dans l’esprit des édiles, à leur tour assurer la diffusion de leur savoir technique afin de contribuer au succès de l’implantation de la soie à Voiron. Après deux ans de fonctionnement environ, l’atelier-école de la soie ferme ses portes le 24 juin 1850 1343 . En effet, les fabricants lyonnais ont besoin d’une pépinière de bras, en qualité et en quantité, pour consentir à la migration d’une partie de leur processus de fabrication à plus de cinquante kilomètres du centre de commandement lyonnais.

Souvent, l’industrie de la soie est accueillie très favorablement dans les villages miséreux du Bas-Dauphiné, d’autant que l’activité toilière se languit depuis plusieurs années déjà. Les autorités municipales, parties prenantes de certaines négociations, sont prêtes alors à toutes les concessions pour assurer le bien-être matériel de leurs administrés et freiner l’exode rural 1344 . Ainsi, le maire du Pin, un village de mille âmes environ, situé dans le canton de Virieu, à l’écart des principaux axes de communication, accepte les conditions avancées par un petit façonnier de Rives , Maurice Lacollonge, pour fournir du travail aux femmes et aux filles de la commune : ce dernier s’engage à leur donner de la matière première si femmes et filles sont réunies dans un seul local, probablement pour mieux les surveiller, et s’il dispose d’une exclusivité d’embauche pendant cinq années sur celles-ci. Autrement dit, les filles et leurs parents en question doivent promettre de ne pas le quitter pour un autre employeur. En retour, Lacollonge garantit un travail permanent et une rémunération supérieure à celle de ses confrères. La municipalité est directement mise à contribution, puisqu’elle doit rémunérer avec ses propres deniers le contremaître choisi à hauteur de mille francs et paie également pendant deux ans la formation des ouvrières, en fait leur travail. Dans les faits, la somme versée par la municipalité est rapidement réduite de moitié 1345 .

Selon Frédéric Faige-Blanc , les tisseurs à domicile

‘« partagent leur temps entre les travaux agricoles et l’industrie, et c’est en quoi ils augmentent le nombre des bras de l’exploitation au lieu de quitter les campagnes ou de se détourner de l’agriculture ».’

Pour lui,

‘« Cette union de l’agriculture et de l’industrie […] est, en industrie, la seule forme conservatrice de la morale. Car tandis que, dans les fabriques, les gains des ouvriers et des ouvrières ne sont obtenus qu’au prix de l’abaissement le plus affligeant de la moralité, au domicile rural, au contraire, le gain matériel s’augmente du double bienfait de la morale conservée et du lien de famille resserré » 1346 .’

En 1853, la Fabrique lyonnaise emploie soixante mille métiers à tisser, soit un doublement par rapport à 1825. Dans les années 1870, alors que la Fabrique connaît une période de prospérité exceptionnelle, elle emploie près de cent mille métiers à tisser, dont plus de soixante-dix mille placés désormais à la campagne (70%) 1347 . Devant la forte demande anglo-saxonne, les fabricants lyonnais doivent accroître rapidement la production. Pour atteindre cet objectif avec des métiers manuels, la solution consiste à augmenter le nombre de métiers, à défaut d’investir massivement dans la mécanisation 1348 .

Carte 10–Le tissage de soieries à domicile en 1862.
Carte 10–Le tissage de soieries à domicile en 1862.

Source : JOUANNY (J.), 1931, p. 47.

À la fin du Second Empire, le tissage des soieries est désormais solidement installé en Isère 1349 . Les estimations les plus généreuses avancent le chiffre considérable de cent vingt mille métiers à tisser au service de la Fabrique lyonnaise de soieries, dont un quart seulement situés à Lyon 1350 . En 1872, on dénombre dans le seul arrondissement de La Tour-du-Pin neuf mille deux cents personnes, dont cinq mille femmes, travaillant pour l’industrie de la soie, contre deux mille cinq cents pour la ganterie ou quatre cent cinquante pour la papeterie 1351 . En moins d’une trentaine d’années, un tissu productif particulièrement dense se met en place en Bas-Dauphiné.

Cependant, la ruralisation de la Fabrique lyonnaise ne concerne pas l’ensemble du département. Ce sont les cantons du Nord-est, les plus proches de la Savoie, qui abritent le plus de métiers à tisser à domicile, au Nord d’une ligne Bourgoin /Voiron , soit à plus de quarante kilomètres de Lyon, formant ainsi entre Lyon et cette nébuleuse, une sorte de no man’s land soyeux. Pour implanter leurs métiers à tisser, les fabricants lyonnais ont choisi les cantons les plus pauvres du Bas-Dauphiné. C’est ce qu’il ressort de l’étude du montant des contributions directes par habitant et par canton 1352 . Dans dix cantons sur vingt-cinq, le montant des contributions directes par habitant ne dépasse pas douze francs, avec un minimum pour le canton de Morestel (8,60 francs par habitant). Proches de la Savoie, ces cantons se caractérisent par un climat plus rigoureux que dans la vallée du Rhône, par l’absence de villes et une ruralité très prononcée. Pourtant, ils ne sont pas totalement à l’écart des échanges avec l’ancien poste frontière de Pont-de-Beauvoisin , le Rhône au Nord et la proximité de la route de Grenoble. À l’exception des centres industriels urbains de Bourgoin et Voiron (deux cantons dans la classe de treize francs par habitants de contributions directes), les autres cantons participent peu à la ruralisation du tissage. En d’autres termes, les fabricants lyonnais, comme on pouvait le présumer, cherchent des contrées déshéritées afin d’y pratiquer des conditions salariales toutes à leur avantage. Ils se présentent en position de force pour imposer leurs conditions à une population miséreuse. En 1877, enfin, on relève la forte croissance du tissage de la soie dans ce département, puisque désormais, ce sont plus de vingt mille métiers à tisser qui battent au service de ces messieurs de Lyon, alors que le centre de la Fabrique, c’est-à-dire la ville de Lyon, n’en possède plus que vingt-huit mille environ 1353 . En 1881, les chantres de la Fabrique lyonnaise avancent toujours les chiffres de cent vingt mille métiers à bras et de vingt mille métiers à tisser mécaniques, répartis sur un vaste territoire manufacturier 1354 .

Les riches soieries façonnées, tissées sur des métiers Jacquard, sont toujours confiées aux canuts lyonnais en raison de leur solide expérience professionnelle et des pressions corporatives qu’ils exercent pour conserver pour eux les beaux articles. Les soieries unies, noires ou de couleur, les foulards ou les articles plus légers, destinés au marché du demi-luxe, sont attribués aux tisseurs ruraux 1355 . Mais les façonniers voironnais installent dans leurs usines des métiers pour les façonnés. Le déclin dans les années 1860 des façonnés auprès de la clientèle traditionnelle de la Fabrique au seul profit des étoffes unies et mélangées, ne peut donc que favoriser l’expansion du tissage rural.

On relève aussi une certaine permanence dans la localisation du travail à domicile. Les métiers à tisser la soie remplacent les métiers à tisser les fibres de chanvre selon une logique déjà à l’œuvre dans d’autres territoires proto-industriels 1356 .

Notes
1338.

LEQUIN (.), 1977, vol. 1, p. 30, 66-68.

1339.

À Coutouvre, dans le Roannais, le tissage à domicile du coton est à son apogée en 1866 et se maintient à un haut niveau jusqu’au milieu des années 1880, d’après BELUZE (J.-F.), 1987.

1340.

FAURE (A.), 1983.

1341.

JOUANNY (J.), 1931.

1342.

ADI, 2N4/2, Rapport du sous-préfet de La Tour-du-Pin destiné au Conseil d’arrondissement, session 1847.

1343.

REVERDY (N.), 2004, p. 15-17 : la proposition des fabricants lyonnais est soumise au Conseil municipal le 15 février 1848.

1344.

JONAS (R. A.), 1994, pp. IX-X.

1345.

ADI, 138M4, Extrait du registre des délibérations du conseil municipal du Pin le 18 mai 1850 et lettre ms du 1er juillet 1851.

1346.

Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, Enquête agricole, 2 e série, enquêtes départementales, 25 e circonscription, Hautes-Alpes, Haute-Savoie, Isère, Paris, Imprimerie Impériale, 1867, p. 216.

1347.

LAFERRERE (M.), 1960, p. 121, DUMOLARD (P.), 1983, p. 92.

1348.

JONAS (R. A.), 1994, p. 55.

1349.

SCEAU (R.), 1995, p. 157.

1350.

Exposition Universelle de Vienne, La Fabrique lyonnaise de soieries, son passé, son présent, Lyon, Imprimerie Louis Perrin, 1873, p. 25.

1351.

ADI, 162M3, Enquête sur les conditions du travail en France, rédigée par le sous-préfet le 17 novembre 1872.

1352.

CROZET (F.), 1869 : à la fin de chaque chapitre cantonal, Crozet fournit, par commune, des informations sur la population et le montant des contributions directes. Nous avons réuni les cantons de Vienne-Nord et de Vienne-Sud ensemble, car Crozet n’a pas distingué la répartition des contributions directes de la ville de Vienne selon ces deux cantons.

1353.

LEQUIN (Y.), 1977, vol. 1, p. 30, 66-68 : en 1869, on dénombre en Isère cinq mille métiers à domicile et neuf mille deux cents installés dans des fabriques.

1354.

PERMEZEL (L.), 1883, p. 12.

1355.

LAFERRERE (M.), 1960, p. 114.

1356.

DEWERPE (A.), 1985, p. 42.