Le Bas-Dauphiné, terre d’accueil du travail à domicile.

À y regarder de plus près, le choix des Terres Froides pour placer les métiers à tisser ne provient sans doute pas d’un calcul économique. Mais la zone quadrilatère repérée par les fabricants possède une longue tradition de travail à domicile, avec le filage et le tissage des toiles de chanvre, qui, d’une certaine façon, rappelle l’organisation du travail en vigueur sur les pentes de La Croix-Rousse. Le négociant voironnais a tenu pendant plusieurs décennies un rôle plus ou moins équivalent à celui du fabricant lyonnais.

Plus largement, les autorités ont favorisé le travail à domicile en milieu rural, notamment après la Révolution de 1848 et le retour au pouvoir dans les mois qui ont suivi, des conservateurs. Le Préfet de l’Isère se fait alors l’interprète des décisions gouvernementales lorsqu’il constate que

‘« l’agglomération des fabriques au sein des grands centres de population est signalée, depuis longtemps […], comme une cause active de démoralisation et de misère, […] une cause de danger pour l’avenir même de l’industrie, car les prix relativement plus élevés de la main d’œuvre dans les grandes villes entravent nécessairement la solution de ce problème posé incessamment par la concurrence qui commande de produire chaque jour mieux et à meilleur marché » 1357 .’

Les années 1850 et 1860 donnent lieu à une intense compétition entre la Fabrique de toiles de chanvre, la Fabrique de soieries, la broderie et les gantiers grenoblois pour attirer à eux ces travailleurs à domicile. Ainsi, pour la broderie, à partir de 1840, la maison Dognin, spécialisée à l’origine dans la fabrication de tulles, fondée en 1805 et installée à Lyon, a entrepris d’étendre ses activités de broderie depuis sa fabrique de Condrieu, dans la vallée du Rhône. Pour cela, elle a établi des centres d’essaimage et de distribution de tâches à domicile autour de La Verpillière, Saint-Jean-de-Bournay et Le Péage-de-Roussillon, pour ne citer que les plus importants en Bas-Dauphiné. Au total, cette entreprise occupe, dans les années 1870 entre cinq et six mille brodeuses, tant dans cette contrée qu’en Ardèche ou dans le Rhône 1358 .

La ganterie grenobloise emploie alors jusqu’à trente mille personnes, aussi bien en Oisans, Mathésine, Vercors ou en Bas-Dauphiné. Elle repose sur une organisation analogue à celle de la Fabrique lyonnaise, avec à sa tête des maîtres gantiers, propriétaires de la matière première qu’ils distribuent à des ouvriers façonniers, aussi bien en ville qu’à la campagne. La place grenobloise est alors dominée par les Jouvin et les Reynier, puis par les Perrin. La forte croissance de la production gantière grenobloise repose à la fois sur l’esprit inventif de Xavier Jouvin, sur l’essor de la mode et sur l’ouverture douanière du marché anglais aux gants français à partir de 1826, mais la ganterie grenobloise « avait dilaté les formes du passé sans les renouveler » pour répondre à la formidable croissance des marchés anglais et américains, tout au moins jusqu’au début des années 1870. À partir de 1872, le travail des gants dans les campagnes du Bas-Dauphiné reflue en raison de la pression exercée sur la Fabrique grenobloise à la fois par la concurrence de la Fabrique lyonnaise pour le recrutement de la main d’œuvre, et par des difficultés propres à l’industrie grenobloise des gants (concurrence, mécanisation, perte de marchés). Il n’empêche qu’en 1875, la ganterie grenobloise réalise un chiffre d’affaires d’une trentaine de millions de francs. D’ailleurs, à partir du début du XXe siècle, la fabrication des gants se concentre majoritairement en usine 1359 .

Cette rivalité sur le marché du travail pour trouver de la main d’œuvre disponible dans les campagnes, explique pour une part la pénétration parfois lente et progressive des métiers lyonnais, au moins jusqu’aux années 1860. D’autant que l’exode rural est déjà perceptible dans certaines communes, rendant la concurrence plus forte encore. Ainsi, au cours du premier trimestre 1860, le rapport de force en Bas-Dauphiné est le suivant : mille quatre-vingt-huit personnes travaillent pour la ganterie grenobloise (dont plus de la moitié à Crémieu), contre mille cinquante-sept à la broderie de tulle ou au crochet, mille sept cent soixante-quinze à la fabrication des toiles de chanvre et déjà dix mille neuf cent vingt-deux pour les étoffes de soie (filature, moulinage, tissage, soie, crêpe, passementerie).

Même à Voiron , pourtant centre de la fabrique de toile, la soie dépasse désormais le chanvre, avec ses mille quatre cent soixante-neuf ouvriers. En à peine trois années, l’effectif des tisserands de toiles et des peigneurs de chanvre voironnais a chuté de plus de la moitié, passant de deux mille huit cent vingt et une personnes à mille deux cent treize, victimes de la rude concurrence des toiles du Nord et de l’importation des chanvres napolitains. Dans quelques communes, comme La Bâtie-Divisin, Montferrat, Paladru et surtout Saint-Geoire , le travail du chanvre assure encore l’existence d’une majorité de la main d’œuvre proto-industrielle, mais ce sont des exceptions. En revanche, les habitants de Corbelin , La Bâtie-Montgascon , et ou encore Faverges par exemple, qui travaillaient encore largement le chanvre dans les années 1840, s’en sont à présent détournés. La pression est particulièrement forte envers les fabricants de toiles qui ne parviennent plus à fidéliser leurs ouvriers. Le remplacement du chanvre par la soie dans les ateliers dispersés semble avéré lorsque l’on examine la répartition de ses deux activités : en 1848, alors que la fabrication des toiles se languit depuis plusieurs années déjà, elle emploie encore plus de quatorze mille personnes dans les arrondissements de La Tour-du-Pin et de Saint-Marcellin , dont six mille trois cents dans le canton de Saint-Geoire, quatre mille cinq cents dans celui de Morestel et deux mille cinq cents dans celui de Rives , mille huit cents tisserands dans celui de Saint-Geoire, cinq cents dans celui de Pont-de-Beauvoisin . À cette date, près de trois mille neuf cents personnes en Isère (environ les deux tiers de femmes) s’échinent sur des métiers à tisser au service de la Fabrique lyonnaise.

En 1850, le conseil municipal de La Tour-du-Pin souligne que « l’industrie des toiles est perdue pour le pays, ce qui prive les femmes et les filles de gagner leur existence ». Femmes et filles qui jadis filaient le chanvre sur des rouets, s’activent désormais sur des métiers à tisser la soie, ce qui entraîne une pénurie de fils de chanvre. Quant à Voiron , le siège de la Fabrique toilière, le basculement en faveur de la soie s’effectue sous le Second Empire. En 1869, on dénombre encore mille cent trente tisserands de toiles en ville contre mille quatre cent soixante-neuf ouvriers en soie : ainsi, un quart de la population totale de la ville travaille dans l’industrie textile 1360 . Or, ces cantons figurent dans les décennies suivantes parmi les plus actifs dans le tissage des soieries.

À Moirans , c’est une fabrique de chapeaux de paille qui emploie entre mille et mille cinq cents femmes à domicile pour les produire. Dans le département, la fabrication de chapeaux de paille représente un chiffre d’affaires compris entre 1.200.000 et 1.500.000 francs en 1873 1361 . Au milieu du siècle, le travail du cuir prend un essor formidable autour du village d’Izeaux, dans la plaine de la Bièvre. En 1852, une trentaine de petits patrons distribuent pendant la saison d’hiver, du cuir à plus d’une centaine d’ouvriers pour fabriquer des chaussures à domicile. Ce n’est qu’à la fin du siècle qu’apparaissent les premières usines de chaussures dans ce village et à Sillans 1362 .

Quelque soit l’activité proto-industrielle, il s’agit d’une production orientée vers le marché. Le stade de l’autoconsommation paysanne est donc dépassé. Dès lors, le rapport salarié ne cesse de se diffuser dans les campagnes du Bas-Dauphiné. D’ailleurs, pendant tout le Second Empire, la tendance est à l’augmentation des salaires en Bas-Dauphiné. La sécurité qu’offre le travail de la soie, grâce à des revenus en argent, ainsi que des tâches moins pénibles et mieux rémunérées, assurent le succès de la proto-industrie dans la contrée 1363 .

Pour l’apprentissage du tissage dans les campagnes, il existe plusieurs trajectoires possibles : soit migrer à Lyon pour y apprendre le métier pendant quelques semaines voire quelques années avant de revenir au pays, soit solliciter un tisseur rural au moyen d’un brevet d’apprentissage sur le modèle de ce qui se pratiquait sous l’Ancien Régime en échange d’une somme fixée préalablement, soit apprendre sur le métier à tisser familial 1364 .

Le Second Empire marque l’âge d’or du travail à domicile avec une offre multiple. À la nuance près, que désormais les ouvriers à domicile ne sont plus propriétaires de leurs outils de production qui appartiennent à des contremaîtres, à des patrons façonniers ou aux fabricants. En économisant aux ouvriers les frais d’achat d’un métier, les donneurs d’ordres s’assurent plus facilement la coopération de la main d’œuvre locale.

Notes
1357.

ADI, 1N4/16, Rapport du Préfet de l’Isère au Conseil général, année 1850.

1358.

AMT, D1724, Lettre ms d’Isaac adressée à Morand le 27 juillet 1877. Pour assurer le bon développement de son activité de broderie, la maison Dognin a ouvert une école de dessin à Condrieu.

1359.

CHOMEL (V.), 1976, pp. 256-260 et VEYRET-VERNER (G.),. Voir également les rapports des inspecteurs de la Banque de France à Grenoble, notamment en 1875.

1360.

LEON (P.), 1954a, pp. 580-581, 742-743, LEQUIN (Y.), 1977, vol. 1, p. 17, 29.

1361.

ADI, 138M10, Situations industrielles trimestrielles de l’Isère (quatre arrondissements), entre 1856-1860 et ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1873. Louis-Pierre-Aîmé Giroud, né à Grenoble le 14 octobre 1823, est l’organisateur de cette fabrique de chapeaux de paille, fondée en 1846 sous la raison sociale L. & A. Giroud.

1362.

BERNARD (P.), 1952.

1363.

ADI, 162M3, Enquête sur les conditions du travail en France, rédigée par le sous-préfet de l’arrondissement de La Tour-du-Pin le 17 novembre 1872.

1364.

LEQUIN (Y.), 1977, vol. 2, p. 8.