On assiste à l’émergence d’un groupe de petits entrepreneurs ruraux en marge des fabricants de soieries lyonnais et des façonniers plus importants. Le premier élément de différenciation apparaît dans la taille de leurs entreprises. On l’a compris, leurs capitaux sont modestes 1452 . Contrairement à la majorité des ouvriers à domicile, les façonniers sont propriétaires de leur matériel de tissage.
Au début des années 1850, de petites fabriques font leur apparition dans les campagnes du Bas-Dauphiné, notamment autour de Chimilin , Corbelin , La Bâtie-Montgascon . Dans le premier village, on mentionne l’existence de deux fabriques en 1853, celle d’Antoine Monnet, récemment ouverte, avec vingt-quatre ouvrières, et celle de la société Andréan & Revoux, avec une cinquantaine d’ouvrières 1453 .
En 1854, Anselme Riboud , le directeur de la fabrique de Châteauvilain appartenant à la maison Alexandre Giraud & Cie, décide d’acquérir un moulinage de soie, construit une quinzaine d’années auparavant et situé à quelques mètres de là, dans le même hameau, mais sur la commune des Eparres pour 16.000 francs. Originaire de Moutiers (Savoie), il a débuté sa carrière à Lyon. Son entreprise ne survit que grâce aux ordres que lui adresse la maison Giraud, sa voisine. D’ailleurs, avant son décès en 1860, Riboud cherche à assurer sa position financière en louant verbalement son établissement à la puissante fabrique voisine pour huit cents francs par an. L’affaire ne compte que six cents tavelles et deux cents broches ce qui ne suffit probablement pas aux Giraud. À son apogée, le moulinage Riboud a employé jusqu’à une cinquantaine d’ouvrières contre à peine une dizaine en 1870 1454 .
Jean-Mathieu Boirivant , natif de Lyon, vient s’installer à La Bâtie-Montgascon , en relation probablement avec un de ses parents, Joachim Boirivant, un fabricant de couvertures installé à Réaumont. Il a probablement appris les rudiments du métier à Lyon, peut-être avec ses frères, dont au moins un y poursuit une carrière de tisseur. L’aîné de la fratrie Boirivant, Antoine, fabricant de soieries de Lyon de son état, se trouve être par son mariage le beau-frère de Victor Auger (lui-même gendre de Louis-Rose Gindre ), le fondateur de l’usine-pensionnat de Boussieu . Auger et Antoine Boirivant ont dû contribuer à l’installation de Jean-Mathieu et lui procurer un travail régulier. Cela est confirmé par le fait, que six mois après son décès, son frère, Antoine Boirivant fait l’acquisition d’une fabrique à Chimilin pour 15.000 francs, probablement pour compenser sa disparition. Il est possible que par sa mère, née Monnet, Boirivant ait des attaches familiales à La Bâtie-Montgascon où l’on compte une famille Monnet, elle aussi propriétaire d’un petit tissage. Boirivant se présente lors de son mariage en 1859 comme un « propriétaire » installé à La Bâtie-Montgascon. Grâce à l’argent de son épouse et à ses économies, il construit une petite fabrique dans le village pour y tisser la soie : l’affaire est modeste si l’on se réfère aux revenus inscrits auprès du receveur de l’enregistrement des mutations par décès en 1868, 930 francs (soit un capital de 18.600 francs). Il confie ses ouvrières (au mieux une vingtaine de filles) à sa sœur, Césarine, promue au rang de contremaîtresse. Chez lui, outre son mobilier personnel, on trouve six lits en fer réservés au personnel. En 1880, la fabrique Boirivant occupe vingt-neuf ouvriers 1455 .
À la même époque, à la fin des années 1850 ou au début de la décennie suivante, Antoine Jourdan , originaire de Corbelin , s’installe dans une commune proche, Saint-Victor-de-Morestel . Il prend pour associé Pierre Farge , un commis négociant domicilié à Lyon, montée de la Grande Côte. Jourdan achète à crédit des métiers à tisser qu’il essaime dans le village tandis que chaque associé apporte 1.000 francs en espèces pour payer les premiers salaires. En 1861, il possède déjà un petit pécule évalué à 3.000 francs, lorsqu’il épouse Claudine-Pélagie Liard, une ouvrière en soie de Corbelin. Grâce à ses premiers bénéfices, il achète en 1864 une ancienne forge dans le village pour 3.500 francs, payables en trois annuités, qu’il s’empresse de transformer en fabrique. La même année, Farge décède sans postérité en laissant une succession sommairement évaluée à 12.500 francs (sans tenir compte d’une petite propriété dans l’Ain). En 1889, Antoine Jourdan fait travailler chez lui ou chez les ouvriers, quarante-cinq métiers à tisser à bras. Neuf ans plus tôt, il occupait trente-deux ouvriers. Toutefois, à ce moment-là, ses trois enfants ne semblent pas manifester un vif enthousiasme pour lui succéder. Deux d’entre eux vivent d’ailleurs à Lyon. Son seul garçon y vit comme ouvrier boucher. Le dur labeur quotidien d’un petit patron n’est guère attractif 1456 .
Non loin de là, à Corbelin , Jean-Baptiste Bouillon , un ancien commis du tissage Michel frères, situé dans la même commune, franchit le pas à son tour pendant les années 1860, imitant ainsi les Charlin , Boirivant et autres Michoud. Grâce à ses premières économies, il achète à la fin de l’année 1860, une petite maison, puis quelques mois plus tard, un petit bout de vigne. Vers 1865, il parvient à créer son tissage à façon. Il construit une fabrique dans laquelle il entrepose d’abord des métiers à bras puis quelques métiers mécaniques, tout en s’appuyant sur une petite armée de tisseurs en chambre. En 1880, il fait travailler trente-cinq ouvriers dans sa fabrique. Bouillon est l’un des rares petits façonniers à transmettre son entreprise à ses fils, pérennisant ainsi son entreprise. Au printemps 1887, il la vend pour 30.000 francs à ses deux fils, Jean-Baptiste-Antoine et Georges, payables en mensualités de 250 francs pendant dix ans. En 1897, l’actif de la société Bouillon frères est évalué à 40.500 francs. Son autre fils, Augustin-Adrien est d’abord employé par Célestin Lalechère , un autre façonnier installé à Saint-André-le-Gaz , avant de fonder à son tour une entreprise de tissage à façon à Veyrins au début des années 1890, grâce au prêt de 20.000 francs consenti en 1895 par le notaire d’Aoste, parent de son épouse 1457 .
Les petites fabriques rurales qui abritent au maximum une cinquantaine de métiers, se rencontrent surtout au nord du département, dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin . Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, elles ont aussi recours au travail à domicile.
Ces petits façonniers se rapprochent des petits entrepreneurs lunetiers ruraux du canton de Morez (Jura). Voir OLIVIER (J.-M), 2004, pp. 344-357. Mais ces derniers, par leur souci d’innovation, correspondent davantage au portrait de l’entrepreneur schumpéterien.
ADI, 162M10, Rapport ms d’inspection du travail des enfants dans les manufactures destiné au sous-préfet de l’arrondissement de La Tour-du-Pin le 12 juillet 1853.
ADR, 3E12302, Contrat de mariage devant Me Dugueyt, à Lyon, le 24 mai 1849, ADI, 3Q4/73, ACP du 10 juillet 1854 (vente devant Me Chenavas, à Bourgoin , le 4 juillet, 3Q4/724, Mutation par décès d’Anselme Riboud , le 14 juillet 1860, 162M3, Lettre ms du maire des Eparres adressée au préfet de l’Isère le 2 mars 1870. Anselme Riboud n’a pas de liens directs de parenté avec ses homonymes lyonnais, les riches fabricants et banquiers Riboud. L’un des frères d’Anselme est président du tribunal civil d’Albertville tandis qu’un autre est négociant à Arras. Il laisse à sa fille unique, Joséphine, une succession évaluée à 19.000 francs environ, 3Q4/106, ACP du 9 novembre 1868 (licitation devant Me Guillot-Cotte la veille).
ADI, 3E29011, Contrat de mariage devant Me Bonne, à Voreppe le 30 mai 1859, 3E28135, Liquidation de la communauté Boirivant devant Me Reynaud, à Corbelin , le 1er juillet 1868 et 3Q18/343, Mutation par décès du 27 janvier 1868, ADR, 46Q138, ACP du 1er février 1868 (vente devant Me Lombard, à Lyon, du 30 janvier 1868). Boirivant épouse Euphrosine-Julie Allard qui lui apporte 16.000 francs en espèces et un trousseau évalué à 2.000 francs. De ce mariage, ne naît aucun enfant. Lorsqu’il décède le 28 juillet 1867, il laisse une succession de 33.296 francs. Son frère aîné, Antoine, est alors négociant, domicilié dans la rue des capucins, ce qui laisse supposer qu’il est fabricant de soieries, tandis que ses deux autres frères sont l’un prêtre à Vernaison et l’autre, tisseur à Lyon. Il possède un compte courant de 20.000 francs environ déposés chez son frère aîné, à Lyon. Ce dernier, son débiteur, est peut-être son donneur d’ordres.
ADI, 3E28120, Contrat de mariage devant Me Reynaud, à Corbelin , le 29 avril 1861, 3Q16/371, Mutation par décès de Pierre Farge du 10 janvier 1865, 3E28062, Partage devant Me Descotes, à Corbelin, le 15 septembre 1889, 5U1117, Tribunal de Commerce de Bourgoin , Acte de société sous seing privé du 9 janvier 1860. En 1889, Jourdan possède également trois cannetières, six mécaniques à dévider, un pliage…
ADI, 3E18564, Contrat de mariage devant Me Giraud, à Morestel , le 27 mars 1851, 3Q18/81, ACP du 31 décembre 1860 (vente devant Me Reynaud, à Corbelin , le 28 décembre), 3Q18/82, ACP du 29 avril 1861 (vente devant le même notaire le 22 avril), 3Q18/137, ACP du 23 mai 1887 (vente devant Me Descotes, à Corbelin, le 15 mai), 3Q18/140, ACP du 21 mars 1888 (contrat de mariage devant le même notaire le 18 mars), 3Q18/163, ACP du 28 septembre 1895 (obligation de Me Genin, notaire à Pont-de-Beauvoisin , le même jour), 3Q18/168, ACP du 5 juillet 1897 (prorogation de société devant Me Descotes, à Corbelin, le 4 juillet).