Le capital financier ne suffit pas pour se mettre à son compte. Les façonniers, notamment les plus importants, doivent aussi solliciter leur capital social, rassemblant aussi bien leur famille, que des amis ou des relations d’affaires pour assouvir leurs ambitions.
Le bourg de Voiron apparaît comme un excellent milieu d’incubation pour le développement du tissage des soieries, avec ses traditions négociantes, ses banques locales et ses notaires. Lorsque Claude-Victor Pochoy 1460 se lance aux côtés de Joseph I Guinet, il ignore tout ou presque de l’industrie textile. D’ailleurs, son père le destine à reprendre la fabrique de cierges qu’il a fondée. Sans être dans l’opulence, les Pochoy vivent dans une certaine aisance matérielle, ce qui les rapproche probablement du monde des négociants toiliers. À sa mort, en 1842, Michel Pochoy, le père de Claude-Victor, est en mesure de léguer au moins 30.000 francs à chacune de ses deux filles et à son fils homonyme, négociant à Marseille. Dans son testament, il confie à son seul fils resté près de lui, à Voiron, Claude-Victor, le soin de poursuivre l’affaire familiale grâce au legs de sa maison, de sa fabrique, de son fonds de commerce et de diverses créances. Quant aux autres membres de la fratrie, ils ont quitté la ville, à l’exception de Marie, devenue l’épouse d’un marchand tanneur, Poncet. Joseph Pochoy a, quant à lui, brigué la prêtrise et officie à Crémieu puis à Noyarey, tandis que Charles entame une carrière de marchand à Lyon, avant de devenir employé à la Compagnie des Chemins de fer de Saint-Rambert à Grenoble. Enfin, son autre fille, Victorine a épousé un pharmacien de Belley (Ain), la ville natale de Michel Pochoy. Ainsi doté par son père, Claude-Victor Pochoy épouse pendant l’hiver 1844, la fille d’un propriétaire aisé de Saint-Geoire , Sophie Bertet , qui lui apporte avec son trousseau la coquette somme de quarante mille francs. Grâce à sa position pécuniaire, il est nommé adjoint au maire de Voiron au printemps 1849. Cette promotion lui permet d’intégrer davantage l’élite locale et surtout de côtoyer l’homme le plus riche de la cité, le maire Nestor Ducrest . Les deux hommes sympathisent et se lient avec l’entreprenant Joseph I Guinet, l’ancien directeur du tissage Flandin 1461 .
Ayant passé une quinzaine d’années à diriger la fabrique de Victoire Flandin à Voiron , Joseph I Guinet n’aspire qu’à être son propre patron, ce qui expliquerait les malversations dont il est accusé par le neveu et héritier de son ancienne patronne. Comme l’atteste l’épitaphe figurant sur sa tombe, Joseph I Guinet peut être considéré comme le « Fondateur des métiers mécaniques en soieries à Voiron » 1462 . En Janvier 1849, il décide de prendre du champ et quitte son poste. Au creux de la vague, il rebondit deux mois plus tard, en louant l’ancien monastère des Chartreux, à Moirans , transformé en tissage et équipé de vingt-huit métiers à tisser, pour 2.750 francs par an. L’affaire est modeste, trop sans doute pour un homme habitué à diriger une fabrique comportant au moins cent métiers. Deux ans plus tard, il retourne à Voiron où il s’associe à Claude-Victor Pochoy , fabricant de cierges et récemment promu adjoint au maire, pour louer la nouvelle fabrique, haute de deux étages avec deux dortoirs pour les ouvrières, que vient de construire Nestor Ducrest , le maire de la ville, pour 40.000 francs (plus 30.000 francs en travaux divers) selon les indications de Guinet lui-même. Pochoy et Ducrest sont tous les deux membres de la loge maçonnique de la ville, Triple Union et Amitié, fondée en 1847 1463 . Il conserve néanmoins l’exploitation de la fabrique de Moirans. Le bail de la fabrique Ducrest est consenti pour dix-neuf ans, au prix de 5.700 francs par an. L’achat d’une chute d’eau supplémentaire et de prairies en bordure de la Morge lui permet d’augmenter les capacités de son outil industriel 1464 .
Guinet a trouvé en la personne de Ducrest, un nouveau mécène industriel qui consent à avancer des fonds pour la construction de cet établissement que Guinet a promis d’exploiter et de gérer. Au début de l’été 1852, Pochoy, comprenant sans doute la formidable expansion de l’industrie des soieries, décide de tenter seul sa chance, après avoir appris les rudiments du métier aux côtés du meilleur maître possible, Joseph I Guinet. Il acquiert de Séraphin Tivollier un moulin à proximité de sa propriété, aux Prairies, pour 38.000 francs environ. Pour l’assister dans sa nouvelle aventure, il engage son beau-frère, le jeune Pierre Bertet , qui revient d’un long séjour dans la métropole lyonnaise. Devenus associés, les deux hommes, forts de leurs héritages paternels respectifs, achètent plusieurs parcelles de terres situées surtout à Saint-Jean-de-Moirans , au bord de la Morge. Pochoy dépense plus de 40.000 francs pour acquérir des terrains, tandis que dans le même temps, il revend certaines propriétés inutiles pour ses projets. Jusqu’au printemps 1857, il exploite un des tissages construits par Voluzan au hameau de la Plotière (vingt métiers à tisser). Claude-Victor Pochoy semble exceller dans les spéculations foncières. N’ayant pas suffisamment de capitaux pour édifier une vaste usine dans le quartier de Paviot, (Saint-Jean-de-Moirans ), sur ses nouveaux terrains, il décide alors de les louer et d’attendre patiemment le bon moment 1465 .
Entre 1857 et 1860, Guinet construit une nouvelle fabrique à Coublevie , une commune limitrophe, qu’il revend en 1860 à Pierre Bertet , le beau-frère de Pochoy. À ce moment, Bertet et Pochoy se séparent, à l’amiable semble-t-il, puisque Pochoy prête à son beau-frère 33.000 francs pour lui permettre de créer sa propre affaire et d’acquérir un tissage. Bertet sollicite également l’appui financier des religieuses de la communauté de la Visitation de Sainte-Marie (22.000 francs) et de deux rentiers de Voiron (18.000 francs) pour acquérir de Guinet le tissage 1466 .
Pochoy, qui a racheté l’ancien tissage Guinet en 1873, a besoin de nouvelles liquidités pour développer son entreprise. Il décide donc de revendre une de ses propriétés, celle des Prairies, acquise en 1852 de Séraphin Tivollier . Depuis 1855, cette propriété était louée à Séraphin Favier qui y a fait édifier son propre tissage. Ce dernier manifeste donc le désir légitime d’acheter le terrain sur lequel il a édifié sa fabrique, car le bail touche à sa fin. Pochoy lui vend la parcelle pour 75.000 francs, payables en plusieurs échéances, réalisant au passage une confortable plus value 1467 .
En 1854, c’est au tour du neveu de Claude-Victor Pochoy , Florentin Poncet , d’entreprendre la construction d’une usine à Voiron , au hameau de la Patinière. Rien ne permet de l’affirmer, mais il est possible de supposer qu’il a découvert le tissage des soieries aux côtés de son oncle : en effet, les deux hommes ayant quasiment le même âge, sont assez proches 1468 . Comme Pochoy, la famille Poncet est bien intégrée dans la société voironnaise, malgré quelques revers de fortune. Gaspard Poncet, le grand-père de Florentin, dispose au début de l’Empire, d’un revenu annuel évalué à 2.000 francs, qui justifie sa nomination au conseil municipal de la ville. Le père de Florentin reprend la tannerie familiale, mais en 1841, après quelques mauvaises affaires, il doit vendre sa maison et son atelier, ainsi que sa part dans un domaine rural hérité de son père. La famille se replie alors à Coublevie . Cela n’empêche nullement le jeune Florentin d’épouser une jeune fille bien née et dotée de 24.000 francs par sa famille, dont le père est l’un des hommes de confiance de Louis-Achille de Meffray 1469 . Quelques maigres indices laissent à penser que Florentin Poncet travaille dans la maison de négoce de toiles fondée par son oncle Urbain Poncet, une affaire de second ordre 1470 .
L’ambitieux jeune homme, sensible à la réussite de son oncle Pochoy, alors que la fabrique de toiles décline depuis de nombreuses années, décide de créer son propre tissage de soieries. Le projet initial de Poncet prévoit initialement la construction d’un établissement tissant aussi bien des toiles de chanvre que des soieries. Pour cela, il engage Jean-Pierre Favier et son fils, Séraphin, pour diriger son usine. Quelques mois après la mise en route des métiers à tisser, en février 1855, Poncet se sépare d’eux. Pour assurer son développement, Poncet a entre les mains un métier mécanique pour tisser le velours récemment mis au point. Il obtient un prêt de trente mille francs en 1858 pour poursuivre ses travaux d’extension par l’entremise de Bally, le notaire de son oncle. Les affaires de Poncet se développent rapidement grâce à la confiance qu’il suscite chez ses donneurs d’ordres lyonnais. Rien ne semble arrêter sa frénésie de croissance. En 1864, il acquiert pour 50.000 francs payés comptant une seconde fabrique à Voiron , le tissage du fabricant lyonnais Vulpilliat , fondé en 1833 par Joseph I Guinet avec l’argent de Victoire Flandin . En 1867, Poncet dirige alors une entreprise rassemblant plus de sept cents ouvriers. Mais une réussite aussi rapide attise les jalousies et les rancoeurs : pendant quelques années, les autorités lui refusent la Légion d’Honneur 1471 .
Pour quelques façonniers, la fortune familiale se constitue grâce à l’étroite collaboration d’un père et d’un fils, c’est-à-dire que tous deux sont conjointement fondateurs de l’entreprise familiale. Le père apporte, outre les économies de toute une vie, son expérience professionnelle, ses relations, tandis que le fils apporte sa fougue, son dynamisme… Ce type d’association est à l’origine des entreprises Béridot et Favier, à Voiron . Jean-Pierre Favier et son fils Séraphin se lancent conjointement en 1855, après une éphémère expérience au service de Florentin Poncet . Dans la famille Favier, les hommes exercent traditionnellement la profession de menuisier. Jean-Pierre débute sa carrière comme tel, et avant lui, son père Jean-Baptiste, travaillait déjà le bois. En 1829, il épouse une modiste, Antoinette-Marie Meunier-Burdin qui ne possède en tout et pour tout que son trousseau et une somme de 300 francs que doit lui donner son père trois ans plus tard. Il conserve son état de menuisier jusqu’en 1854. Au début de cette année-là, avec son fils Séraphin, il est engagé par Florentin Poncet qui souhaite créer une fabrique de toiles et de soieries à Voiron ; cet emploi leur assure 35% des bénéfices nets réalisés par le tissage des soieries. Lors de la mise en route de l’établissement en juillet 1854, la collaboration entre les trois hommes semble parfaite jusqu’au 17 février suivant où une vive altercation a lieu entre Jean-Pierre Favier et son patron qui, pour solde de tout compte, congédie ses deux employés. Sans situation, mais ayant participé à la construction d’une première fabrique, les Favier décident de monter leur propre affaire. Avec quelques économies et la maigre part d’héritage reçue par sa femme (un peu moins de 2.000 francs), ils parviennent à convaincre Claude-Victor Pochoy de leur louer un terrain sur lequel existent des moulins et une chute d’eau pour y construire une fabrique, en échange d’un loyer annuel de 4.000 francs par an 1472 . Pour couvrir ses frais d’aménagement du site et la construction du nouvel édifice, Jean-Pierre Favier doit mobiliser davantage de capitaux que les quelques milliers de francs qu’il possède, surtout s’il veut concurrencer son nouveau rival, Florentin Poncet, et respecter les délais de livraison. Jusqu’en mai 1856, il parvient à se procurer 18.500 francs, grâce à l’indemnité de départ que lui verse son ancien employeur après un procès (5.000 francs alors qu’il en espérait dix fois plus) et grâce à la vente de deux maisons 1473 . Durant les premières années, le tissage Favier, codirigé par le père et le fils, ne peut pas rivaliser avec les Poncet et Pochoy. Il ne se développe véritablement qu’après le décès de Jean-Pierre Favier en 1861 1474 .
Sa vie durant, Joseph I Guinet s’entoure de son beau-frère et de ses neveux qui occupent des postes d’employés dans ses fabriques successives : ses neveux Baratin, puis ses neveux Guinet (Benoît-David, Jean-Marie, Joseph-Jean-Marie, Jean-Antoine) qui le suivent ensuite à Apprieu 1475 . Plusieurs façonniers ont débuté dans le sillage de Joseph I Guinet, à commencer par son neveu, Laurent dit Félix Baratin , le fils d’Aimé et de sa sœur Marie-Joséphine Guinet. Pendant ses premières années, il a suivi son père et son oncle, notamment à Voiron . En effet, son père, Aimé Baratin , après avoir collaboré avec le mécanicien Damiron, a mis ses talents au service de Joseph I Guinet, alors directeur de la fabrique Flandin . Le jeune Laurent Baratin y effectue son apprentissage 1476 . En 1852, Aimé Baratin apparaît comme chef d’atelier, probablement dans la fabrique que loue Joseph I Guinet, à Moirans , à quelques kilomètres de Voiron. Son fils le suit et, un an plus tard, grâce à ses économies et à son mariage, il achète une fabrique d’étoupes en construction sur la Fure, à Tullins , pour 16.000 francs, payables en deux échéances égales en 1855 et 1856. Laurent est alors secondé par son frère puîné, Philibert, avant une rupture en 1858, lorsque celui-ci décide de tenter seul sa chance. Chacun des deux frères a reçu de sa mère 10.000 francs en 1857 pour favoriser leurs projets. Mais ce capital, ajouté à celui reçu le jour de son mariage, ne lui suffit pas. Dix ans plus tard, Laurent doit emprunter 23.000 francs à un huissier grenoblois pour poursuivre son activité 1477 .
Joseph I Guinet est secondé par son neveu, Benoît-David, un mécanicien de formation comme lui, tandis que son beau-frère Aimé Baratin et ses deux fils, Laurent et Philibert, qui l’avaient suivi à Voiron puis à Moirans , décident dans un premier temps de rester à Moirans. Un autre neveu de Guinet, Jean-Marie, a rejoint tout ce petit monde, comme employé dans la nouvelle fabrique exploitée par son oncle. Au début des années 1860, c’est au tour d’un frère cadet de Joseph de s’installer au bord de la Morge, loin du département de l’Ain dont ils sont originaires. À Saint-Jean-de-Moirans , Jean Guinet fonde la Société des Tréfileries de Voiron Jean Guinet & Cie, au capital d’un quart de million de francs, dont il fournit lui-même la moitié 1478 .
Cependant, le généreux commanditaire de Joseph I Guinet, Nestor Ducrest , décède en 1857, après de longs mois de maladie. Une dispute s’engage entre ses différentes héritières, sa mère, sa veuve et sa fille, jusqu’en 1864 où un jugement impose la vente de l’établissement. Pour conserver l’usine qu’il a mise en place et qu’il exploite depuis treize ans (le bail court encore six ans), Guinet s’engage à offrir au moins 165.000 francs pour emporter la mise. Malheureusement, il se fait souffler l’affaire par un parent des Ducrest qui tente d’exercer un chantage sur lui pour lui extorquer une forte somme pour se retirer de toute offre. Guinet est d’autant plus désireux de conserver « son » bien que Louis-Marc Heckel et son gendre Emmanuel Brosset, les fabricants lyonnais pour lesquels il tisse, le poussent à récupérer sa fabrique. Non seulement, Guinet débourse 40.000 francs dans cette histoire pour détourner son rival, mais il ne remporte pas la moindre enchère, la fabrique étant finalement adjugée pour 196.300 francs à Roudet, le parent des Ducrest, et à Ribaud, un négociant lyonnais. Seule consolation, il conserve l’exploitation de l’établissement jusqu’à la fin du bail en 1870 1479 . Trois ans plus tard, un nouveau coup de théâtre se produit. Pochoy, l’autre grand industriel de Voiron , acquiert pour 140.000 francs ce tissage, dont 60% de la somme payable en 1875 1480 .
Joseph I Guinet entame donc sa troisième vie. Il obtient l’appui financier de la maison Brosset-Heckel & Cie, pour laquelle il travaille en exclusivité. Elle consent à lui prêter 60.000 francs pour l’aider dans la construction d’une nouvelle fabrique, pour une durée de quatre ans avec la possibilité d’obtenir un crédit supplémentaire du même montant après en avoir remboursé le premier. Pour plus de précaution, les Lyonnais prennent une garantie hypothécaire.
Source : coll. Privée.
Source : coll. Musée de Bourgoin -Jallieu .
Les principaux sites voironnais au bord de la Morge étant, soit accaparés, soit trop chers, Guinet et son neveu Benoît-David qui se porte caution pour son oncle, se reportent sur les campagnes environnantes et choisissent le site d’Apprieu , où depuis 1865, Benoît-David achète des terrains sous son nom. Joseph I Guinet se procure des fonds en vendant du matériel qu’il possédait dans la fabrique de Voiron (15.000 francs) et en cédant une créance sur son frère Jean (10.500 francs) 1481 . Enfin, en 1869, un an après le premier prêt, les deux façonniers obtiennent une rallonge de la part de leurs fabricants lyonnais, avec une avance supplémentaire de 15.000 francs 1482 .
L’ascension du Lyonnais Honoré Bruny correspond à la mise en activité de ses relations familiales locales. Son père, Antoine-Honoré Bruny, un pharmacien lyonnais, lui-même fils d’un droguiste lyonnais, épouse en 1849, à Saint-Geoire , Mariette Bertet dont la sœur est l’épouse de Claude-Victor Pochoy , et dont le frère Pierre Bertet, fonde quelques années plus tard sa propre affaire de tissage en association avec Jules Tivollier , à Voiron . Cependant, en 1859, Antoine-Honoré Bruny décède, alors que son fils n’a que sept ans. Certes, il laisse sa veuve et ses deux enfants dans une situation matérielle confortable 1483 , d’autant que Mariette Bertet possède, selon son contrat de mariage pour 40.000 francs en valeurs et en biens immobiliers à Saint-Geoire. Elevé par sa mère avec qui le jeune Bruny habite, son horizon professionnel s’élargit lorsqu’il rejoint l’usine de son oncle Pochoy à Voiron, probablement vers 1875, d’abord comme employé puis comme associé à part entière. En effet, ce dernier lui propose, en tant que parent, de participer financièrement à son affaire, alors en pleine expansion. Le jeune Bruny emprunte avec sa mère (qui lui sert de garantie) 50.000 francs en 1878. Huit ans plus tard, il rachète seul la fabrique Gonnet en pleine déconfiture, à Saint-Blaise-du-Buis 1484 .
La cohésion de ce nouveau patronat textile apparaît encore plus clairement lorsqu’il intervient dans l’industrie papetière locale. En octobre 1879, les héritiers de la papeterie Barjon, à Moirans , transforment leur affaire en société anonyme, au capital de 350.000 francs. Les Barjon reçoivent quarante-quatre des soixante-dix actions pour leurs apports en nature. Edouard Allegret, fils d’un important négociant en toiles de Voiron , souscrit au capital pour quatorze actions. Un groupe de quatre façonniers en prend huit : deux pour la maison Bertet & Tivollier de Coublevie , deux pour Séraphin Martin de Moirans, deux pour Joseph Pochoy de Voiron, une pour Marius Poncet et une dernière action pour Adrien Simian, respectivement fils et gendre de Florentin Poncet . Les façonniers fournissent donc 40.000 francs à Barjon 1485 .
Bizarrement, le passage du monde du négoce des toiles à celui du tissage des soieries demeure rarissime à Voiron . Les grandes familles toilières répugnent à quitter le monde feutré du négoce au profit de celui des ateliers. Il ne s’agit pas seulement d’une question de prestige mais aussi pour une raison de statut de social. Certes, en devenant façonniers, ils ont directement sous la main des dizaines d’ouvriers, entassés dans de gigantesques usines. Certains pourraient y voir une sorte de manifestation visible de leur autorité qui s’exerce localement. Il n’en est rien, car en devenant façonniers, ils perdent leur indépendance. En tant que négociants en toiles, ils dirigent et supervisent l’ensemble de l’activité, dont la commercialisation. Au contraire, le façonnier en soieries doit répondre de son travail devant le fabricant lyonnais.
Seuls trois membres du négoce en toiles font une incursion dans l’industrie de la soie, mais en fin de compte, le bilan s’avère peu concluant. Le capital accumulé dans l’activité toilière n’a pas été directement investi dans le tissage de soieries. Pour Joseph Landru et Jean-Baptiste Bret , l’aventure soyeuse n’est que temporaire voire secondaire. Au contraire, pour Jules-Antoine Tivollier, l’ascension est aussi brutale que la chute, emporté par la terrible crise des années 1880. Au XVIIIe siècle, les Landru n’appartiennent pas aux grandes familles négociantes alliées aux Perier. On les retrouve cependant au conseil municipal de Voiron au tournant du siècle. Le père de Joseph, Joseph-Barthélemy, possède une maison prospère de fabricant de toiles, mais d’envergure moyenne ; il ne peut pas rivaliser avec les Denantes , Vial et autres Tivollier. Il dispose cependant d’une certaine aisance financière comme l’attestent les contrats de mariage de ses enfants : ainsi, Joseph-Barthélemy Landru apporte en avancement d’hoirie 20.000 francs à chacune de ses filles Louise et Thérèse-Eugénie lors de leurs noces en 1837 et 1841, tandis que son seul fils, Joseph, futur façonnier, reçoit à son tour 25.000 francs en 1846 lors de son mariage avec Adèle Deguet, la fille d’un négociant voironnais 1486 . Rien ne semble indiquer alors que Joseph Landru songe à quitter l’affaire familiale, si ce n’est l’existence d’un oncle maternel, Hector Joly , propriétaire d’un moulinage de soie à Saint-Geoirs depuis quelques années. Fort d’un petit pécule amassé comme voyageur de commerce, de l’argent paternel et grâce à son mariage, Joseph Landru s’associe à son oncle au début de l’année 1853 pour monter un tissage à Coublevie sous la raison sociale Landru fils & Cie 1487 ; il a alors trente-trois ans 1488 . L’affaire doit véritablement débuter l’année suivante lorsque les installations seront fin prêtes. Le projet, sur le papier, semble séduisant : comme pour les entreprises cotonnières dans les années 1820, Joly et Landru ambitionnent probablement de réaliser une intégration verticale souple, avec le moulinage de la soie à Saint-Geoirs avec Hector Joly, puis le tissage à Coublevie sous la direction de Joseph Landru et la commercialisation des étoffes à Lyon avec la présence sur place d’Emile, le frère cadet de Joseph. Après avoir été officier dans l’armée, Emile retourne à Voiron où il épouse au printemps 1854 sa cousine germaine, Anne-Louise Joly, la fille d’Hector. Puis, il quitte le Bas-Dauphiné pour Lyon où rapidement, il établit sa propre maison en association avec Renaudin, spécialisée dans les étoffes pour parapluies 1489 . Bien que Coublevie soit une commune limitrophe de Voiron, Joseph Landru semble rapidement se désintéresser de sa nouvelle affaire pour se consacrer au prêt d’argent, notamment sous la forme d’obligations notariales. Les différents actes consultés ne le mentionnent jamais comme fabricant ou manufacturier, mais plutôt comme propriétaire et négociant. Cependant, en 1861 et 1862, il éprouve des difficultés de trésorerie ce qui l’oblige à vendre plusieurs parcelles de terrains pour 33.600 francs, sans doute pour combler les déficits du tissage de Coublevie 1490 . À la même époque, il confie son tissage à Jean-Marie Brun qui se charge de l’exploiter en location. Après une dizaine d’années dans l’industrie, il se retire pour fonder seul, une banque ayant pignon sur rue, en 1865, sous la même raison sociale, Landru fils & Cie 1491 . Bien qu’échaudé par le tissage de la soie, il ne quitte pas pour autant le textile ; il retourne aux anciennes amours familiales, la fabrication des toiles de chanvre, en s’associant avec son neveu Dupont-Ferrier, dans une importante société, Ferrier, Landru, Lalande & Cie. À sa mort, son fils Marcel, reprend la banque familiale.
Dès le Second Empire, Voiron fait figure de centre industriel important. Florentin Poncet , avec ses deux tissages, évalués à 700.000 francs, domine la cité : il emploie alors près de six cents ouvriers, à 92% des femmes sur trois cent cinquante-cinq métiers à tisser. Joseph Guinet , lui, occupe deux cent quatre-vingt-cinq ouvriers sur ses cent quatre-vingt-dix métiers à tisser 1492 . En 1860, la région voironnaise, grâce à sa forte mécanisation et à son travail concentré en fabriques, fournit quatre millions et demi de mètres de soieries à la Fabrique lyonnaise, contre trois millions pour l’arrondissement de La Tour-du-Pin , tourné exclusivement vers le travail dispersé et manuel. Quant à l’arrondissement de Saint-Marcellin , il fournit un ou un million et demi de mètres de tissus 1493 .
À la lecture de ces différentes trajectoires, les façonniers n’apparaissent pas comme des entrepreneurs très innovants, loin du portrait que dresse Schumpeter 1494 . Au mieux, ils participent à la réorganisation et à la mutation de la Fabrique lyonnaise de soieries, sous le regard méfiant des fabricants de soieries, avec des moyens de fortune.
Claude-Victor Pochoy et son fils appartiennent à la loge maçonnique de Voiron selon ADI, 97M1, Lettres du commissaire de police du 1er juillet 1873.
ADI, 3E29251, Testament ms devant Me Neyroud, à Voiron , le 26 mars 1842, 3E20441, Contrat de mariage devant Me Chaboud, à Saint-Geoire le 1er février 1844, 15M94, Arrêté de nomination du Ministre de l’Intérieur le 20 mai 1849.
Cimetière d’Apprieu .
ADI, J541, Affiche, sd [1847-1860]. Parmi les autres membres de la loge, on relève les noms des fabricants d’acier Victor Jacolin et Alphonse Gourju, des négociants en toiles César Perrier , Jules Bonnard et Achille Jacquemet .
ADI, 3E20868, Bail à ferme devant Me Brun (Moirans ) le 20 mars 1849, 3E29269, Bail à loyer devant Me Bally (Voiron ) le 7 juillet 1851, 3E29274, Transport devant Me Bally le 14 janvier 1854, 3E29280, Vente devant Me Bally le 9 février 1857, 3E29281, Vente devant Me Bally le 21 décembre 1857et Mémoire pour Guinet, appelant contre Roudet, intimé, Grenoble, Maisonville et fils, 1866.
ADI, 3E29100, Vente devant Me Martin, à Voiron , le 1er juillet 1852, 3E29275, Quittance devant Me Bally, à Voiron, le 8 juillet 1854, 3E29277, Vente et quittance devant le même notaire le 3 septembre et 11 octobre 1855, 3E29278, Vente devant le même notaire le 4 janvier 1856, 3E29280, Acte de société le 22 avril 1857, 3E29281, Bail devant le même notaire le 31 octobre 1857 : Pochoy loue ses terrains pour 2.700 francs par an.
ADI, 3E29287, Quittance et obligation devant Me Bally à Voiron le 15 juillet 1860 et 3E29126, Transport de créances devant Me Margot, à Voiron, le 9 mars 1865.
ADI, 3E29149, Vente devant Me margot, à Voiron , le 7 mai 1875.
En 1844, Florentin Poncet signe le contrat de mariage de Claude-Victor Pochoy .
En fait, jusqu’à sa faillite en 1888, Poncet touche près de 183.000 francs de sa femme.
ADI, 15M93, Liste des membres du Conseil municipal de Voiron , sd [frimaire an XIII], 3E29247, Vente devant Me Neyroud, à Voiron, le 8 août 1840, 3E29249, Vente devant le même notaire le 4 août 1841, 3E29253, Vente devant le même notaire le 16 septembre 1843 et 3E8379, Contrat de mariage devant Me Jocteur-Monrozier, à Grenoble, le 21 novembre 1844, 3E10379, Jugement du Tribunal civil de Grenoble le 6 janvier 1888.
ADI, 3E29282, Obligation devant Me Bally, à Voiron , le 12 mars 1858, 3E29294, Vente devant le même notaire le 21 janvier 1864, 23M20, Lettre ms de Florentin Poncet adressée au Préfet de l’Isère le 12 mars 1867.
ADI, 3E29225, Contrat de mariage devant Me Coche, à Voiron , le 8 juillet 1829, 3E29098, Adjudication des biens de Joseph Meunier-Burdin, devant Me Martin, à Voiron, le 29 juillet 1851, 11U47, Jugement du Tribunal de Commerce de Grenoble du 25 mai 1855, 3E29277, Bail devant Me Bally, à Voiron, le 11 septembre 1855.
ADI, 3E29108, Ventes devant Me Bourde-Bourdon, à Voiron , les 13 septembre et 5 décembre 1855, 3E29109, Transports de créances chez le même notaire, les 7 février et 3 mai 1856, 3E29278, Quittance devant Me Bally, à Voiron, le 9 avril 1856.
Cela explique pourquoi il n’a pas été retenu dans le corpus prosopographique.
ADI, 3Q10/241, Bureau du Grand-Lemps , Mutation par décès de Jean-Antoine Guinet du 8 octobre 1880.
JAY et JOUVIN, 1850.
ADI, 3E29100, Contrat de mariage devant Me Martin, à Voiron , le 22 novembre 1852 : ses économies personnelles s’élèvent à 3.000 francs, tandis que son père lui donne 7.000 francs en avancement d’hoirie ; quant à son futur beau-père, il accorde 10.000 francs de dot à sa fille. 3E29099, Vente devant Me Martin, à Voiron, le 21 février 1852, 3E20876, Vente devant Me Gonnon, à Moirans , le 14 octobre 1853, 3E20878, Ratification chez le même notaire le 8 décembre 1854, 3E29282, Bail devant Me Bally, à Voiron, le 26 mai 1858, 3E29287, Cession de bail, chez le même notaire le 19 octobre 1860, 3E20900, Liquidation de la succession de Marie-Joséphine Guinet, devant Me Gonnon, à Moirans, le 13 novembre 1865 et 3E20903, Obligation chez le même notaire le 22 avril 1867.
ADR, 3E24102, Contrat de mariage de Benoît-David Guinet devant Me de Bornes, à Caluire, le 6 juin 1852, ADI, 3E29289, Contrat de mariage devant Me Bally, à Voiron , le 4 août 1861, 11U416, Acte de société sous seing privé du 19 mars 1863.
Mémoire pour Guinet appelant, contre Roudet intimé, Grenoble, Maisonville et fils, 1866, pp. 4-46.
ADI, 3E29142, Vente devant Me Margot, à Voiron , le 9 février 1873.
ADI, 3E29302, Transport devant Me Bally, à Voiron , le 25 juin 1868 et 3E29134, Vente devant Me Margot, à Voiron, le 6 avril 1869.
ADI, 3E29133, Ouverture de crédit devant Me Margot, à Voiron , le 27 juillet 1868 et 3E29135, Ouverture de crédit devant le même notaire le 23 septembre 1869.
ADI, 3E20341, Contrat de mariage devant Me Maunaix, à Saint-Geoire , le 21 novembre 1849 et ADR, 53Q2, Mutation par décès du 18 janvier 1859. La succession d’Antoine Honoré Bruny s’élève à 64.788 francs, sans compter 26.000 francs de créances douteuses et des biens immobiliers.
ADI, 3E29155, Procuration devant Me Margot, à Voiron du 20 décembre 1877, 3E29156, Obligation chez le même notaire le 19 janvier suivant, et ADR, 46Q163, ACP du 19 mars 1875 (Obligation devant Me Mestrallet, à Lyon, le 5 mars).
ADI, 11U419, Acte de société devant Me Margot, à Voiron , le 8 octobre 1879.
ADI, 3E29070, Contrat de mariage devant Me Tivollier, à Voiron , le 12 août 1837, 3E29078, Contrat de mariage devant Me Martin, à Voiron, le 27 août 1841 et 3E29087, Contrat de mariage devant Me Martin, à Voiron, le 8 mai 1846.
ADI, 3E29112, Quittance et subrogation devant Me Bourde-Bourdon, à Voiron , le 10 octobre 1857 : le père de Joseph Landru s’acquitte à la place de son fils des 45.000 francs dus aux anciens propriétaires des immeubles de Coublevie .
ADI, 3E29272, Acte de société, devant Me Bally, à Voiron , le 30 janvier 1853 : les deux associés se partagent d’une façon égale les bénéfices. Quant à leurs apports, ils sont effectués en nature : Landru s’engage à fournir les bâtiments qu’il vient d’acquérir à Coublevie , tandis que son oncle lui apporte le matériel pour la fabrication des étoffes.
Les accessoires du temps. Ombrelles, parapluies, Palais Galliera, Musée de la Mode et du Costume, Paris, Paris-Musées, 1989.
ADI, 3E20892, Ventes devant Me Gonnon, à Moirans , des 17 septembre et 7 novembre 1861, 3E20893, Ventes chez le même notaire des 5 et 13 janvier et du 8 mai 1862, transport de créances du 31 octobre 1862.
ADI, 3E29296, Acte de notoriété, devant Me Bally, à Voiron , le 23 mars 1865.
ADI, 138M1, Bulletins individuels de dénombrement décennal de l’industrie manufacturière, 1860.
LEON (P.), , 1954a, p. 665.
SCHUMPETER (Joseph A.), The theory of economic development, New York, Oxford University Press, 1961 [première édition en 1934], cité par VILLETTE (M.) et VUILLERMOT (C.), 2007, p. 28.