La taille des établissements.

Précocement, les façonniers voironnais se distinguent de leurs confrères du Bas-Dauphiné. D’emblée, ils font le choix du tissage mécanique dans des établissements spacieux et bien organisés, suivant le modèle initié sous leurs yeux par Joseph I Guinet depuis 1833.

En 1860, Florentin Poncet affiche fièrement sa prospérité et sa puissance, alors que son entreprise a moins d’une dizaine d’années d’existence. Au total, ses deux tissages mécaniques, installés dans les quartiers de Saint-Joseph et de Paviot, sont évalués à 700.000 francs et font respectivement travailler deux cent soixante-dix-huit et trois cent soixante-quatorze ouvriers, soit six cent cinquante-deux individus dont 84% de femmes. Avec ses trois cent cinquante-cinq métiers mécaniques, Florentin Poncet réalise un chiffre d’affaires de 330.000 francs par an. Pour réduire ses frais, il a fait le choix de l’énergie hydraulique plutôt que celui de la vapeur. L’usine de Saint-Joseph fonctionne grâce à une roue fournissant vingt CV aux cent cinquante métiers, tandis que celle de Paviot dispose d’une puissance de trente-cinq CV pour actionner les deux cent cinq métiers. L’usine de Joseph I Guinet rassemble cent quatre-vingt-dix métiers mécaniques mus par une roue hydraulique (vingt CV) et par une turbine (quatre CV). Les petits tissages sont finalement assez rares à Voiron . En 1860, Etienne Jeannolin et Philibert Masson utilisent chacun une trentaine de métiers à tisser 1518 . Les trente métiers mécaniques du tissage d’Eugène Bois, à Voiron, tissent en moyenne treize mètres de soieries par jour.

Tableau 21-Equipement des tissages voironnais.
Façonniers Lieu Nombre de métiers à tisser
en 1877
Poncet Florentin Paviot (Voiron) 493
Poncet Florentin Rue des Fabriques (Voiron) 150
Pochoy Claude-Victor Paviot (Saint-Jean-de-Moirans) 256
Pochoy Claude-Victor Criel (Voiron) 120
Favier Séraphin Prairies (Voiron) 164
Favier Séraphin Rue du Colombier (Voiron) 137
Monin Jules La Plotière (Voiron) 84
Douron Aimé-Joseph La Plotière (Voiron) 130

Source : ADI, 162M11, Lettre ms du président de la commission d’inspection du travail des enfants le 10 août 1877.

La première entreprise de tissage à façon du Bas-Dauphiné est installée à Bourgoin et Jallieu  : en 1877, la maison L. Perrégaux & Th. Diederichs compte plus de huit cents ouvriers dans ses différents établissements. En 1887, ses trois tissages comptent mille cent soixante-quatorze ouvriers, auxquels il faut ajouter les soixante-dix-neuf ouvriers des ateliers de construction. Deux ans plus tard, devant la forte croissance des ateliers de construction, les effectifs ont encore augmenté pour atteindre mille cinq cent quatre-vingt-cinq ouvriers, dont mille deux cent quatre-vingt-quinze pour les tissages 1519 .

Tableau 22-Taille des établissements de tissages de soieries (fabricants et façonniers) en 1880 .
Classes
(en nombre d’ouvriers)
établissements Ouvriers Noms
Nombre Part en % Nombre Part en %  
1 à 10 32 23,7 180 1,6 Patras, Maréchal, Biessy, Rivier…
11 à 20 18 13,3 261 2,3 Charlin, Giroud, Bellemin, Léoutre, Pey…
21 à 50 33 24,4 1.011 8,8 Cochet & Cie, Boirivant, Malescourt, Bouillon…
51 à 100 19 14 1.481 12,8 Monin, Emery frères, Rabatel, Clément & Cie…
101 à 200 14 10,4 2.028 17,5 Tournachon, Gonnet, Michal-Ladichère, Couturier…
201 à 300 11 8,1 2.645 22,9 Moyroud, Martin, Vulpilliat, Ponson, Guinet…
301 à 400 5 3,7 1.664 14,4 Mauvernay, Dufêtre, Girodon, Bouvard, Favier
401 à 500 1 0,7 491 4,2 Florentin Poncet
501 à 1000 2 1,4 1.775 15,4 Montessuy & Chomer, Perrégaux & Diederichs
Total = 135 99,7 11.536 99,9 Moyenne = 85 métiers.

Source : ADI, 154M8, Statistiques ms des industries principales du département de l’Isère, le 20 février 1880.

En 1880, près du quart (24,3%) des tissages de soieries du Bas-Dauphiné occupent plus de cent ouvriers dans leurs ateliers. En comparaison, les tissages roubaisiens de laine et de coton ont dès le milieu du XIXe siècle une taille supérieure. La moitié des tissages mixtes (laine et coton) et 28% des tissages de laine ont alors moins de cent ouvriers, contre les trois quarts pour les tissages de soieries en Bas-Dauphiné (mais en 1880) 1521 . À Sedan, on dénombre dans l’industrie lainière une moyenne de vingt-deux ouvriers par établissement en 1887 1522 . Dans la bonneterie troyenne, la concentration est encore plus faible, puisqu’en 1896, 61% des entreprises emploient moins de cinq ouvriers 1523 . Mais les petites entreprises de Troyes et de Saint-Etienne savent parfaitement s’adapter aux changements techniques et aux mutations du marché. En 1880, en Bas-Dauphiné, la moyenne s’établit à quatre-vingt-cinq ouvriers par établissement, mais sans tenir compte des milliers de tisseurs à domicile 1524 .

En 1850, on dénombre déjà six mille quatre-vingt-douze métiers mécaniques en Grande-Bretagne, dix mille sept cent neuf en 1861 avec un pic à quatorze mille six cent vingt-cinq en 1868, avant de chuter à neuf mille neuf cent quatre-vingt-douze en 1874 1525 . À la même époque, en 1874, la Fabrique lyonnaise emploie huit mille deux cent trente métiers mécaniques, chiffres en croissance régulière, contre mille cent quatre-vingt-neuf aux Etats-Unis (sur les mille neuf cent soixante-huit métiers tissant la soie) 1526 . Outre-Atlantique, Paterson , ville-champignon de la côte est, fait figure de nouvelle concurrente, avec ses vastes usines mécanisées 1527 . Un transfert technologique, même frauduleux, est tout aussi réalisable, d’autant plus facilement que les fabricants lyonnais sont très présents sur les marchés anglo-saxons. L’industrie cotonnière de Mulhouse n’a-t-elle pas bénéficié, au début du XIXe siècle, de l’arrivée de techniciens anglais 1528  ? En 1867, l’arrondissement de Saint-Marcellin et surtout la région voironnaise comptent déjà trois mille deux cent soixante métiers mécaniques, installés dans une trentaine de fabriques, soit une moyenne de cent huit métiers mécaniques par établissement, contre huit métiers manuels. On estime alors que les tissages mécaniques emploient au maximum entre quatre mille et quatre mille sept cents ouvriers, mécaniciens, gareurs… soit une masse salariale supérieure à deux millions de francs par an, distribués par la Fabrique lyonnaise aux classes populaires de ces contrées 1529 . Ainsi, la région voironnaise, à elle seule, rassemble près de la moitié des métiers à tisser mécaniques au service de la Fabrique lyonnaise.

Les entreprises les plus importantes appartiennent donc soit aux fabricants de soieries, soit aux façonniers voironnais. Au contraire, dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin , principal foyer du tissage à domicile, les entreprises sont plus petites et souvent peu mécanisées.

Notes
1518.

ADI, 138M1, Bulletins individuels du dénombrement de l’industrie manufacturière en 1860.

1519.

ACB, 1.824.1, Statistiques de l’état des industries à Bourgoin au 31 décembre 1887 et en 1889.

1520.

Les filatures, moulinages… n’ont pas été retenus. Des erreurs d’activités ont été commises dans l’enquête.

1521.

PETILLON (C.), 2006, p. 45.

1522.

DAUMAS (J.-C.), 2004, p. 73.

1523.

HEYWOOD (C.), 1994.

1524.

À Paterson (Etats-Unis), la moyenne, en 1900, est de cent quatorze ouvriers par entreprise, soit un niveau comparable à celui du Bas-Dauphiné (voir chapitre 10). Voir SCRANTON (P.), 1985, p. 4.

1525.

Bulletin des Soies et des Soieries, n°34, du 24 novembre et n°35, du 31 novembre 1877.

1526.

Bulletin des Soies et des Soieries, n°34, du 24 novembre et n°35, du 31 novembre 1877.

1527.

SCRANTON (P.), 1983, et SCRANTON (P.), 1985.

1528.

SCHMITT (J.-M.), 1986.

1529.

Chambre de Commerce de Grenoble, Compte-rendu de ses travaux pendant l’année 1894, Grenoble, Imprimerie Rajon & Cie, 1895, pp. 95-96.