Chez les premiers façonniers, entre 1850 et 1880 environ, l’hérédité professionnelle est assez rare, car le tissage de soieries commence à peine à se répandre en Bas-Dauphiné. Elle concerne alors surtout des individus originaires de Lyon ou d’autres régions textiles qui ont migré vers la campagne. C’est en particulier le cas pour Victor Auger , Edouard Brochay , François-Fleury Cuchet et François Gonnet dont les pères respectifs officient déjà pour la Fabrique Lyonnaise. Quant aux pères d’Henry Brunet-Lecomte , Hector Joly , Joseph Landru et Louis-Emile Perrégaux , ils occupent aussi d’éminentes places dans l’industrie textile, le premier comme commis de comptoir, le second comme marchand de toiles, le troisième comme négociant en toiles et le dernier comme indienneur. Au total, un quart des pères des façonniers du Second Empire ont des attaches avec l’industrie textile. Cette proportion serait probablement plus faible si on avait des renseignements sur les nombreux petits façonniers de l’arrondissement de La Tour-du-Pin .
Chez les Jamet, la tradition textile semble bien ancrée. Pierre-Benoît, le père, tisse des étoffes de soie à Lyon, dans la rue des prêtres, mais sa condition demeure modeste. C’est peut-être pour cela que son fils Alexis-Philibert tente de s’affranchir de cette hérédité sociale en se déclarant « jardinier fleuriste » en 1841, lorsqu’il épouse en premières noces une jeune fille, accoucheuse de son état, qui lui apporte 1.500 francs d’économie. Dix ans plus tard, toutefois, le fils Jamet a repris le flambeau sur le métier à tisser paternel. Dans les années 1850, il quitte Lyon pour s’établir aux Abrets , où il s’occupe probablement du placement et de la surveillance des métiers à tisser dispersés, au service de la maison Alexandre Giraud & Cie 1584 .
Une partie de la famille Veyre se fixe à Saint-Bueil au milieu du XIXe siècle pour se lancer dans le tissage. Elle est originaire de Boulieu, en Ardèche, un petit village près d’Annonay. En 1790, Antoine Veyre, un fils de boulanger, vit dans une certaine aisance matérielle 1585 . Fort d’un joli petit capital et de son héritage paternel, il lance un moulinage de soie à Lapeire. À partir de 1804, son établissement, estimé à une cinquantaine de milliers de francs, perd de l’argent. Pour combler son déficit, il élargit son champ d’activité au commerce de vin. Mais cela ne suffit pas et la faillite est prononcée en mars 1811 1586 . À une date que l’on ignore, il quitte l’Ardèche pour s’établir à Bordeaux, tandis que sa femme et ses six enfants restent à Boulieu. Sans doute, avant de partir, leur a-t-il inculqué des rudiments de commerce et donner le goût des voyages puisque les uns après les autres, ses enfants s’échappent de leur Ardèche natale comme tant de leurs compatriotes. L’aîné, Frédéric, suit le parcours professionnel de son père un fondant un moulinage de soie à Saint-Bueil en 1850. Grâce à 2.800 francs empruntés à l’avocat Louis-Emile Denantes, apparenté aux toiliers voironnais, il acquiert avec Pierre Buscoz, un mécanicien, des bâtiments dans le village. Moins d’un an plus tard, pendant l’été 1851, Frédéric Veyre revend ses biens à l’un de ses frères, Ambroise, lui aussi travaillant dans l’industrie des soieries, mais il réside alors à Limoges. Ses affaires de négoce l’ont amené à se rendre à Voiron . Avant de s’installer en Isère, Ambroise a rejoint son père à Bordeaux où il apparaît comme « marchand en gros », au numéro 12 de la rue Royale, lors de son mariage en 1837 avec une marchande de mode, fille d’un capitaine de navire. Le jeune couple quitte la Gironde pour Limoges où habite Oswald Tourteaux, un négociant parent de la jeune madame Veyre. Frédéric reste néanmoins quelque temps aux côtés de son frère à Saint-Bueil, mais il a besoin de capitaux pour exploiter une nouvelle fabrique à Saint-Geoire , dans le hameau de Champet. La mort prématurée de Frédéric à cinquante-cinq ans à l’automne 1856, met fin à ses nouveaux projets. Leur autre frère, Florent, devient négociant à Lorient 1587 . La question du mariage se pose également avec acuité pour Gustave Veyre . En effet, son oncle, Ambroise Veyre , possède un important tissage à Saint-Bueil, mais son union avec Anne-Zulmé-Tourteaux s’est avérée infécond. Peut-être pour s’attirer les faveurs de sa tante, Gustave Veyre épouse une de ses parentes, Jeanne-Anne-Marie-Léonéa de Bagot, originaire de Blaye, en Gironde. La jeune fille et son frère, William-Louis, orphelins, habitent depuis le début des années 1860 chez Ambroise Veyre. Le jeune Gustave Veyre, alors employé de commerce chez son oncle, réalise une bonne opération, puisque sa promise lui apporte une dot évaluée à 32.000 francs, alors que lui-même ne possède qu’une quinzaine de milliers de francs. Il augmente aussi ses chances d’hériter de son oncle 1588 .
Une dizaine de façonniers du Second Empire (tableau 24) a un père propriétaire et-ou cultivateur, souvent natif du Bas-Dauphiné, à l’exception de l’Ardéchois Vignal . La prise en compte plus large des petits façonniers de l’arrondissement de La Tour-du-Pin donnerait à ce groupe une place plus importante. La troisième catégorie représentée concerne le monde des artisans et de la boutique 1589 . Quelques uns ont un père ouvrier et manuel 1590 . Deux seulement, François-Antoine Faidides et Jules Tivollier , ont un père exerçant une profession libérale. Mais dans l’ensemble, les façonniers nés dans un milieu aisé sont assez peu nombreux : Auger, Constantin de Chanay, Cuchet , Louis-Emile Perrégaux , Constant Rabatel et Jules Tivollier appartiennent, par leur naissance, à la bonne bourgeoisie de province, ou à la noblesse pour Constantin de Chanay. Le statut de façonnier ne marque donc pas forcément un signe d’ascension sociale pour eux. D’ailleurs, leur style de vie (chapitre 13) les rapproche de la grande bourgeoisie lyonnaise.
Une génération plus tard, à la Belle Epoque, la diversité socioprofessionnelle est toujours là, mais avec une hérédité professionnelle plus marquée 1591 : le tissage de soieries est désormais solidement implanté dans le Bas-Dauphiné. Certains pères ont débuté leur carrière à Lyon, au sein de la Fabrique. Un tiers des principaux façonniers de la Belle Epoque a un père déjà actif dans l’industrie des soieries (tableau 25). Deux ont un père tisserand, Romain Bourgeat et Pierre Mignot . On retrouve toujours de nombreux pères travailleurs manuels 1592 ou boutiquiers 1593 . Les façonniers appartiennent encore souvent à des milieux modestes. Cependant, l’acte d’état civil n’indique pas la mobilité sociale du père dans les années qui suivent la naissance du futur façonnier. Le père d’Aimé-Joseph Douron est devenu façonnier en 1860, après avoir été serrurier. Chez les Jamet, on retrouve une situation analogue.
Ce qui frappe le plus par rapport à la génération précédente, c’est la présence d’un milieu incubateur favorable au monde des affaires. À la Belle Epoque, les façonniers qui ont grandi auprès d’un père, d’un frère, d’un beau-père ou d’un oncle patron sont plus nombreux 1594 . Ils ont vécu dès leur plus jeune âge ou dès l’adolescence la pratique quotidienne de la gestion d’une entreprise. Pourtant, cela ne suffit pas à les éloigner d’une faillite. Le père d’Emile Langjahr est signalé comme entrepreneur en travaux publics à Munster, mais cet état le rapproche sans doute davantage de la micro-entreprise ou de l’artisanat que du grand brasseur d’affaires. D’ailleurs, Gottlob-Frédéric Langjahr n’est pas en mesure d’aider financièrement son fils : il ne lui fait aucune donation lors de son mariage avec une héritière Jandin (de la maison lyonnaise Jandin & Duval) et ne laisse aucun bien à son décès. Pourtant, plus que l’argent, Emile Langjahr a probablement acquis des dispositions entrepreneuriales au contact de son père, lui-même à la tête d’une petite structure.
En revanche pour les Michal-Ladichère, l’expérience paternelle est très limitée : le père d’André et de Victor décède quelques mois après avoir racheté la fabrique de Saint-Geoire . D’ailleurs, les Michal-Ladichère n’appartiennent pas au monde des affaires mais plutôt à celui de la petite bourgeoisie de robe : ils font figurent de notables locaux en voie d’ascension sociale depuis le début du siècle, avec un grand-père, Siméon, greffier de la justice de paix, un père propriétaire terrien, un oncle, Alexandre, influent avocat à Grenoble et conseiller général de Saint-Geoire sous la IIe république et opposant notoire à l’Empire. Dans les dernières années de la Monarchie de Juillet, Alexandre Michal-Ladichère 1595 , alors avocat général à la Cour de Grenoble, peut se prévaloir d’un revenu annuel de 5.000 francs, ce qui le place dans la moitié des magistrats ayant les revenus les plus modestes du département 1596 . En fin de compte, l’achat de la fabrique par Joseph-Hippolyte Michal-Ladichère entre clairement dans une stratégie de contrôle social et politique de la vie locale par sa famille : l’oncle Alexandre 1597 poursuit sa carrière après le Quatre-Septembre en se faisant élire député, président du conseil général de l’Isère puis sénateur, tandis que ses neveux André et Henri, puis son petit-neveu Henri, lui succèdent au siège de conseiller général de Saint-Geoire pendant plus de cinquante ans. La fabrique leur permet d’asseoir davantage leur influence politique, en se créant une clientèle plus large.
En revanche, les professions agricoles sont désormais quasiment absentes. On constate donc une plus grande hérédité sociale et professionnelle à la fin du siècle. Cependant, on ne peut pas encore parler de réelle homogénéité des façonniers.
ADR, 3E19035, Contrat de mariage devant Me Pinturel, à Sainte-Foy, le 2 juin 1841, 52Q34, Mutation par décès de Pierre-Benoît Jamet du 29 avril 1852 : la succession ne s’élève qu’à sept francs. ADI, 9U1999, Justice de paix de Saint-Geoire , Déclaration d’incendie du 21 juillet 1861.
AD Ardèche, 3Q221, Bureau d’Annonay, Table des contrats de mariage (1776-an IV), Contrat de mariage devant Me Chomel le 25 mai 1790 : ses apports sont évalués à mille livres et ceux de sa promise à 4.000 livres.
AD Ardèche, 6U301, Tribunal de commerce d’Annonay, Bilan ms d’Antoine Veyre du 30 avril 1811 : son actif s’élève alors à 65.300 francs contre un passif de 59.950 francs.
AD Ardèche, 3Q165, Bureau d’Annonay, Mutation par décès de Marie Charrat, femme d’Antoine Veyre, le 22 juillet 1834, décédée le 20 novembre 1829, ADI, 3E29098, Vente devant Me Martin, à Voiron , le 27 août 1851, 3Q25/206, Mutation par décès de Frédéric Veyre le 12 mai 1857 : la succession s’élève à 3.140 francs. Sa veuve, Victoire Charrat, et ses filles, Hortense et Esther, quittent le Bas-Dauphiné pour s’installer comme passementières à Paris, dans la rue d’Aboukir. AD Gironde, 3E30895, Contrat de mariage de vant Me Roux, à Bordeaux, le 3 juin 1837.
ADI, 3E20306, Procuration devant Me Chevrier, à Saint-Geoire le 24 avril 1864 et 3E20313, Contrat de mariage chez le même notaire le 5 septembre 1867.
Jacques Anselme (perruquier), Théophile I Diederichs (mécanicien), Joseph I Guinet et son neveu Benoît-David Guinet (cordonnier), Joseph Heppe (tailleur d’habits), Claude-Victor Pochoy (ciergier), Florentin Poncet (marchand tanneur).
Félix Baratin (charpentier), Jean-Pierre et Séraphin Favier (menuisier), Antoine Genin (armurier), les frères Tournier (forgeron).
Les frères Anselme , Aimé II Baratin , Adrien Béridot , Jean-Marie Brun , Michel Brunet-Lecomte , Antoine Dévigne , les frères Théophile II et Louis Diederichs , Jean-Marie Faidides , Joseph II Guinet , les frères Jean-Joseph et Maximilien Jamet , les frères Francisque et Joanny Jourdan , Claude Ogier , Joseph-Victor Pochoy et Marius Poncet.
Gabriel Bargillat (maréchal ferrant), Adrien Béridot (taffetassier), Léon Béridot (fabricant de limes), Philippe Blachot (forgeron), Romain Bourgeat (tisserand), Jean-Baptiste Bret (taillandier), Jean-Marie Brun (fabricant d’étoffes), Louis-Eugène Combe (charpentier), Gustave Coulon (ébéniste), Antoine Dévigne (fabricant d’étoffes), Aimé-Joseph Douron (serrurier), Jean-Joseph Jamet (jardinier-fleuriste), Jacques-Maximilien Jamet (fabricant d’étoffes), les frères Jourdan (fabricant d’étoffes), Pierre Mignot (tisserand), Jules Monin (galocher), Eugène Perriot (maître cordonnier).
Louis-Eugène Tournachon (cafetier).
Les frères Anselme , Aimé II Baratin , Jean-Baptiste Bret , Michel Brunet-Lecomte , Honoré Bruny , Ernest Constantin de Chanay , Gustave Coulon , Marc-Louis Crozel, Antoine Dévigne , Théophile II et Louis Diederichs , Jean-Marie Faidides , Léonce Gillet, Antoine Giraud , Joseph II Guinet , les frères Jamet, les frères Jourdan, Emile Langjahr , Séraphin Martin , Claude Ogier , Joseph-Victor Pochoy , Marius Poncet, Gustave Veyre .
ALBERTIN (A.), 1900, pp. 149-152.
COUAILHAC (M.-J.), 1987, pp. 117-119.
BOURLOTON (E.), COUGNY (G.) et ROBERT (A.), 1889-1891, tome 4, p. 362.