Dans les dernières années de l’Ancien Régime, la Fabrique lyonnaise de soieries connaît une de ses terribles crises qui jalonnent son histoire, obligeant une partie de ses ouvriers à quitter la cité pour retourner dans leur région d’origine selon l’intendant du Dauphiné, suivis quelques années plus tard par ceux qui fuient la Terreur après l’épisode fédéraliste 1607 . Cette dispersion du savoir-faire a probablement favorisé la ruralisation de la Fabrique qui s’amorce au début du siècle suivant.
Le Bas-Dauphiné est au cœur d’un ensemble de migrations temporaires liées à la Fabrique lyonnaise. L’attachement au pays pousse certains de ces migrants à revenir dans leur village 1608 . Les habitants du village de Corbelin disposent ainsi d’une filière communautaire qui organise leur migration temporaire en direction de Lyon 1609 . La famille vit souvent depuis plusieurs générations dans le Bas-Dauphiné, à Corbelin. Ayant quitté sa contrée natale, Joseph Héraud s’installe à La Guillotière 1610 , à quelques pas de Lyon, comme « ouvrier fabricant d’étoffes de soie ». Il y retrouve d’autres compatriotes de Corbelin, Huguet , Joseph Jourdan , Bizollon, Charlin et Chaboud qui ont tous suivi le mouvement migratoire, et, comme lui pratiquent la même activité 1611 . C’est d’ailleurs parmi cette communauté qu’il trouve sa future épouse, Françoise Chaboud, dont le père, Joseph, lui aussi « fabricant d’étoffes de soie », lui propose « de travailler et vivre en commun » ; en cas de séparation, Chaboud s’engage à verser à son gendre 1.000 francs, ou l’équivalent en matériel de tissage. Cette pratique, en vue de favoriser l’établissement d’un fils ou d’un gendre à son compte, n’a rien d’exceptionnel dans la Fabrique 1612 . Puis, de retour au pays, après 1851, Héraud s’établit aux Avenières comme entrepreneur à façon, où il décède le 1er août 1864 en laissant une veuve et six enfants, dont trois enfants mineurs, et une fortune de seulement 850 francs. Parmi les trois aînés, Benoît est ouvrier en soie et François, commis de fabrique, aux Avenières, probablement dans la fabrique paternelle, tandis qu’Auguste est employé de fabrique à Corbelin 1613 . Une dizaine d’années plus tard, au moins deux de ses enfants ne sont pas parvenus à pérenniser la position sociale acquise par leur père : Marie-Françoise est tisseuse à son mariage et Claude-Victor, ouvrier en soie 1614 . Héraud connaît probablement son compatriote Joseph Charlin, lui aussi originaire de Corbelin, qui, à quelques années d’intervalle, suit la même trajectoire : installé à La Guillotière comme « ouvrier fabricant d’étoffes de soie travaillant à façon », il retrouve sur place Jeanne Bizollon, originaire des Avenières, et ouvrière en soie à La Croix-Rousse, qu’il épouse en 1851. Charlin, jeune chef d’atelier, abrite chez lui trois ouvriers tisseurs 1615 . Son épouse était venue s’installer chez son cousin François Bizollon, lui aussi ouvrier en soie, après le décès de ses parents 1616 . Vers 1857 (peut-être avant), Joseph Charlin et son épouse retournent en Bas-Dauphiné et se fixent à Saint-Didier d’Aoste (Les Avenières). Il fait l’acquisition d’une propriété pour 8.000 francs, dont 3.400 francs payés immédiatement. Il construit une petite fabrique de tissage sur son bien 1617 .
Le départ de l’aîné de la fratrie Chaboud, Joseph, pour Lyon, illustre la fragilité économique des paysans du Bas-Dauphiné. À sa mort en 1839, son père ne laisse que 700 francs de succession, tandis que la fortune de la mère atteint péniblement 600 francs. Bien que son père – le grand-père de Françoise Chaboud – lui ait donné un petit lopin de terre (à peine douze ares) et un quart de ses biens le jour de ses noces, Joseph Chaboud n’a d’autre choix que de quitter son village natal, Corbelin , car il ne reste alors à ses parents qu’une vieille maison en pisé et moins de cinquante ares de terre, une petite châtaigneraie et une vigne. Ce n’est pas assez pour assurer la survie de Joseph et de son frère cadet. Le plus âgé s’en va chercher fortune à la ville. Toutefois, Joseph Chaboud ne perd pas l’espoir de revenir au pays, puisqu’il se voit attribuer dans le partage de la succession de ses parents, la maison paternelle et la majorité des terres (trente ares) 1618 . C’est ce que laissent supposer toutes ces informations associées au témoignage du baron Achille Raverat, mais à propos d’un autre individu. En effet, au cours de ses périples en Bas-Dauphiné, ce dernier rencontre par hasard une de ses anciennes connaissances lyonnaises. Vêtu d’une blouse de paysan, cet ancien ouvrier en soie natif de Saint-Savin a dirigé un atelier à Lyon « jusqu’au moment de son retour dans son hameau, où il était rentré pour cultiver ses terres et ses vignes » 1619 , peut-être pour y finir ses vieux jours, ce que semble confirmer l’enquête sur les fortunes lyonnaises 1620 . L’étape lyonnaise peut durer plusieurs années, mais elle n’est souvent qu’un passage avant de revenir en Bas-Dauphiné pour y pratiquer la même activité.
Pour sa part, Jean-Joseph Huguet , natif lui aussi de Corbelin , « fabricant d’étoffe » dans la nouvelle rue Imbert-Colomès, épouse à l’automne 1840, une autre fille Chaboud. Là encore la rencontre n’est pas fortuite : originaires du même pays, Huguet et Chaboud habitent alors dans le même immeuble, au numéro 12 de ladite rue, ainsi que Joseph Chaboud 1621 . Quelques années plus tard, probablement vers 1850, Huguet retourne à Corbelin pour diriger la nouvelle fabrique Michel frères, fort de l’expérience acquise à Lyon. Pourtant, dans une étude déjà ancienne, il ressortait que parmi les migrants venus s’installer à Lyon, rares étaient ceux qui trouvaient leur conjoint dans leur communauté d’origine 1622 . Une autre branche de la famille Bizollon, celle de Corbelin, a aussi des représentants à La Croix-Rousse, avec Antoine, « fabricant d’étoffes de soie » 1623 . Joseph Granger quitte à son tour son village natal, probablement au début des années 1830 pour devenir « fabricant d’étoffes de soie », c’est-à-dire tisseur, à La Croix-Rousse. Il s’installe au numéro 9 de la rue du Chariot d’or, tandis que ses parents, des cultivateurs, restent à Corbelin. Devenu chef d’atelier, il possède dans son appartement trois métiers à tisser, probablement pour deux ouvriers tisseurs qu’il loge chez lui, comme semble indiquer l’existence de trois literies. Au printemps 1838, il épouse une de ses compatriotes, Françoise Godet, ménagère de son état, elle aussi originaire de Corbelin. Cependant, à la date du mariage, elle réside toujours dans le village 1624 . Les fils aînés de Héraud , Chaboud et Charlin , installés en Bas-Dauphiné après le retour de leur père dans leur contrée d’origine, poursuivent la tradition familiale dans l’industrie textile en devenant employés de soieries. Auguste-Marie Héraud, fils de Joseph, débute sa carrière dans le tissage Michel frères, à Corbelin, au poste de commis en soieries 1625 . Sans que l’on sache qui organise cette filière, plusieurs dizaines d’habitants de Corbelin participent à ces flux migratoires en direction de Lyon. Jeanne Falatieu, elle aussi originaire de ce village, suit Jean-Joseph Huguet à Lyon pendant quelques années avant de revenir elle aussi au pays où elle décède célibataire le 20 novembre 1856 1626 .
En migrant à Lyon, à la recherche d’un travail, hors des campagnes surpeuplées du Bas-Dauphiné, les Bizollon et les Charlin y accumulent des capitaux, aussi modestes soient-ils, pour leur retour au pays. Antoine Bizollon et Joseph Charlin, lors de leurs mariages respectifs, disposent de 1.500 et 6.300 francs de biens mobiliers (valeurs, économies, meubles…). Mais aucun ne parvient à fonder une entreprise comportant plusieurs dizaines de métiers à tisser. De même, ils rencontrent le plus grand mal pour s’adapter au métier mécanique. Ayant fait leur propre apprentissage sur des métiers à bras, ce sont eux qui diffusent et maintiennent jusqu’au début du XXe siècle, leur usage dans les campagnes du Bas-Dauphiné.
Claude-François Chapuis, fils d’un laboureur aisé de La Tour-du-Pin , abandonne l’exploitation du domaine familial après le décès de son père en 1838. Son père lui a laissé, ainsi qu’à ses neuf frères et sœurs, un joli pécule qui s’élève à 23.000 francs environ, dont environ quatorze hectares de terres, de bois et de prés à Saint-Jean-de-Soudain et Rochetoirin, deux communes proches de La Tour-du-Pin. Ses parents ont favorisé l’établissement de leur fils aîné, Joseph-Claude, en 1830, en lui faisant donation en préciput du quart de leurs biens à leur mort. Celui-ci est donc tout désigné pour reprendre l’exploitation familiale au décès du chef de famille. En 1848, comme tant d’autres Isérois, on retrouve Claude-François Chapuis « fabricant d’étoffes de soie » à Lyon, à l’occasion de son mariage avec une compatriote de Rochetoirin, elle aussi devenue ouvrière en soie à Lyon. Grâce à sa part d’héritage, il s’est en effet établi à Lyon où il a acheté un petit matériel de tissage. Devenu un petit chef d’atelier au sein de la Fabrique lyonnaise, il n’en oublie pas pour autant sa contrée d’origine, ni la solidarité familiale : il achète quelques ares de terre à son frère. D’ailleurs, dès le printemps 1853, il décide de retourner à La Tour-du-Pin pour s’établir à son compte avec un ami ayant un parcours professionnel similaire, André Dévigne , originaire lui aussi de La Tour-du-Pin et devenu tisseur à Lyon. Les deux hommes créent l’entreprise Chapuis & Dévigne, ayant pour objet « l’établissement, le montage et l’exploitation des métiers pour la fabrication des étoffes de soie à la campagne ». Disposant chacun de quelques fonds gagnés à Lyon, ils se font néanmoins prêter 1.000 francs par un chef d’atelier lyonnais, Jean-Marie Fichet, sans doute une de leurs relations 1627 . Sont-ils soutenus dans leur initiative par un fabricant de soieries ? Qui est à l’origine de cette entreprise ?
Les tissages des frères Jourdan, à Dolomieu , et des frères Anselme , à La Tour-du-Pin , se sont constitués en deux temps. Joseph Jourdan , natif de Corbelin , quitte son village natal pour chercher du travail à Lyon où il devient « fabricant d’étoffes » au milieu des années 1840. Comme plusieurs de ses confrères, il s’en retourne en Bas-Dauphiné quelques années plus tard avec la ferme intention de s’établir comme façonnier. Il installe d’abord des métiers à tisser chez quelques familles de Dolomieu, près de Corbelin, avant de construire sa première fabrique. Après un long labeur, assisté de ses fils, il est en mesure d’agrandir son affaire par l’adjonction d’une seconde fabrique à la première, toujours à Dolomieu. Sentant peut-être la tâche trop lourde, il choisit ce moment pour se retirer et cède sa place à ses deux fils, Joanny et Francisque, qui se chargent de donner toute l’extension nécessaire à l’entreprise familiale. L’exemple de la famille Anselme n’est pas tellement éloigné. Jacques, considéré comme le fondateur, est d’abord commis négociant à La Tour-du-Pin (a-t-il effectué un séjour à Lyon ?). Son milieu familial, modeste, le rattache au monde de la boutique : ses parents sont perruquiers, tandis que son épouse est « buraliste d’un débit de tabac » 1628 . Comme Joseph Jourdan, il devient façonnier indépendant et place ses métiers dans des maisons du canton, probablement des personnes de sa connaissance, en qui il peut avoir confiance. Il tente une première fois de rassembler ses métiers dans une fabrique en 1867 en achetant un établissement à Chimilin . Cependant, il n’est pas en mesure d’en acquitter le prix selon l’échéancier prévu, et doit s’en séparer six mois plus tard pour 15.000 francs. Son décès prématuré en 1875, à quarante-six ans, l’empêche de concrétiser son projet. C’est sa veuve, Zoé-Victorine-Marie Jolans, assistée de son fils aîné, Edouard, qui entreprend la construction à La Tour-du-Pin d’un tissage après sa mort. Tous leurs métiers à tisser ne sont pas rassemblés dans leur nouvelle fabrique, quelques-uns demeurent placés chez l’habitant 1629 . Dans ce cas, c’est la seconde génération qui assure le plein développement de l’entreprise familiale.
Source : coll. privée.
Cette lente ascension sociale semble le fait surtout des entrepreneurs de la région de La Tour-du-Pin , qui débutent modestement leurs affaires en privilégiant d’abord la voie la plus économique en capitaux, c’est-à-dire la dispersion des métiers à tisser parmi la population locale. Leur concentration dans une fabrique ne s’impose qu’après une dizaine, voire une vingtaine d’années, d’accumulation de capitaux. André Dévigne ou Antoine Chapuis suivent des chemins similaires, quoique plus rapides puisqu’une génération suffit pour la construction de leur usine.
Nom | Naissance | Présence avérée et | Patron en Bas-Dauphiné | ||
Date | Lieu | Activité à Lyon | Date 1631 | Lieu | |
Auger Victor | 1824 | Lyon | Fabricant de soieries | 1850 | Ruy |
BellenFrançois* | 1849 | Chimilin | Tisseur | ? | Chimilin |
BertetPierre | 1833 | Saint-Geoire | ? | 1860 | Coublevie |
Bizollon Antoine* | ? | Corbelin | Tisseur | ? | Corbelin |
Boirivant Jean-Mathieu* | 1819 | Lyon | ? | 1858 | La Bâtie-Montgascon |
BonvalletRomain* | 1863 | Châbons | Employé | 1897 | Succieu puis St-Et.-de-St-Geoirs |
BourgeatRomain | 1840 | Renage | Mécanicien | 1884 | Nivolas |
Bouteille Claude* | 1813 | Lyon | Tisseur | Vers 1850 | Corbelin |
BrochayEdouard | 1812 | Lyon | Commis négociant | 1852 | Nivolas |
Bron Louis | ? | Lyon | Employé de soieries | 1897 | Saint-Jean-de-Moirans |
Brun Jean-Marie | 1829 | Lyon | Tisseur | 1861-1862 | Coublevie |
BrunyHonoré | 1852 | Lyon | Sous la tutelle de sa mère | 1875 | Voiron, Saint-Blaise |
Chapuis Claude-Antoine | 1821 | La Tour-du-Pin | Tisseur | 1853 | La Tour-du-Pin |
CharlinJoseph* | ? | Corbelin | Tisseur | ? | Les Avenières |
ClémençonToussaint* | ? | Lyon | Commis négociant | 1868 | Veyrins |
ClémençonBenoît | ? | Lyon | Employé de commerce | 1875 | Veyrins |
Couturier François-Régis | 1813 | Saint-Geoirs | Fabricant de soieries | 1847 | Bévenais |
Couturier Joseph | 1814 | Saint-Geoirs | Fabricant de soieries | 1847 | Bévenais |
CuchetFrançois-Fleury | 1802 | Lyon | Négociant | 1833 | Saint-Antoine, Chatte |
DévigneAndré | 1815 | Sainte-Baudille | Tisseur | 1853 | La Tour-du-Pin |
DissardJean* | 1845 | Brousse (63) | ? (1857-1867) | 1880 | La Tour-du-Pin |
DonatGeorges | 1853 | Lyon | ? | 1888 | Corbelin |
DrevonGermain* | ? | La Frette ? | Employé de commerce | 1899 | Longechenal |
Duc Maurice* | 1839 | Lyon | ? | ? | Saint-Geoire |
FargePierre* | ? | ? | ? | v. 1859 | Saint-Victor-de-Morestel |
Fortoul Joseph* | 1854 | Lyon | ? | 1910 | Burcin |
GardetJean-Marie* | 1789 | Héry-s/-Ugine (Savoie) | Fabricant de vitriol | v. 1840 | Châteauvilain |
GonnetFrançois | 1821 | Lyon | ? | 1860 | Saint-Blaise |
GouxJustin* | 1858 | Lyon | ? | 1882 | Corbelin |
Guinet Joseph I | 1797 | Nantua | Tisseur | 1849 | Voiron, Apprieu |
HéraudJoseph* | ? | Corbelin ? | Tisseur | ? | Avenières |
Jamet Alexis | 1822 | Lyon | Tisseur | 1855 | Les Abrets |
Jourdan Joseph* | 1822 | Corbelin | Tisseur | ? | Dolomieu |
LangjahrEmile | 1849 | Munster | Directeur | 1885 | Voiron |
LéoutreJean* | ? | Lyon | ? | ? | La Tour-du-Pin |
MoninJules | 1839 | Voiron | Employé de commerce | 1869 | Voiron |
NierVictor-Hippolyte* | ? | La Mure ? | Tisseur | v. 1865 | Vignieu |
Ogier Claude | 1836 | Lyon | Fabricant de soieries | 1889 | Voiron |
Pollaud-Dulian Alexandre | 1855 | Pont-de-Beauvoisin | Elève à l’Ecole Sup. de commerce | 1883 | Les Avenières |
Rabatel Constant | 1839 | Lyon | Commis | 1860 | Corbelin |
Riboud Anselme* | 1809 | Moutiers (Savoie) | Rentier | ? | Les Eparres |
SavetEtienne-Emile* | 1847 | Lyon | ? | 1874 | Corbelin |
Tivollier Jules | 1832 | Voiron | Employé de commerce | 1862 | Voiron |
Source : Taxinomies figurant dans les registres d’état civil et les actes notariés.
Né à Lyon en 1829, Jean-Marie Brun est issu d’une famille de « fabricants d’étoffes de soie ». D’ailleurs, avec ses deux frères, Louis et André, il perpétue cette tradition. Sans être aisée, la situation de la famille Brun se détache de celle des simples ouvriers, car elle dispose d’un petit pécule soigneusement accumulé au fil des années. En 1865, la fortune d’Antoine Brun, le père, est évaluée à 20.000 francs environ, contre 2.000 francs lors de son mariage une quarantaine d’années plus auparavant. Mais, cela n’est pas suffisant pour établir ses trois fils. Les deux cadets, Louis et André, restent à Lyon, tandis que l’aîné, Jean-Marie, est engagé par Pierre Vulpilliat comme mécanicien dans son usine de Renage , il a alors une vingtaine d’années. Quelques années plus tôt, le jeune homme a fait ses débuts comme gareur chez Joseph I Guinet, à Voiron 1632 .
Le parcours de François Gonnet , devenu façonnier à Saint-Blaise-du-Buis , diffère peu du précédent. En effet, par ses origines sociales et géographiques, il appartient dès sa naissance au monde de la Fabrique lyonnaise. Né à Lyon en 1821, il est le fils d’un « fabricant d’étoffe », ouvrier en soie, François-Benoît Gonnet, devenu à la fin de sa vie commis-négociant, alors que sa mère est « marchande de mercerie ». Tout au long de leur vie, les Gonnet ne parviennent pas à économiser un capital à transmettre à leur fils. À sa mort, en 1856, François-Benoît Gonnet ne laisse à ses trois enfants que 346 francs. François débute probablement comme ouvrier dans sa ville natale. Puis, en 1856, on le retrouve à Voiron , chez Florentin Poncet , comme commis-négociant, chez qui il accumule un petit pécule, environ 3.000 francs en 1858. Entre 1858 et 1861, sans que l’on sache la date exacte, il tente à son tour sa chance comme entrepreneur en soieries 1633 .
Claude Bouteille , avant de venir s’installer à Corbelin , travaille à Lyon comme « ouvrier en soie », avec sa mère, résidant tous deux dans la montée des Capucins. Veuf de Françoise Jurron, il épouse en 1847, en secondes noces, Marie-Louise Lambert, elle aussi « ouvrière en soie ». Quelques années plus tard, Bouteille part s’établir à Corbelin où il crée un modeste tissage à façon, avec des métiers à bras. Sa réussite, quoique réelle en termes financiers, demeure cependant modeste : à son décès, en 1891, sa succession atteint péniblement les 2.310 francs, contre 1.000 francs lors de son mariage en 1847 1634 .
Mais la capitale de la soie fournit également au Bas-Dauphiné du personnel d’encadrement et des ouvriers qualifiés. Ainsi, en 1873, à Chimilin , on relève la présence de Simon Bellet-Brissaud, un employé de fabrique, né à Lyon le 19 décembre 1848 où ses parents sont décédés dans les années 1850 1635 .
Hormis Jules Monin et Jules Tivollier , les Voironnais semblent bouder le séjour lyonnais. Cela explique peut-être aussi leur adoption précoce du tissage mécanique. Il est vrai que la tradition négociante et l’activité toilière de Voiron leur permettent de trouver sur place une « formation » en rapport avec leur activité, mais ils ne peuvent pas s’imprégner des usages lyonnais. Après 1860, le séjour lyonnais se transforme, notamment avec l’arrivée des héritiers qui viennent y poursuivre leurs études. Parmi les dizaines de petits et moyens entrepreneurs en soieries qui surgissent à la fin du XIXe siècle, quelques uns continuent à pratiquer le détour professionnel par Lyon. Avec le développement du tissage mécanique en Bas-Dauphiné, le passage obligé par Lyon perd de son importance. Seuls ceux qui se destinent à des emplois de bureaux (commis, employés) continuent à se rendre dans la capitale de la soie pour y apprendre la tenue des comptes. En revanche, pour les tisseurs, il y a désormais suffisamment d’entreprises en Bas-Dauphiné pour y découvrir les premiers rudiments du métier. Romain Bourgeat , fils d’un tisserand de Renage , débute sa carrière comme mécanicien. La présence de nombreux ateliers de forgerons à Rives et Renage et de quelques grandes fabriques de soieries (Montessuy & Chomer, Vulpilliat , Girodon ) n’est doute pas étrangère à cette vocation. Comme de nombreux ouvriers, le jeune Bourgeat migre, à la recherche d’une carrière prometteuse. On le retrouve ainsi en 1874, comme « gareur » à Tenay (Ain). Cinq ans plus tard, il exerce ses talents à Lyon, comme « mécanicien ». Ces différents types de postes étant mieux rétribués que ceux de tisseurs, il se constitue de solides économies qui lui permettent de racheter à sa belle-sœur, pour 9.800 francs, des terres laissées par son défunt frère, à Renage, probablement pour l’aider, mais aussi avec le secret espoir de revenir bientôt dans son village natal. De la fratrie Bourgeat, Romain est celui qui a le mieux réussi : ses deux sœurs tissent des étoffes de soie dans les usines de Renage, pour un salaire de misère, tandis que son frère cadet, Théodore, fabrique des faux, aussi à Renage. En 1884, Romain Bourgeat devient enfin entrepreneur à façon 1636 . Aimé Belin , originaire de Flaviac (Ardèche), débute sa carrière comme ouvrier moulinier en soie. Lui aussi a, semble-t-il effectué une partie de sa carrière à Lyon. Il y exploite un moulinage de soie d’une quarantaine d’ouvrières dans la rue de la Guillotière, au moment de la grève des ovalistes pendant l’été 1869 1637 . C’est d’ailleurs à partir de ce moment qu’il s’installe à Saint-Jean-de-Bournay .
Cependant, ce retour au pays pour les uns, ou l’installation d’un Lyonnais dans les campagnes reculées du Bas-Dauphiné ne se fait pas sans heurt. Les canuts lyonnais, venant de la ville, sont régulièrement sujets de moqueries ou de mesures vexatoires de la part des autochtones plutôt frustes et pleins de ressentiment, comme le rappelle Eugen Weber, jaloux de la réussite ou de l’éducation des citadins 1638 .
Nombreux sont donc les façonniers à être passés dans le moule formateur lyonnais. On peut alors légitimement penser qu’ils ont dû y rencontrer leurs futurs donneurs d’ordres et commanditaires, soit comme ouvriers, soit comme chefs d’atelier 1639 . Comme le note Anne-Marie Granet-Abisset, « les changements de lieux s’assortissent d’un changement de statut » 1640 . L’ouvrier et le commis deviennent patrons tandis que le petit chef d’atelier ayant deux ou trois métiers à Lyon, prend en main un établissement plus important en Bas-Dauphiné, quelques dizaines de métiers à tisser. À Lyon, certains ouvriers en soie, sans doute les plus méritants ou les plus talentueux, obtiennent des avances d’argent des fabricants pour acquérir des métiers à tisser ou des banques à dévider 1641 . Selon Reybaud, un bon chef d’atelier lyonnais peut gagner entre 3 et 4.000 francs par an, mais beaucoup sont en dessous de ce seuil et se contentent de 1 à 2.000 francs annuels 1642 . La mobilité des techniciens n’est pas un phénomène nouveau dans le développement de l’industrialisation 1643 . Lyon apparaît alors comme un véritable milieu incubateur, où des ouvriers à l’origine peu qualifiés, peuvent s’initier aux règles et aux pratiques du métier, connaître une expérience commune de travail où ils découvrent les mêmes normes culturelles. Grâce à ce détour par Lyon, les futurs façonniers obtiennent une « culture technique homogène » et font l’apprentissage des règles en vigueur dans la Fabrique 1644 . Il semble que les façonniers de l’arrondissement de La Tour-du-Pin ont davantage recours à l’apprentissage lyonnais que leur homologues voironnais.
CAYEZ (P.), 1978, pp. 75 et 81.
Voir, par exemple, pour le Piémont, GRIBAUDI (M.), 1987, pp. 50 et sq.
Sur le réseau villageois dans les migrations, voir CHATELAIN (A.), p. 595, GRANET-ABISSET (A.-M.), 1994, pp. 168-170.
Voir CLEMENÇON (A.-S.), 1999.
GRANET-ABISSET (A.-M.), 1994, pp. 186-188 a montré que les migrants ont l’habitude de se retrouver dans les mêmes quartiers.
FEROLDI (V.), 1974, vol. 1, p. 68-70 et 78. En 1829, la valeur moyenne des biens des ouvriers en soie à l’occasion de leur mariage est de 1.120 francs.
ADI, 3Q16/371, Mutation par décès du 19 janvier 1865.
ADR, 3E13077, Contrat de mariage devant Me Coron, à Lyon, le 3 novembre 1829.
L’Echo de la Fabrique regorge, par exemple, d’annonces de mises en vente ou de location de matériel et d’atelier à Lyon. Voir Echo-fabrique.ens-Ish.fr.
Sur les stratégies matrimoniales des migrants, voir GRANET-ABISSET (A.-M.), 1994, pp. 190-192. Les migrants originaires de Corbelin et des environs ont les mêmes pratiques matrimoniales que les Queyrassins.
ADR, 3E18013, Contrat de mariage devant Me Laforest, à Lyon, le 13 juin 1851, ADI, 3E28119, Quittance devant Me Reynaud, à Corbelin , le 17 décembre 1860, 3Q18/361, Mutation par décès de Henri Charlin , fils de Joseph, le 20 janvier 1888, et 3Q18/369, Mutation par décès de Joseph Charlin le 30 octobre 1893. Joseph Charlin décède à Saint-Didier-d’Aoste le 29 avril 1893 en laissant une succession de 26.567 francs, dont 42% en biens immobiliers (environ trois hectares de terres). À cette époque, la fabrique ne fonctionne plus.
ADI, 3E23450, Partage de la succession de Joseph Chaboud père devant Me Patricot (Corbelin ) le 30 septembre 1839.
RAVERAT, (A.), 1861, pp. 403-404 et BAYARD (F.), DUBESSET (M.), LEQUIN (Y.), in LEQUIN (Yves), 1991, p. 107.
LEON (P.), 1974, p. 245, DUMONS (B.) et POLLET (G.), 1992, GRANET-ABISSET (A.-M.), 1994, p. 196.
ADR, Etat civil de Lyon, mariage du 28 novembre 1840 et ADI, 3E23450, Partage de la succession de Joseph Chaboud père devant Me Patricot (Corbelin ) le 30 septembre 1839.
Voir aussi FEROLDI (V.), 1974, vol. 1, p. 50.
ADR, 3E10426, Contrat de mariage devant Me Raymond, à Caluire, le 22 juin 1842.
ADI, 3E23449, Contrat de mariage devant Me Patricot, à Corbelin , le 18 mai 1838.
ADI, 3E8131, Contrat de mariage devant Me Reynaud à Corbelin , le 8 septembre 1866 d’Auguste-Marie Héraud , 3Q18/344, Mutation par décès de Joseph Chaboud le 15 juin 1869.
ADI, 3E28112, Acte de notoriété devant Me Reynaud, à Corbelin , le 30 janvier 1857.
ADI, 3Q32/293, Mutation par décès du 5 octobre 1838, 3E21201, Contrat de mariage de Joseph-Claude Chapuis devant Me Gallet (La Tour du Pin) le 6 novembre 1830, 3Q32/58, ACP du 9 juin 1848 (contrat de mariage devant Me Lhoste, La Tour du Pin, le 5 juin 1848), 5U1117, Acte de société sous seing privé du 14 mars 1853 et 3Q32/65, ACP du 10 octobre 1854 (obligation pour prêt devant Me Arnoux, La Tour du Pin, le 10 octobre 1854).
Etat civil de La Tour du Pin, Mariage le 24 mai 1853.
ADR, 46Q138, ACP du 1er février 1868 (vente devant Me Lombard, à Lyon, le 30 janvier), ADI, 3Q32/101, ACP (formation de société) du 12 juillet 1876, enregistré le 19 juillet et 9U2402, Justice de Paix de La Tour-du-Pin , déclaration d’incendie du 28 janvier 1879.
Sont mentionnés dans ce tableau, les patrons pour lesquels nous disposons de renseignements. Certains (*) n’appartiennent pas au corpus prosopographique des principaux façonniers.
Première mention dans les sources ou date réelle. v. = vers.
ADR, 3E10001B, Contrat de mariage devant Me Beluze (Lyon), le 15 juin 1828, 52Q69, Mutation par décès du 28 mars 1865, notice nécrologique dans La Dépêche dauphinoise, le 27 mai 1904.
ADI, 3E29279, Procuration devant Me Bally, à Voiron , le 21 octobre 1856, 3E29283, Contrat de mariage devant Me Bally le 6 septembre 1858, 3E29288, Vente devant Me Bally le 5 mars 1861, ADR, 52Q48, Mutation par décès du 5 mars 1857.
ADR, 3E19761, Contrat de mariage devant Me Darmès, à Lyon, le 1er février 1847 et ADI, 3Q18/365 et 3Q18/366, Mutation par décès du 17 juillet 1891.
ADI, 5E105/8, Etat civil de Chimilin , Acte de mariage du 1er février 1873.
ADI, 3E19116, Contrat de mariage devant Me Primard, à Rives , le 12 avril 1834 des parents Bourgeat , 3Q20/288, Mutation par décès de sa mère du 27 juillet 1874, 3E19494, Adjudication devant Me Barral, à Rives, le 29 juin 1879.
AUZIAS (C.) et HOUEL (A.), 1982, pp. 91 et 162.
WEBER (E.), 1983, p. 28.
Voir les analyses de MENARD (C.), 2004. Pour cet auteur, l’expérience passée et/ou la réputation servent à mettre en place les accords entre partenaires.
GRANET-ABISSET (A.-M.), 1994, p. 196.
ACCL, Procès-verbaux des comptes-rendus de la séance de la Chambre du 4 août 1825.
REYBAUD (L.), 1859, pp. 168-169.
Par exemple pour l’industrie cotonnière alsacienne, voir SCHMITT (J.-M.), 1986, VEYRASSAT (B.), 1999.
Voir les analyses de RALLET (A.) et TORRE (A.), 2001.