3-Des ouvriers : mécaniciens plutôt que tisseurs.

Ouvriers, commis et employés composent en revanche la quasi-totalité du petit patronat façonnier. Beaucoup de façonniers débutent leurs carrières professionnelles comme mécaniciens plutôt que tisseurs. Grâce à ce capital technique, ils adoptent plus rapidement le tissage concentré en fabrique et cherchent rapidement à mécaniser leur production. Au contraire, ceux qui ont débuté à Lyon comme tisseurs, tentent d’appliquer en Bas-Dauphiné les méthodes de production qu’ils connaissent, c’est-à-dire le tissage manuel, si possible en petites unités.

Etienne Jeannolin, Savoyard de naissance, débute sa carrière comme simple « serrurier mécanicien » au tissage de soieries Vulpilliat , à Voiron . Il travaille probablement pour Florentin Poncet lorsqu’il s’associe, au printemps 1855, avec Eustache Bonniel , un fils de meunier, pour créer une entreprise de tissage à façon à Voiron. Jeannolin a mis au point avec la maison Poncet, un métier mécanique pour tisser le velours. Lorsque les deux hommes se séparent, à l’automne 1857, Jeannolin poursuit l’exploitation de leur fabrique 1645 . François Vittoz , natif du village d’Apprieu , et fils naturel de Louise Vittoz (qui décède alors qu’il a à peine un an), émigre précocement vers Voiron où il devient « ouvrier en soie ». En 1843, lorsqu’il épouse Marie-Séraphie Moirans , elle aussi ouvrière en soie, son avoir n’est que de 240 francs. Bien qu’illettré, il est recruté comme « contremaître » dans une usine de soieries à Vizille vers 1850. Il y reste quelques années avant de s’installer à Renage , sans doute à la fin des années 1860 ou au début de la décennie suivante, comme « mécanicien » 1646 .

Adrien Béridot , protestant, Nîmois d’origine, n’arrive en Isère qu’au tournant des années 1860 et 1870, après le décès de sa première épouse en 1866. Le père d’Adrien, Isaac Béridot, tissait des étoffes de soie à Nîmes, un centre secondaire de fabrication de soieries, où il a probablement appris à son fils les rudiments du métier, car Adrien débute sa carrière comme tisseur. Mais le jeune Béridot semble plus attirer par la mécanique et le travail du métal. En octobre 1869, Béridot, « mécanicien », accompagné de sa nouvelle femme, est signalé à Saint-André-le-Gaz , à l’occasion du décès d’un de leurs enfants, Marc-Louis, âgé de sept mois et né à Nîmes. Un an et demi plus tard, en février 1871, les Béridot ont migré au Nord du département, à Pont-de-Chéruy, où Adrien travaille de nouveau comme « mécanicien », peut-être chez Gindre-Duchavany 1647 .

André Mugnier , un petit façonnier installé dans le village de Chimilin , possède dans sa chambre, au premier étage de sa maison, « un métier à mécanique pour tissage, devant marcher seul, de [son] invention » 1648 . Théophile I Diederichs entame sa carrière de patron comme fabricant de faux avant de devenir directeur de tissage en 1855. Cela ne l’empêche pas d’exercer ses talents de mécaniciens. À la fin du siècle, la situation a peu changé. Clément-Célestin Fournier obtient son indépendance en déposant un brevet, en 1899, sur un perfectionnement apporté aux métiers mécaniques pour le tissage en double pièce du velours et des peluches. Cet ancien gareur parvient à intéresser des partenaires et à créer son tissage de velours la même année à Longechenal , près du Grand-Lemps . Peu instruit des affaires de gestion, son entreprise survit péniblement jusqu’à sa dissolution en 1904 1649 .

Tableau 28-Anciens ouvriers, commis et employés devenus patrons façonniers .
Façonniers
qualités date lieu employeur
Anselme Jacques Commis négociant 1853-1859 La Tour-du-Pin ?
BelinAimé Moulinier en soie 1863-1868 Saint-Maurice (26) et Villedieu (Vaucluse) ?
BellinPierre-Louis employé Vers 1870-1885 Chimilin ?
Béridot Adrien Tisseur 1857-1869 Nîmes ?
  Mécanicien 1869-1871 Saint-André-le-Gaz (38) ?
  Mécanicien 1871- ? Pont-de-Chéruy (38) ?
BlachotPhilippe Gareur Années 1870 Saint-Siméon (38) Girodon
  employé Vers 1880 Renage ?
BorgeyMarc et François Guillaud employés Avant 1879 Moirans Bouvard
BourgeatRomain Menuisier gareur Années 1860 Renage (38) ?
      Lyon (69) ?
Bouvard Maurice Commis négociant Vers 1840-1846 Renage Peillon ou Girodon
BrochayEdouard Commis négociant Années 1840 Lyon ?
Brun Jean Marie Ouvrier mécanicien Vers 1850-1855 Renage Vulpilliat
  mécanicien Vers 1855-1860 Saint-Nicolas Chanay
Chapuis Claude- François Ouvrier en soie Années 1840 Lyon (69) ?
Clément Louis Employé de fabrique Fin années 1860 Saint-Nicolas (38) Chanay
  Employé en soieries 1869-1873 Saint-Geoire (38) Michal-Ladichère
DévigneAndré Fabricant d’étoffes Années 1840 La Croix-Rousse (69) ?
DonatGeorges Employé Vers 1874-1877 Corbelin Ponson
Douron Joseph Serrurier Vers 1841-1860 Beaucroissant, Renage ?
DrevonGermain Employé de commerce Vers 1878- Lyon (69) ?
Pierre Durand Commis de fabrique Avant 1880 La Tour-du-Pin ?
Favier Jean-Pierre menuisier Avant 1855 Voiron ?
Favier Séraphin employé 1854-1855 Voiron Poncet
Fortoul Joseph employé Vers 1880-1890 Grand-Lemps Algoud frères
Genin Antoine Maître armurier Années 1830 Grenoble ?
GonnetFrançois Commis négociant Vers 1850-1855 Vizille Durand ?
  Commis négociant Vers 1855-1860 Voiron Poncet
Heppe Joseph Tourneur sur métaux Années 1830-60 Voiron ?
Jamet Alexis Jardinier fleuriste 1841-1842 Lyon (69) ?
  Fabricant d’étoffes Vers 1846-1855 Lyon (69) ?
Joly Hector Tisseur de toiles
Contremaître
contremaître
Vers 1830
1830-1836
1836-1841
Voiron
Bourgoin
Châteauvilain
?
Perrégaux ou Caffarel
Damiron
Martin Séraphin Commis négociant Vers 1857 Voiron ?
Mignot Pierre Mécanicien 1867-1882 Saint-Bueil Veyre
MoninJules employé Avant 1869 Lyon  
Paillet Joseph-Paulin employé Vers 1862 Nivolas Garnier
Pollaud-Dulian Alexandre Employé de commerce Avant 1883 Lyon (69)  
Tournier Joseph Mécanicien Vers 1860-1870 Voiron (38) ?
Vittoz François Ouvrier en soie Avant 1850 Voiron ?
  Contremaître au tissage en soie Vers 1850-1870 Vizille Durand frères  ?
  Gareur Vers 1870-1873 Renage ?

Maurice Bouvard , façonnier à Moirans , est commis lorsqu’il monte son affaire. Il est le fils d’un militaire de carrière, devenu capitaine en demi-solde sous la Restauration. Son père, Michel Bouvard, s’installe aux Avenières auprès de sa femme, une marchande, et patiente jusqu’en 1830, date à laquelle il réintègre l’armée, au 54e de ligne, en garnison à Briançon, après la chute de la branche aînée des Bourbon. Le jeune Maurice reste auprès de sa mère aux Avenières, au moins jusqu’au décès de son père en 1841, laquelle n’a pour seul revenu alors que sa pension de militaire, soit 740 francs. La succession est maigre : la maison familiale et le jardin attenant sont estimés à 800 francs, tandis que les effets mobiliers atteignent péniblement les 370 francs (dont 170 francs dus pour la pension du défunt) 1651 . Sans ressource, le jeune Maurice rejoint le monde industriel. Nous le perdons de vue entre 1841 et 1846. À cette dernière date, il est commis négociant à Renage , soit chez Peillon, Goujon & Roche, soit chez Girodon . Durant l’été 1846, il loue à Louis Bois, un rentier lyonnais (peut-être un ancien fabricant de soieries ?) un bâtiment, composé d’un étage et comprenant vingt-deux croisées, que ce dernier vient de faire construire au Martinet (Moirans) au bord de la Morge, pour y installer un tissage de soieries, moyennant un loyer annuel de 1.700 francs. En outre, le jeune Bouvard a la faculté d’acheter ledit bâtiment pour 31.000 francs. Il s’agit déjà d’un tissage mécanique. C’est probablement l’un des premiers de ce genre dirigé par un façonnier. Bouvard a eu tout le loisir de voir des métiers mécaniques fonctionnés lors de son passage à Renage, puisque la fabrique Peillon en était équipée. En revanche, nous ignorons si cette idée lui a été suggérée par son ancien employeur. Dans les mois qui suivent, il s’associe à Pierre-Aimé-Louis Giroud pour l’exploitation de sa nouvelle fabrique mécanique. Mais l’association entre les deux hommes cesse rapidement, à l’automne 1849, Bouvard devant rembourser à son ancien associé les fonds versés ainsi qu’une indemnité de quelques milliers de francs. Il semble être resté seul à la tête de son affaire, sans nouvel associé. Disposant d’une confortable position sociale et financière, il épouse trois ans plus tard, la fille du juge de paix de Tullins , Marie-Alexandrine-Anaïs Faure qui lui apporte une coquette dot (trousseau de 4.000 francs et 20.000 francs en espèces). Son propre avoir est alors évalué à 50.000 francs. Profitant de l’euphorie de la décennie en faveur des soieries lyonnaises, il acquiert l’usine qu’il se contente de louer jusque là au prix précédemment convenu en 1846, soit 31.000 francs payables en deux fois, en 1861 et en 1872 1652 .

Une majorité du patronat textile du Bas-Dauphiné se recrute, au moins jusqu’aux années 1890, parmi des autodidactes qui appartiennent à une « filière technicienne » 1653 . À partir des années 1870-1880, le recrutement des façonniers s’opère à la fois parmi les héritiers et parmi les techniciens. L’autre solution possible est la présence de plusieurs associés ayant des aptitudes complémentaires, par exemple un employé allié à un gareur.

Notes
1645.

ADI, 3E29099, Quittance et obligation devant Me Martin, à Voiron , le 4 mai 1852, 3E29112, Dissolution de société devant Me Bourde-Bourdon, à Voiron, le 17 octobre 1857.

1646.

Etat civil des communes suivantes : Apprieu , Voiron , Vizille , Renage , Saint-Albin-de-Vaulserre . ADI, 3E29252, Contrat de mariage devant Me Neyroud (Voiron) le 16 février 1843, 3E19482, Contrat de mariage de son fils Joseph, devant Me Barral (Rives ) le 19 janvier 1873, 3Q18/99, ACP du 12 mai 1873 (contrat de mariage devant Me Badin, Les Abrets , le 9 mai 1873), 3E20322, Bail devant Me Chevrier (Saint-Geoire ) le 31 décembre 1874.

1647.

Registres d’état civil des communes de Nîmes, Saint-André-le-Gaz et de Pont-de-Chéruy.

1648.

ADI, 5U1176, Tribunal civil de Bourgoin , Inventaire ms de la faillite Mugnier les 12 et 13 novembre 1860.

1649.

ADI, 9U799, Justice de Paix du Grand-Lemps , Acte de société devant Me Treppoz, à Voiron , le 30 novembre 1902 et 9U366, Justice de Paix de Bourgoin , Extrait des minutes du greffe du Tribunal de Bourgoin du 24 février 1904.

1650.

Sources : registres d’état civil. Ne sont mentionnés que les patrons pour lesquels nous disposons des renseignements.

1651.

ADI, 3E25865, Contrat de mariage devant Me Girerd (Les Avenières ) le 26 mai 1818, 3E14105, Arrêté de compte devant Me Chenavas (Bourgoin ) le 15 octobre 1830 et 3Q16/353, Mutation par décès du 2 février 1841.

1652.

ADI, 3Q20/212, Enregistrement le 5 août 1846 d’un bail sous-seing privé daté du 2 août 1846 et 3Q20/214, Enregistrement le 11 octobre 1849 d’une convention sous-seing privé datée de la veille, 3E14264, Contrat de mariage devant Me Macaire (Tullins ) le 8 juillet 1852 et 3E20882, Vente devant Me Gonnon (Moirans ) le 21 octobre 1856..

1653.

Expression empruntée à WORONOFF (D.), 1994, p. 270.