Ce qui surprend de prime abord, c’est la modestie des capitaux apportés lors de la constitution des sociétés de tissage à façon : moins de 100.000 francs suffisent largement à monter sa propre affaire. Dans de telles conditions, les associés sont en nombre limité. Même pour les façonniers disposant de capitaux familiaux, l’heure n’est pas forcément à la débauche d’argent et de moyens. Certains ont la chance de recevoir d’importants capitaux en prêt, provenant de leurs donneurs d’ordres lyonnais pour construire ou moderniser leurs installations, mais rien n’indique que cette pratique soit généralisée. Elle est repérée chez quelques importants façonniers qui cherchent à développer un tissage mécanique (voir chapitre 7).
Source : coll. privée.
Antoine Genin , originaire de Barraux, près de Grenoble, est issu d’un milieu social modeste. En 1812, alors qu’il n’a que sept ans, son père, un armurier, décède brusquement, ne laissant à ses deux enfants qu’un maigre héritage composé de quelques effets personnels et d’un mobilier évalué à 200 francs. Sans bien et sans avenir, il quitte la campagne pour la grande ville, Grenoble, où il reprend le métier de son père. Son mariage en 1831 avec Anne-Sophie Penet, une repasseuse de Tullins , l’amène à tourner davantage son regard vers l’ouest, en direction du Bas-Dauphiné. À une date inconnue, le couple s’installe à Renage où Antoine, fort de ses compétences, apparaît comme « propriétaire mécanicien » en 1844, lorsqu’il songe à créer une première fabrique à Moirans . Pourtant, il ne concrétise son projet qu’un an plus tard. Ne disposant probablement que d’un petit pécule, il loue un bâtiment à Moirans, au mas des Martinets, équipé d’une roue de pêche. Les propriétaires s’engagent à transformer les édifices pour leur donner un usage industriel, tandis que Genin envisage de construire un autre bâtiment dans le prolongement de celui existant. Conclu pour vingt ans, le bail prévoit un loyer annuel de seulement 640 francs 1681 .
Claude-François Chapuis, de La Tour-du-Pin , n’a accumulé qu’un bien maigre capital à Lyon comme chef d’atelier. Pour développer son entreprise de tissage à façon en Bas-Dauphiné, il fait appel aux obligations hypothécaires : il emprunte 1.200 francs au printemps 1857 puis 6.000 francs huit ans plus tard chez un notaire 1682 .
Raison sociale | Date | Lieu | Statuts | Capital (en francs) |
Durée (en année) |
Nombre d’associés |
Dulian & Clavel | 1854 | Pont-de-Beauvoisin | SNC | 7.000 | 7 | 2 |
Bonnielfils & Jeannolin | 1855 | Voiron | SNC | 26.000 | 12 et 2 mois | 2 |
Mercuel, Bois & Giboz | 1858 | Voiron | SNC | 12.000 + bail | 17 et 6 mois | 3 |
Carruel, Gayet & Cie | 1859 | Chimilin | SNC | 12.000 | 9 | 3 |
Carruel & Jaboulay | 1860 | Chimilin | SNC | 15.500 | 9 | 2 |
Favier père & fils | 1861 | Voiron | SNC | 40.000 | 15 | 2 |
Berrod& Giboz | 1862 | Voiron | SNC | Matériel | 12 et 1 mois | 2 |
Bertet& Tivollier | 1862 | Coublevie | SNC | ? | 20 | 2 |
Bernachot & Varvier | 1863 | Vézeronce | SNC | 14.000 | 5 | 2 |
Dulian & Jamet | 1867 | Pont-de-Beauvoisin | SNC | 52.900 | 10 | 2 |
Manuel & Moyroud | 1867 | Vinay | SNC | 10.000 | 8 | 2 |
E. Tournachon& J. Monin | 1869 | Voiron | SNC | 8.000 | 15 | 2 |
Fillet & Hébert | 1869 | Voiron | SNC | Au fur et à mesure | 15 | 2 |
Félix Jamet & Cie | 1871 | Les Abrets | SNC | 30.000 | 3 | 2 |
Coindet & Collomb | 1872 | Voiron | SNC | Au fur et à mesure | 15 | 2 |
Les héritiers de Chanay | 1873 | S-Nicolas-de-Macherin | SNC | ? | 20 | 3 |
Jourdan frères | 1873 | Dolomieu | SNC | Bâtiment et matériel | 10 | 2 |
L. Clément & Cie | 1874 | Jallieu | SNC Com. | 145.000 | 20 et 6 mois | 2 |
Clémençonpère & fils | 1875 | Veyrins | SNC | 13.901 | 5 | 3 |
Gillet Noël frères | 1875 | La Murette | SNC | 45.000 | 15 | 3 |
Gustave Veyre& Cie | 1875 | Saint-Bueil | SNC | 36.000 | 8 | 2 |
L. Clément & Cie | 1876 | Jallieu | SNC Com. | 50.000 | 20 et 6 mois | 2 |
Bargillat& Vuitel | 1876 | La Tour-du-Pin | SNC | 160.000 | 6 | 2 |
Vve Anselme & Cie | 1876 | La Tour-du-Pin | SNC | 82.000 | 4 et 2 mois | 2 |
Ph. Maitre & E. Perriot | 1876 | Tullins | SNC | 30.000 | 20 | 2 |
Maurice Bouvard | 1877 | Moirans | SNC | 300.000 | 9 et 4 mois | 2 |
Béjuy & Berlioz | 1878 | Saint-Sorlin | SNC | 8.000 | 10 | 2 |
Poncin& Cie | 1879 | Cessieu | SNC | 5.000 | 9 | 2 |
Borgey& Guillaud | 1879 | Renage | SNC | 24.000 | 20 et 6 mois | 2 |
Coulon& Cie | 1880 | Saint-Blaise-du-Buis | SNC | 160.000 | 25 | 3 |
Durand & Blanc | 1880 | La Tour-du-Pin | SNC | 6.350 | 10 | 2 |
Guinet père & fils & Faure | 1881 | Apprieu | SNC | 500.000 | 20 | 3 |
Favier & Cie | 1882 | Voiron | SNC | 500.000 | 12 | 3 |
Victor Guinet & Durif | 1882 | Vinay | SNC | 65.000 | 15 | 2 |
Aimé Douron& Jules Moyroud | 1882 | Voiron | SNC | 40.000 | 12 | 2 |
Decomberousse & Vial | 1882 | Saint-Geoire | SNC | 50.000 | 15 | 2 |
Bertet& Tivollier | 1882 | Coublevie | SNC | 200.000 | 10 | 2 |
Mignot & Heppe | 1882 | Saint-Bueil | SNC | 120.000 | 15 | 2 |
Coulonfrères | 1883 | Saint-Blaise-du-Buis | SNC | 22.000 | ? | 3 |
Tivollier & Denantes | 1884 | Coublevie | SNC | 360.000 | 15 | 2 |
Tissages voironnais | 1884 | Voiron | SA | 1.270.000 | 20 | 45 |
Emile Michoud & Cie | 1885 | Veyrins | SNC | 24.000 | ? | 2 |
Langjahr& Cie | 1885 | Voiron | SNC Com. | 520.000 | 10 | 5 |
Anselme frères | 1886 | La Tour-du-Pin | SNC | 78.668 | 10 | 2 |
Source : Actes de société.
Contrairement aux fabricants de soieries, les façonniers ont déjà intégré certaines pratiques industrielles dans leurs actes de société, avec des durées plus longues. Les rares actes trouvés stipulent toujours des durées supérieures à six années, voire au-delà de dix années, pour mieux prendre en compte l’amortissement et la rentabilité des bâtiments et du matériel industriel. Les capitaux nécessaires sont moins importants que dans les maisons de soieries. Jusqu’aux années 1880, les sociétés de tissage à façon dont le capital excède 100.000 francs sont plutôt rares, surtout dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin . Au contraire, dans le Voironnais, où domine le tissage mécanique, les capitaux sont plus importants. Pour une affaire recourant uniquement au tissage à domicile, moins de 20.000 francs suffisent amplement pour s’établir. Lorsque le tissage associe le travail dispersé et le travail concentré, il faut compter entre 15 et 40.000 francs, voire davantage lorsqu’on possède plus de cent métiers à bras, comme les frères Anselme . Pour un tissage mécanique de petite taille, le capital doit au moins s’élever à 30.000 francs. Au-delà de quatre-vingts métiers mécaniques, le capital social dépasse 50.000 francs. Il y a de fortes variations selon l’état du matériel et des bâtiments. La possession ou la location de la fabrique permet également de moduler la valeur du capital.
Pierre-Joseph Moyroud , ingénieur civil de formation, issu d’une famille de petits notables (un grand-père greffier de la justice de paix et conseiller municipal de Voiron , l’autre notaire à Vienne), monte son tissage mécanique avec une modeste mise de fonds de 5.000 francs, son associé apportant une somme identique. Les deux hommes disposent d’atouts non négligeables : l’un est un ingénieur, tandis que le second, Félix Manuel dirige une fabrique de soierie à Lyon ; ils apportent à leur société leurs droits sur le bail d’une usine louée à Pegoud, Vachon & Bith ; enfin Moyroud a acquis, à titre personnel, l’usine Sonier-Dupré en faillite, en octobre 1866. Pour compléter le dispositif, un proche de Moyroud (peut-être sa mère) s’engage à verser en compte courant 10.000 francs dans la nouvelle société 1683 . Cependant, les deux associés se séparent rapidement. Deux ans plus tard, pour poursuivre son projet, Moyroud sollicite sa mère qui emprunte 30.000 francs (dont 8.000 francs à Jean-Marie Brun , un façonnier de Coublevie ), les biens de la famille étant placés dans des investissements immobiliers 1684 . Pierre-Joseph Moyroud qui démarre son tissage en 1867, parvient à épouser, trois ans plus tard, la fille de l’un des plus importants entrepreneurs en travaux publics de l’Isère, François-Alexis Thouvard. Son nouveau beau-père donne à cette occasion 30.000 francs à la future épouse 1685 , une somme qui tombe bien à propos dans l’escarcelle du jeune Moyroud, qui, quelques mois plus tôt, recevait une somme identique de la part de sa mère pour développer seul son affaire. Son alliance avec les hautes sphères de l’industrie constitue une rupture sociale pour sa famille. En effet, son père, Hippolyte Moyroud, est placé depuis de nombreuses années sous la tutelle légale de son épouse (problèmes de santé ? problèmes financiers ?).
Pierre Bertet cumule les atouts en tous genres : son père, à son décès en 1843, laisse à ses trois enfants une succession de 92.300 francs 1686 , dont plus de la moitié en valeurs mobilières. En outre, son beau-frère, Claude-Victor Pochoy , exploite depuis quelques années déjà une fabrique à Voiron , lorsqu’il le rejoint. Le même Pochoy lui prête 33.000 francs en 1860 pour fonder son entreprise dans une fabrique que son ancien associé, Joseph I Guinet, a construit à Coublevie , une commune voisine de Voiron. Pour régler son acquisition, Bertet a emprunté l’intégralité de la somme, soit 40.000 francs auprès de religieuses et de deux rentiers 1687 . Romain Bourgeat , originaire de Renage , devenu « fabricant de soieries » à Lyon, bénéficie d’un prêt de 20.000 francs en 1884, remboursable neuf ans plus tard, de la part du propriétaire du château de Vaulx-Milieu, Forgaly, lorsqu’il rachète la fabrique Brochay à Nivolas , pour 30.000 francs 1688 . En cas d’achats, certains propriétaires peuvent accorder des délais de paiement.
Le cas le plus surprenant est celui de la famille Constantin de Chanay, établie à Saint-Nicolas-de-Macherin . Au décès d’Alfred en 1873, sa veuve et ses deux enfants, Ernest et Georgette de Foras, constituent une nouvelle société dont le seul apport est une fabrique contenant au moins cent cinquante métiers environ, construite vingt ans plus tôt et donc largement amortie. Les associés ne versent aucun fonds dans l’entreprise « attendu qu’il s’agit d’une affaire organisée allant & roulant et sans nécessité d’apport d’un capital nouveau ». La constitution d’un fonds de réserve est également envisagée, par le prélèvement de 100 francs par mois sur les bénéfices, jusqu’à ce que ce compte atteigne 3.000 francs 1689 ! Contrairement aux pratiques en vigueur à l’époque, la distribution des bénéfices a lieu tous les mois.
Lorsque Louis-Joseph-Germain-Constant-Robert Clément crée son entreprise, au printemps 1874, il obtient l’appui financier de Gustave Roux , directeur du Crédit Lyonnais à Grenoble et gendre de Fritz Perrégaux . En 1862, Elisa Perrégaux a obtenu de son père, en donation, l’ancien tissage de coton Perrégaux, à Jallieu , depuis transformé en tissage de soieries. Le couple Roux décide de le vendre pour 70.000 francs à Clément, jusque-là directeur du tissage Michal-Ladichère, à Saint-Geoire . Sans le sou, Clément doit régler son acquisition dans un délai de vingt ans, avec un intérêt de 5% 1690 .
ADI, 3Q33/245, Bureau du Touvet, Mutation par décès du 7 août 1812 de Pierre Genin, 3E9247, Contrat de mariage devant Me Sillan, à Tullins , le 24 octobre 1831, 3E20859, Concession devant Me Brun, à Moirans , le 20 novembre 1844 et 3E20861, Bail chez le même notaire le 18 novembre 1845.
ADI, 3Q32/68, ACP du 28 avril 1857 (obligation devant Me Arnoux, à La Tour-du-Pin , le 27 avril) et 3Q18/89, ACP du 5 janvier 1865 (obligation devant Me Verger, aux Abrets , le 3 janvier).
ADI, 3E29130, Acte de société devant Me Margot, à Voiron , les 5 et 12 février 1867.
ADI, 3E29135, Obligation devant Me Margot, à Voiron , les 10, 11 et 15 juillet 1869 et donation du 15 juillet 1869, 3Q43/246, Mutation par décès de son père du 24 juillet 1872 : Hippolyte Moyroud, son père, laisse une succession évaluée à 78.000 francs.
ADI, 3E11474, Contrat de mariage devant Me Desautels, à Grenoble, le 21 février 1870.
ADI, 3Q25/198, Mutation par décès de Pierre Bertet père, le 20 décembre 1843.
ADI, 3E29286, Obligation et vente devant Me Bally, à Voiron , le 14 avril 1860, et 3E29287, Quittance et obligation chez le même notaire, le 15 juillet suivant.
ADI, 3Q4/154, ACP du 1er septembre 1884 (Quittance subrogative devant Me Martin, à Bourgoin , le 24 août).
ADI, 3E29144, Donation partage de la succession de Jean Ange Alfred Constantin de Chanay devant Me Margot (Voiron ) le 21 juillet 1873.
ADI, 3E11491, Vente devant Me Desautels, à Grenoble, le 16 mai 1874.