4-Mariages.

Pour les façonniers, au moins pour ceux de la première génération, le mariage ne constitue pas forcément une avancée importante dans leur carrière. Il reflète le plus souvent leur situation du moment, c’est-à-dire modeste. Il s’agit de mariages entre égaux.

Parmi les principaux façonniers du Second Empire, six seulement se marient alors qu’ils ont déjà le statut de patron, cinq restent célibataires. Ils attendent d’avoir une situation sociale intéressante pour se trouver un bon parti. C’est dans ce cas de figure que les apports des mariés sont les plus élevés, à l’exception d’Alphonse Couturier , mais son contrat ne mentionne que les biens de l’épouse. La grande majorité des façonniers est donc déjà mariée lorsqu’ils deviennent patrons. Chez les principaux façonniers du Second Empire, l’âge moyen au mariage s’établit à vingt-neuf ans environ.

En se mariant en 1867, Louis Clément , alors jeune employé chez Alfred de Chanay, ne peut prétendre à un mariage intéressant : sa promise, Marie Gaillard, une liseuse, probablement dans la même fabrique, est originaire de Saint-Nicolas-de-Macherin . Leurs apports respectifs sont sensiblement équivalents : 1.500 francs pour lui et 2.000 francs pour elle 1735 . Il ne s’établit à son compte que sept ans plus tard.

Le plus souvent, les façonniers ne disposent pas d’un réseau d’alliances familiales puissant. Ainsi, François Gonnet peut certes se prévaloir de compter le riche papetier voironnais Lafuma (descendant d’une dynastie papetière ardéchoise 1736 ) dans sa belle-famille, qui consent à lui prêter régulièrement des fonds pour ses affaires. Il entretient des relations amicales avec le constructeur grenoblois, Casimir Brenier 1737 . Mais aucun d’eux n’est en mesure d’empêcher sa chute. Parmi les façonniers, les seuls à disposer d’un réseau important, sont les Perrégaux et les Diederichs, par leur participation à un réseau protestant européen basé à Lyon. Ainsi, les Perrégaux possèdent des attaches professionnelles et familiales avec le puissant clan Debar , lui-même associé aux principales familles protestantes de la place 1738 .

Dans quelques cas, la belle-famille du façonnier joue un rôle important dans son ascension sociale et dans son prestige. À Moirans , les deux principaux industriels du textile, Genin et Bouvard, doivent de bonne heure se préoccuper de leur succession et de l’avenir de leur entreprise, car, de leur mariage, aucun garçon n’est né. Pour eux, leurs héritières doivent trouver un conjoint capable de reprendre l’affaire familiale 1739 . Antoine Genin est le premier à marier sa fille unique, Marie-Thérèse, en 1857 à Alphonse-Séraphin Martin , un jeune voyageur de commerce, natif de Saint-Etienne-de-Crossey . À cette époque, Martin travaille dans un tissage à Voiron . Son père, Joseph Martin, jouit d’une certaine aisance et fait figure de potentat local à Saint-Etienne-de-Crossey, commune dont il est maire depuis le règne de Louis-Philippe 1740 . Grâce à des revenus annuels estimés à 1.500 francs, il envoie son fils, Séraphin, à Grenoble pour y suivre des études secondaires et supérieures. À la fin de l’été 1854, le jeune Séraphin Martin soutient une thèse de licence à la faculté de droit devant un jury présidé par Gueymard et traitant des sociétés anonymes. Antoine Genin semble donc avoir trouvé l’héritier idéal, d’autant que les Martin donnent dix mille francs à leur fils à l’occasion de son mariage. Sitôt la cérémonie passée, Martin rejoint son beau-père à Moirans pour l’assister et lui succéder. À son décès en 1873, Martin reprend définitivement le tissage Genin 1741 .

Tableau 33–Mariages des principaux façonniers du Second Empire.
Nom Age au mariage
(en années)
Patron Epouse Profession du beau-père 1742 Apports total des mariés
(en francs) 1743
Anselme Jacques* 25   Jolans Zoé-Victorine-Marie Emp. contributions indirectes ?
Auger Victor 23   Gindre Claudine-Emilie Négociant 64.500 + imm.
Baratin Aimé I 31   Gonin Jeanne cordonnier ?
Baratin Félix 31   Lacombe Marie-Victorine Négociant 21.500
BertetPierre -   Célibataire   -
Bouvard Maurice 28 X Faure Marie-Alexandrine Juge de Paix 74.000
BrochayEdouard 28   Genevey Virginie Charron 5.000
Brunet-Lecomte Henry 26   Mouchet Josephte-Marie-Antoinette Avocat au sénat de Savoie ?
Constantin de Chanay Alfred 30   Prédelys (de) Caroline-Angélique-Mathilde Lieutenant colonel Aucun contrat
Chapuis Claude-Antoine 24   Doublier Jeanne Cultivateur 2.100
Couturier Alphonse 36 X Bonnevaux Marie-Mélanie Propriétaire rentier 7.600
Couturier François-Régis 45 X Ogier Julie ? 100.000 + imm.
Couturier Joseph -   Célibataire   -
Couturier Auguste -   Célibataire   -
CuchetFrançois-Fleury 24 X Génissieu Anne-Adrianne Négociant propriétaire 20.000
DévigneAndré 25   Ronchet Philippine Journalier ?
Diederichs Théophile I 23   Iltis Salomé Directeur de tissage Aucun contrat
Faidides François-Antoine 33   Cattet Antoinette Rentier 20.000
Favier Jean-Pierre* ?   Meunier Marie ? ?
Favier Séraphin 25   Abram Louise Négociant 7.000 + imm.
Genin Antoine 27   Penet Marie-Sophie Propriétaire 2.600
GonnetFrançois 37   Bourdis Marie-Joséphine ? 6.000
Guinet Joseph I -   Célibataire   -
Guinet Benoît-David 29   Furnion Anne Tisseur 4.000
Heppe Joseph 25   Landru Anne-Marie Cultivateur 1.000
Jamet Alexis 19   Vollant Antoinette Fabricant d’étoffes 2.000
Joly Hector 40   Gaget Jeanne-Claudine Employé d’octroi ?
Jourdan Joseph* 23   Rosset Marie-Coronnée Propriétaire ?
Landru Joseph 26   Deguet Adèle Marchand drapier 50.000
Malescourt Louis ?   Pinet Marie ? ?
Martin Séraphin 27   Genin Thérèse-Sophie Fabricant de soieries 17.000
Perrégaux Louis-Emile 29   Morin Victorine Banquier  
Pochoy Claude-Victor 29   Bertet Anne-Marie-Célina propriétaire 42.000
Poncet Florentin 24   Vachon Marie-Anne-Joséphine Homme d’affaires du comte de Meffray 26.400
Rabatel Constant 40 X Thiéry Cécile-Laure-Elisabeth Propriétaire 45.500
Tivollier Jules 32 X Vendre Louise-Marie-Joséphine Avocat, député 132.200
Tournier Claude-Ferdinand -   Célibataire   -
Tournier Joseph 28   Giroud Marie-Clémentine Propriétaire maître d’hôtel 27.800
Veyre Ambroise 32   Tourteaux Anne Capitaine de navire 8.500
VignalJules 30   Prim Irène ? 42.000

En ce qui concerne Célestin Lalechère , son mariage offre un exemple d’endogamie professionnelle, lorsqu’il épouse en octobre 1866, en premières noces, Marie-Antoinette Trillat. Il possède déjà cinquante métiers à bras et se revendique comme « chef d’atelier pour la fabrication des étoffes de soie » à Saint-André-le-Gaz . Il a sans doute rencontré sa promise à Lyon, à l’occasion de l’un de ses voyages chez un fabricant, car son futur beau-père est alors « employé pour la fabrique de soieries », et habite au cœur du quartier des maisons de fabricants, au n°2 de la grande rue des Feuillants. Au total, la jeune fille apporte, outre son trousseau, 10.000 francs en argent à son futur époux, dont 6.000 donnés en préciput par ses parents. Lors de son remariage six ans plus tard, Célestin convole une nouvelle fois avec une jeune fille proche de son milieu professionnel, en la personne de Marie-Joséphine Bouillon , de Corbelin , d’une famille de contremaîtres en soieries qui, à son tour, a su créer une entreprise à façon 1744 . De prime abord, les façonniers les plus importants ne cherchent pas à nouer des alliances dans la profession, ce qui n’est pas le cas des plus modestes ou des personnels de direction et d’encadrement. Ainsi, en 1875, Gabriel Paccalin 1745 , jeune façonnier de trente-quatre ans, établi à Veyrins, près de Corbelin, épouse la fille de Benoît Michard, lui-même directeur de la fabrique Emery , à Châtonnay . Césarine Michard apporte à son mari pour trois mille francs en meubles et bijoux, alors que celui-ci possède une maison à La Bâtie-Montgascon et son matériel de tissage (8.000 francs), ses nippes et une demie parcelle de vigne, soit un total de 8.700 francs. Les deux familles se connaissent, car étant toutes deux originaires de La Bâtie-Montgascon 1746 .

Par son mariage, Moyroud entre dans le monde de la grande bourgeoisie grenobloise. Cela constitue un atout pour sa future carrière politique en Isère au Conseil général. Thouvard et l’un de ses fils, Alcide, futur juge au Tribunal de commerce, possèdent des contrats de construction avec le PLM, vers Avignon et Cavaillon, mais ont aussi des intérêts dans une affaire de chanvre constituée en 1868 1747 .

On constate que les apports sont souvent faibles : ils illustrent à la fois des origines sociales modestes, mais aussi des carrières naissantes, où l’accumulation du capital n’a pas encore eu le temps de se faire.

Notes
1735.

ADI, 3E29301, Contrat de mariage devant Me Bally, à Voiron , le 22 octobre 1867.

1736.

ANDRÉ (L.), 1996 et 2005a.

1737.

ADI, 9U1786, Justice de paix de Rives , Nomination d’un subrogé tuteur par le juge de paix le 13 février 1885 pour les quatre enfants mineurs de François Gonnet , récemment décédé.

1738.

Voir MAXWELL (E.), 1980

1739.

Comme Etienne Gridaine qui donne sa fille à son bras droit, Laurent Cunin.

1740.

ADI, 15M94, Notice individuelle du 18 août 1865 et lettre ms de Joseph Martin adressée au préfet de l’Isère le 17 octobre 1877. Joseph Martin conserve son fauteuil de maire jusqu’à sa démission en mai 1869.

1741.

ADI, 3E20884, Contrat de mariage devant Me Gonnon, à Moirans , le 2 septembre 1857 et MARTIN (S.), 1854.

1742.

Emp. = employé.

1743.

Imm. = immeubles non estimés.

1744.

ADR, 3E12844, Contrat de mariage devant Me Vachon, en octobre 1866 et ADI, 3E28142, Contrat de mariage devant Me Reynaud, à Corbelin , le 18 octobre 1872.

1745.

Lorsque le père de Gabriel Paccalin , cordonnier de son état, décède le 23 janvier 1873, à La Bâtie-Montgascon , il ne laisse qu’une maigre succession à Gabriel et à son frère cadet, Joseph-Laurent, commis-négociant (probablement dans la fabrique de son frère), à peine 110 francs. En février 1875, Paccalin emprunte 2.500 francs à un cordier des Abrets .

1746.

ADI, 3E18290, Contrat de mariage devant Me Vicat, à Châtonnay , le 15 août 1875 et état civil de Châtonnay, mariage le 21 août 1875.

1747.

ADI, 11U417, Acte de société devant Me Desautels, à Grenoble, le 27 avril 1868 et acte de société sous seing privé du 16 juin suivant, 3E11498, Partage chez le même notaire du 17 avril 1876 de la succession de François-Alexis Thouvard, estimée à 225.000 francs : sa fille, mariée à Moyroud, reçoit à cette occasion environ 14.000 francs.