5-Fragilité et instabilité.

Sans statistiques précises, on ne peut que livrer quelques impressions à propos de la longévité et de la fragilité de ces façonniers. Les fabricants règlent souvent avec retard leurs factures et appliquent tout aussi régulièrement des rabais sur les façons. Ils peuvent aussi retirer leur confiance à un façonnier. Si celui-ci n’a qu’un seul donneur d’ordres, la faillite est immédiate.

André Mugnier , l’un d’eux, natif de La Croix-Rousse en 1821 et installé à Chimilin probablement dans les années 1850, doit déposer son bilan en novembre 1860. À son actif, il possède pour 24.542 francs de biens, dont 9.542 francs comme outils professionnels, pour un passif de 16.559 francs. Pour détourner ses créanciers, il suggère la vente de son matériel qui est réalisée un an plus tard, à Pierre Penel, percepteur de son état et domicilié aux Abrets pour 8.000 francs. Penel, déjà propriétaire des murs de la fabrique Mugnier, prend possession de l’intégralité de l’actif du façonnier failli 1748 .

François Carruel, installé à Lyon, au 63 de la rue Boileau, s’associe pendant l’été 1859 avec deux de ses confrères déjà établis à Chimilin , Gayet et Annequin. Grâce à un capital de 12.000 francs, les trois associés se proposent de fonder une affaire de tissage de soieries unies. Le Lyonnais Carruel se charge de diriger la fabrication, de contrôler les pièces et de distribuer le matériel aux ouvriers en chambre, tandis que Gayet s’occupe de faire la ronde chez eux et de la caisse, et Annequin du transport et du montage des métiers. Après seulement cinq mois d’existence, Gayet se retire de l’affaire, puis Annequin. En décembre 1860, resté seul aux commandes de l’entreprise, Carruel a définitivement quitté Lyon pour s’installer à Chimilin. Il prend alors pour associé un négociant lyonnais, Pierre-Xavier Jaboulay, probablement chargé de fournir du travail (et du matériel) pour les soixante-dix-huit métiers à bras de la société. Mais, là encore, les associés décident de dissoudre leur société avant le terme, au bout d’un an et demi. Pourtant, les deux hommes continuent leur activité quelques mois avant d’être déclarés en faillite le 26 septembre 1863, après avoir déjà dû se déclarer en cessation de paiement en avril 1862 : leur actif n’est alors que de 9.854 francs, pour un passif de 18.900 francs 1749 . Toujours à l’automne 1860, un ouvrier en soie de Saint-Jean-d’Avelanne, près de Pont-de-Beauvoisin , Antoine Villeton, s’associe avec un commis lyonnais, Pierre Perrin, pour une durée de huit années. Le siège de l’affaire est fixé dans la maison paternelle de Villeton. Celui-ci fournit en mise de fonds cinquante métiers à tisser. Quatre mois plus tard, les deux hommes liquident l’affaire, et Perrin, qui n’a fourni aucun apport, retire 200 francs de cette éphémère association 1750 .

La moindre période de chômage conduit logiquement des façonniers à leur perte. Barthélémy Jamet, pourtant solidement implanté à Pont-de-Beauvoisin , en fait l’amère expérience en 1867. Il doit se séparer de son matériel pour rembourser ses créanciers. À son actif, il possède cent quatre-vingts métiers à tisser, dix-huit mécaniques à dévider, largement dispersés chez des ouvriers 1751 . Jean-Baptiste Vallin crée son affaire de tissage en 1869, mais

‘« les agencements et le prix des métiers à cette époque étaient très élevés, de telle sorte que Vallin avait à peu près épuisé toutes ses ressources, lorsque les événements de l’année 1870 sont venus arrêter son travail » 1752 .’

Pourtant, lorsqu’il fait faillite deux ans plus tard, au début de l’année 1871, Vallin affiche un maigre actif de 5.531 francs : ses vingt-cinq métiers à tisser en forment le tiers. De l’autre côté, il évalue son passif à 5.742 francs. En 1889, Vallin a définitivement quitté le Bas-Dauphiné, mais pas la profession. Lui qui rêvait de se mettre à son compte et de devenir patron, se trouve réduit au statut d’ouvrier en soie, à Lyon 1753 . La disparition du tissage Durand & Blanc, à La Tour-du-Pin , est encore plus rapide : un an après sa fondation en juillet 1880, les deux associés (deux anciens commis en soieries) liquident leur affaire, alors que sa durée initiale était de dix ans 1754 . François Decomberousse, directeur du tissage Algoud frères du Grand-Lemps , crée sa société de tissage à façon avec Joseph Vial, un mécanicien de Rives , au plus mauvais moment. Les deux hommes s’installent en février 1882 à Saint-Geoire (probablement à Massieu ), alors que la Fabrique lyonnaise entre dans une période de sévère récession. Deux ans plus tard, la dissolution de la société Decomberousse & Vial est prononcée 1755 .

Près de Bourgoin , à Nivolas , Brochay accorde sa préférence à la maison Doux, mais sans exclusivité, jusqu’à la faillite de cette dernière, l’entraînant dans sa chute. Dès les années 1870, puis surtout pendant les années 1880, les faillites de façonniers se multiplient : Mugnier , à Chimilin , Jean-Baptiste Vallin à La Tour-du-Pin , Varvier, à Vézeronce, Clément à Jallieu , Poncin & Debié à Cessieu , Douillet à Burcin, Chapuis à La Tour-du-Pin, Maximilien Jamet aux Avenières , Antoine à Monin à Montalieu-Vercieu, Crescent au Grand-Lemps …

À une date inconnue (mais antérieure à 1872), François-Marie-Charles Bellile , un Nîmois de naissance, installe une fabrique de soie à Saint-André-le-Gaz , commune à l’époque encore peu touchée par l’extension de l’aire soyeuse en Bas-Dauphiné. Pour l’assister dans sa tâche quotidienne, il a fait appel à un de ses cousins, Alfred Fabre, promu employé. Bellile développe son affaire grâce aux appuis financiers de Paul-André-Maurice Combié, un banquier nîmois qui lui prête 14.500 francs, et de quelques fabricants lyonnais et notamment de la maison Doux & Cie. Aussi, lorsque cette dernière fait faillite en 1879, la position de Bellile est sérieusement compromise. Sa fabrique, probablement équipée en matériel manuel, comme semble le prouver sa valeur, 6.000 francs environ, emploie tout de même quatre-vingt-quinze ouvriers en 1880. Il décède encore dans la force de l’âge pendant l’été 1880. Sa veuve et ses enfants, dont un de ses fils appelé pourtant à lui succéder, décident de liquider ses biens pendant l’été 1882 1756 .

Beaucoup d’entreprises ne survivent que le temps d’une saison, voire moins, par manque de capitaux et d’expérience, pour mésentente ou par ambition. François Berrod , prenant la suite de son oncle, Philibert Masson , prend Eugène Giboz pour associé le 2 mars 1862. Trois semaines plus tard, Berrod déclare la dissolution de l’affaire, « attendu que Giboz n’a encore pris aucune part cette société et qu’il y est resté entièrement étranger » 1757 . Augustin Poncin et Régis Guillaud se séparent trois mois seulement après les débuts de leur association en octobre 1878 1758 . Salomon & Dulac qui forment leur entreprise en mai 1893, signent l’acte de dissolution en mars 1894 1759 .

Les façonniers eux-mêmes résistent mal physiquement et psychologiquement à la dureté du travail et aux tracas financiers. La terrible crise industrielle des années 1880 fait non seulement disparaître des sociétés, mais aussi des patrons qui décèdent précocement : en 1883, Pierre Bertet de Coublevie (cinquante ans), Claude-Antoine Chapuis de La Tour-du-Pin (soixante-deux ans), en 1884, Félix Baratin de Tullins (soixante-trois ans), en 1885, Benoît-David Guinet d’Apprieu (soixante-deux ans), François Gonnet de Saint-Blaise-du-Buis (soixante-quatre ans), en 1886, Séraphin Favier de Voiron (cinquante-quatre ans), en 1888, Jean-Joseph Jamet des Abrets (quarante-six ans), en 1891, Jules Berlioz de Voiron (quarante-neuf ans), Aimé-Joseph Douron de Voiron aussi (quarante-trois ans), en 1892, André Dévigne de La Tour-du-Pin (soixante-dix-sept ans), Jacques-Maximilien Jamet des Avenières (quarante-trois ans). Les uns meurent après avoir fait faillite, tandis que les autres laissent des entreprises désorganisées et mal en point. La faillite ou la liquidation suit rapidement le décès. En l’absence d’archives privées, il est difficile de conclure avec certitude sur cette hausse brutale de la mortalité patronale par temps de marasme économique : l’usure physique au travail forme un élément d’explication. La dépression nerveuse et le suicide (déguisé alors en mort naturelle pour éviter le déshonneur) sont d’autres facteurs possibles.

Les fabricants de soieries font majoritairement le choix de la quasi-intégration plutôt que celui de l’intégration du tissage, grâce à des relations régulières et des commandes garanties avec des contrats. Cela n’empêche pas des négociations sur les tarifs et des conflits entre les deux parties 1760 .

En fin de compte, les façonniers du Bas-Dauphiné méritent ce titre d’intermédiaire, car ils mettent en relation deux univers – celui des fabricants lyonnais d’une part, et celui des ouvriers ruraux d’autre part – qui s’ignorent et ne se connaissent pas, tout au moins au milieu du XIXe siècle, lorsque débute la ruralisation de la Fabrique lyonnaise 1761 . Les fabricants lyonnais ont besoin de convaincre les habitants des campagnes de travailler pour eux, à leurs conditions. Ils recherchent aussi des relations de confiance, plutôt que l’incertitude dans l’organisation de la production. Par leur formation et leur apprentissage lyonnais, par leurs connaissances du territoire et des individus (banquiers, ouvriers, hommes politiques locaux…), les façonniers en soieries occupent une position d’intermédiaire incontournable, tant dans les villages qu’en ville, à Voiron . Ils mobilisent des ressources personnelles auxquelles les fabricants de soieries n’ont pas directement accès : ils utilisent les services d’un frère, d’un cousin ou d’un ami, ils empruntent des fonds sur leur seule réputation, ils savent où se procurer du matériel d’occasion, ils disposent d’un savoir-faire technique qui échappe parfois aux fabricants. Outre leurs talents et les capitaux, les façonniers rendent un fier service aux fabricants en facilitant l’organisation du tissage.

Par la modestie de la mise de fonds initiale, le monde de l’entreprise façonnière est largement ouvert aux hommes de conditions modestes et aux ouvriers. Il s’affirme comme un mode d’ascension sociale exceptionnel pour intégrer le milieu patronal à moindre coût. En quelques années de dur labeur, un ouvrier ou un contremaître peut espérer acquérir facilement son indépendance. Cet objectif peut suffire à motiver les plus ambitieux et les stimule à la tâche. Cependant, il faut remplir quelques conditions : avoir un savoir-faire technique, avec quelques économies, connaître des ouvriers et des fabricants. Il existe une réelle part de bricolage et d’empirisme dans ces trajectoires sociales. Brutalement, un entrepreneur peut tout perdre. C’est d’ailleurs ce qui arrive à bon nombre de façonniers. Leur éphémère fortune n’a pas toujours laissé une trace dans les archives. Cette carence nous empêche de dresser un portrait plus précis des façonniers à partir de statistiques, en particulier une analyse démographique des entreprises et des carrières. Les parcours de vie mettent plus ou moins nettement en évidence l’importance des relations familiales et sociales, voire d’un mentor comme Guinet ou Permezel , pour débuter dans le monde de l’entreprise, loin de l’image du self made man ayant réussi à s’élever seul 1762 .

L’un des ressorts de cette réussite est la mobilité géographique des futurs façonniers, notamment ceux qui s’installent dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin . Le détour par Lyon est une obligation pour beaucoup d’entre eux : ils effectuent leur apprentissage technique et certains deviennent même chefs d’atelier à La Croix-Rousse ou à La Guillotière, avec deux ou quatre métiers manuels. Avec un outillage réduit, ils ont donc une première expérience du tissage à façon, avant de pouvoir se lancer plus largement en Bas-Dauphiné. Les fabricants de soieries, mais aussi les ténébreux canuts, diffusent ainsi leurs normes, leurs traditions et leurs pratiques hors de Lyon.

Notes
1748.

ADI, 5U1176, Tribunal de Commerce de Bourgoin , Bilan ms de Mugnier du 16 novembre 1860, procès-verbal de l’assemblée des créanciers du 16 mai 1863

1749.

ADI, 5U1117, Tribunal de Commerce de Bourgoin , Acte de société sous seing privé du 19 juillet 1859, acte de dissolution du 25 décembre 1859, acte de société devant Me Proby, à Aoste, le 4 décembre 1860, 5U1176, Rendement de compte et distribution de dividende dans la faillite Carruel & Jaboulay, le 14 octobre 1865.

1750.

ADI, 5U1117, Tribunal de Commerce de Bourgoin , Acte de société devant Me Sibille, à Pont-de-Beauvoisin , le 16 novembre 1860 et acte de dissolution du 19 mars suivant.

1751.

ADI, 3E20652, Abandonnement devant Me Marion, à Pont-de-Beauvoisin , le 16 novembre 1867.

1752.

ADI, 5U1195, Tribunal civil de Bourgoin , Bilan ms de la faillite Vallin , le 23 février 1871.

1753.

ADI, 5U1195, Reddition de compte et distribution de dividende le 1er mars 1889.

1754.

ADI, 5U1118, Tribunal civil de Bourgoin , Acte de société devant Me Faulcon, à La Tour-du-Pin , le 23 juin 1880.

1755.

ADI, 5U1118, Tribunal civil de Bourgoin , Acte de société devant Me Daniel, à Rives , le 25 février 1882.

1756.

ADI, 3Q18/110, ACP du 28 mars 1879 (procurations devant Me Badin, aux Abrets , le 26 mars), 3Q18/114, ACP du 28 juin 1880 (procuration devant le même notaire du 25 juin) et 3Q18/121, ACP du 29 juin et 24 juillet 1882 (cahier des charges et adjudication devant Me Badin, aux Abrets des 20 juin et 11 juillet).

1757.

ADI, 3E29290, Dissolution devant Me Bally, à Voiron , le 22 mars 1862.

1758.

ADI, 9U360, Justice de Paix de Bourgoin , Dissolution de société devant Me Vellein, à Cessieu , le 15 janvier 1879.

1759.

ADI, 9U362, Justice de Paix de Bourgoin , Dissolution de société devant Me Gallin, aux Avenières le 16 mars 1894.

1760.

HOUSSIAUX (J.), 1957a.

1761.

Voir l’analyse de BARTH (Fredrik), The role of the entrepreneur in social change in Northern Norway, 1963, cité par VILLETTE (M.) et VUILLERMOT (C.), 2007, p. 37 : « Entreprendre consiste essentiellement à mettre en relation deux sphères sociales isolées l’une de l’autre et telles qu’un bien soit bon marché dans l‘une et chère dans l’autre ».

1762.

VILLETTE (M.) et VUILLERMOT (C.), 2007, pp. 110-115.