L’ambition des parvenus.

Devenir fabricant de soieries à Lyon n’est pas chose impossible au XIXe siècle, pour un jeune commis ambitieux. Avant 1840, un compte de fonds inférieur à 100.000 francs suffit à un jeune homme pour se mettre à son compte 1768 . Les plus ambitieux rassemblent plus de capitaux.

Quelques fabricants lyonnais tirent leurs origines du Bas-Dauphiné : le cas le plus célèbre est, sans doute, Léon Permezel , natif de La Côte-Saint-André où son père exploitait alors une affaire de fabrication de bougies. Sa mère, née Dupont-Ferrier, a de solides attaches à Voiron , notamment avec la belle-famille de son frère, les Landru (les deux familles sont également associées en affaires dans l’exploitation d’une société de toiles). À ce sujet, il convient de noter que le jeune Permezel débute sa carrière dans la Fabrique à Lyon dans la maison de soieries… d’Emile Landru , son parent par alliance. Les Guinet, de Lyon, (à ne pas confondre avec les façonniers homonymes) ont quitté Primarette, dans la région viennoise, pour Lyon à la fin du XVIIIe siècle ou au début du siècle suivant. Lors de son mariage en 1817, Antoine Guinet, le père de François, était déjà sur place. Cependant, la famille ne rompt pas avec ses origines rurales, puisqu’elle possède une propriété à Primarette conservée pendant tout le siècle 1769 .

À l’instar de la dynastie antonine, dans la Rome antique, la transmission s’effectue rarement en ligne directe ; les fabricants recherchent les meilleurs héritiers, qu’ils soient de leur sang ou non. Le meilleur exemple en est la maison Bellon frères & Conty, fondée par Joseph Bellon. Lorsque la société arrive à son terme en 1874, les trois associés transmettent la direction, non pas à leurs fils, mais à de nouveaux associés, dont Eugène et Jean-Henri Jaubert 1770 , les neveux de Joseph Bellon, tout en restant commanditaires de l’affaire. Le père Bellon écarte volontairement son fils Camille, et non sans raison. En effet, une dizaine d’années plus tard, à l’occasion de la crise financière lyonnaise de 1882, Joseph Bellon doit soutenir financièrement son fils qui a perdu plus de 1.100.000 francs pendant le krach boursier 1771 . Lorsque Henri Jaubert se retire à son tour en 1885, ainsi qu’André Audras, son associé en nom collectif, la maison est confiée aux frères Joseph et Pierre Tresca 1772 , les petits-fils de Joseph Bellon 1773 . Claude-Joseph Bonnet n’agit pas autrement lorsqu’il écarte ses enfants et ses gendres de la direction de ses affaires ; d’ailleurs, dans son testament, il confie la destinée de sa maison à ses petits-enfants 1774 . Le plus souvent, le fabricant préfère céder son fonds de commerce à l’un de ses employés préalablement intéressé aux bénéfices, mais qui a prouvé ses compétences. Un nom et une marque s’effacent au profit d’une nouvelle identité (les mentions « ancienne maison » ou « les successeurs de » figurent souvent en en-tête du courrier, comme garantie commerciale et gage de qualité). Il lui transmet les bureaux, une adresse, du matériel, une clientèle et surtout un catalogue voire un cabinet de dessins 1775 .

Ainsi, Louis-Frédéric Lafute fait ses premières armes au sein de la maison Mermet & Mouly. Léon Emery 1776 , un autre important fabricant lyonnais a, de ce point de vue, une carrière sensiblement identique : entré comme employé dans une maison, il en devient progressivement le principal associé.

La carrière de Louis Isaac 1777 se situe à mi-chemin de celle d’un fondateur et celle d’un héritier. Fils d’Augustin Isaac, détenteur d’un brevet sur un métier à tulle, il devient l’associé en 1841 de Camille Dognin. Son fils, Louis, débute comme apprenti à Roubaix puis rejoint en 1851 l’entreprise paternelle à laquelle il donne l’outil industriel nécessaire, une usine à la Croix-Rousse, pour assurer son développement. Quant à François Guinet 1778 , il hérite du fonds de commerce de son père. Les parcours professionnels de Pierre-François Atuyer, comme d’ailleurs celui de ses futurs associés, Charles Bianchini et François Férier, ressemblent à celui de Frédéric Lafute  : tous trois débutent à Lyon, au sein de la maison Devaux & Bachelard 1779 , spécialisée dans les nouveautés. Ses parents, et même l’un de ses grands-pères, Pierre-Joseph Martin, sont tisseurs pour la Fabrique lyonnaise 1780 . Ces exemples décrivent cependant deux voies différentes : les deux premiers, Lafute et Emery , ne sont que les continuateurs d’affaires plus anciennes, et bénéficient donc de l’expérience acquise par l’ensemble du personnel, aussi restreint soit-il en nombre, et d’un solide fonds de dessins. Quant aux deux autres cas, Atuyer et Permezel , ils fondent deux affaires, mais ils ont su s’entourer de bons éléments. Bien que les tentatives dynastiques soient encore rares dans la première moitié du XIXe siècle, il y a quelques cas manifestes de fabricants bien nés. Tel est le cas des frères Trapadoux . Leur père, Jean, laisse à son décès prématuré en 1845 une fortune d’au moins 310.000 francs à ses dix enfants, sans compter trois maisons à Lyon, non évaluées 1781 . C’est le cas également de Pierre Tresca qui appartient à une grande famille bien implantée à Lyon. À sa mort en 1866, alors que Pierre n’est encore que commis-négociant, Joseph-Edouard Tresca laisse à ses quatre enfants environ 957.000 francs à se partager, dont plus de la moitié se trouve placée en compte courant chez les fabricants Brabant, Salomon & Cie 1782 . Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1860 que certains fabricants de soieries manifestent des velléités dynastiques 1783 , comme Bonnet, Giraud, Martin, Ponson, Poncet, Michel, puis Permezel, Isaac, Brunet-Lecomte… Tous ont en commun d’être à la tête de maisons de soieries de premier ordre, souvent propriétaires d’usines de tissage.

Notes
1768.

CAYEZ (P.), 1978, p. 167.

1769.

ADI, 3Q2/323, Mutation par décès d’Antoine Guinet le 5 mai 1856.

1770.

Fabricant de soierie, neveu de Joseph Bellon auquel il succède, Henri Jaubert , catholique, est né à Enchastrayes (Basses Alpes) le 17 mars 1832, fils d’un « cultivateur ». Il débute d’ailleurs chez son oncle Bellon qui l’initie aux rudiments du négoce. Promu Chevalier de la Légion d’honneur sous la IIIe République, il est néanmoins considéré comme bonapartiste. À sa mort, sa fortune se monte à 10.078.580 francs.

1771.

ADR, 49Q247, ACP du 11 mai 1888 (liquidation de la succession de Joseph Bellon devant Me Louvier, Lyon, le 7 mai 1888).

1772.

Fabricant de soieries, neveu de Joseph Bellon , il succède à Henri Jaubert pour la direction de l’ancienne maison Bellon frères & Conty. Né à Lyon le 31 mars 1844, il est le fils d’Edouard Tresca , un « négociant » déjà en affaire avec la Fabrique. Il débute comme employé chez Bellon, puis lorsque Jaubert se retire, il prend en main la vénérable maison Bellon, sous la raison sociale Tresca frères & Sicard, en association avec son frère cadet, Joseph en 1885 Chevalier de la Légion d’honneur depuis 1889, il siège pendant sa carrière, aux conseils d’administration de la Banque de France, à Lyon, de la Caisse d’Epargne. Il préside le Jockey-club de Lyon et est élu conseiller municipal d’Ecully. Dans le milieu professionnel, il s’investit d’abord dans l’Association de la Fabrique Lyonnaise, en tant que trésorier (1888/1889), puis vice-président (1890) et enfin président l’année suivante. Il quitte avec fracas cette association pour fonder un syndicat concurrent favorable au protectionnisme, l’Association de la Soierie Lyonnaise, qu’il préside. Enfin, il est choisi comme trésorier en 1889 du jeune Comité pour la défense du marché des soies à Lyon. Il décède en 1920, quatorze ans après avoir liquidé sa maison.

1773.

Voir sa notice biographique dans CAYEZ (P.) et CHASSAGNE (S.), 2007, pp. 48-55..

1774.

PANSU (H.), 2003, pp. 377-379.

1775.

Voir la succession des raisons sociales sur un siècle dans RAIMON (Albert), Rapport du jury, groupe XIII, classe 83, soies et tissus de soie, Exposition franco-britannique, 1908, Saint-Denis, imp. Bouillant, 1909, pp.

1776.

Fabricant de soieries (ornements d’église), Léon Emery est né à Saint-Symphorien d’Ozon le 30 septembre 1827, d’un père « maître charron ». En 1854, alors simple employé de commerce dans la maison Champagne & Rougier, mais possédant trente mille francs d’économies, il épouse Marie-Albine Allegret, la fille d’un négociant en toiles de Voiron . En 1862, il reprend la maison Lançon puis trois ans plus tard, il acquiert le fonds de commerce de la maison Balmont. Catholique mais jugé comme libéral, il fait entrer en 1868 son frère cadet Adrien (orléaniste) dans son affaire : leur entreprise dispose alors d’un capital social de 210.000 francs. Il siège à la chambre syndicale de la Fabrique lyonnaise entre 1873 et 1875. Sa réussite en affaires lui permet d’être promu chevalier de la Légion d’Honneur. En 1881, ayant besoin de nouveaux capitaux, les deux frères sollicitent des commanditaires, dont les banquiers Aynard & Rüffer. À cette date, le capital est porté à six cents mille francs, dont les deux tiers apportés par les frères Emery. Pourtant, ils perdent des sommes importantes pendant les années 1880 dans l’exploitation de leur commerce. En 1892, Aynard & Rüffer se retire de leur affaire au profit du richissime teinturier Joseph Gillet. À sa mort, les héritiers d’Adrien Emery déposent un certificat d’indigence ; Léon Emery a peut-être fait donation à ses enfants de son vivant de la totalité de ses biens.

1777.

ANGLERAUD (B.) et PELLISSIER (C.), 2004. Louis-Aimé-Léopold Isaac épouse à Roubaix en 1847 Pauline-Eugénie Trousseau. Il décède à Lyon le 14 mars 1899 en laissant à ses trois enfants une succession évaluée à 1.911.852 francs (son épouse, décédée quatre ans plus tôt, avait déjà laissé une fortune de 1.717.752 francs).

1778.

Fabricant de soieries, François Guinet est né à Lyon le 5 octobre 1818, fils d’un « fabricant d’étoffes », qui fonde quelques années plus tard sa propre maison. Catholique, il fonde la Société de Crédit pour les petits ateliers de tissage mécanique à Lyon, ainsi qu’un atelier expérimental, place de Belfort. Il siège à la chambre syndicale de l’Association de la Fabrique lyonnaise entre 1873 et 1875. Il est également vice-consul du Chili à Lyon. À sa mort, il laisse une fortune évaluée à 2.170.479 francs.

1779.

Fabricant de soieries, Jean Bachelard est né à Lyon le 12 septembre 1851. Avec Devaux, il reprend la maison Million & Servier en 1882, alors en plein marasme, puis se retire en 1892 pour le laisser seul aux commandes. En 1890, Bachelard préside l’Association de la Fabrique lyonnaise, alors qu’il participe également au comité pour la défense des soies. On le retrouve également dans d’autres institutions corporatives comme président honoraire de la Société de secours mutuels des maîtres canuts de la Croix-Rousse ou comme secrétaire de la Société contre le Piquage d’Once. En 1895, Bachelard est fait chevalier de la Légion d’honneur.

1780.

VERNUS (P.), 2006.

1781.

ADR, 49Q56, Mutation par décès du 13 septembre 1849.

1782.

ADR, 53Q26, Mutation par décès du 20 mai 1867.

1783.

Comme chez le patronat cotonnier normand à la même époque, d’après CHALINE (J.-P.), 1985.