Les chefs d’atelier.

La loi de 1806 instituant le Conseil des Prud’hommes, à Lyon, perpétue l’organisation de la Fabrique autour des fabricants de soieries et des chefs d’atelier, telle qu’elle existait sous l’Ancien Régime. Mais l’ouvrier dispose désormais d’une plus grande liberté, notamment celle de pouvoir s’établir chef d’atelier sans avoir à franchir les étapes de l’apprentissage 1841 . Ce Conseil constitue un instrument de médiation indispensable pour régler les relations entre les deux groupes : ainsi, en 1811, c’est lui qui parvient à l’élaboration d’un tarif accepté par les deux parties 1842 . Traditionnellement, la façon versée par le fabricant de soieries est partagée en deux parts égales entre l’ouvrier et le chef d’atelier, sachant que ce dernier doit aussi régler les différents frais de fabrication 1843 .

Sous l’Empire, le nombre de chef d’atelier varie selon les années entre quatre mille quatre cent cinquante et cinq mille huit cent soixante-dix, avec au moins un quart de femmes parmi eux, contre trois mille cinq cents à quatre mille huit cents apprentis et compagnons 1844 . En 1830, les fabricants de soieries traitent avec plus de huit mille chefs d’atelier, possédant entre deux et quatre métiers à tisser, et jaloux de leur indépendance, pour trente à quarante mille ouvriers 1845 .

Dès la première moitié du XIXe siècle, il est évident dans l’esprit de tous que

‘« les chefs d’atelier ne sont point des ouvriers, [… car] l’ouvrier est celui qui ne loue que ses bras […]. Or le chef d’atelier n’est point un manœuvre, non seulement il fait des avances de métiers, de montage et d’autres frais accessoires, ne se contentant pas de louer ses bras, mais encore il peut ne pas travailler lui-même, et ne point réunir en une seule personne la double qualité d’ouvrier et de chef d’industrie. […] Sa fonction est d’employer des compagnons » 1846 . ’

Jules Favre, ténor du barreau, défendant la cause des canuts révoltés après 1831, explique qu’il

‘« faudrait […] que l’ouvrier possédât un métier ou en reçût un du fabricant ; mais comme l’un n’a que son talent, l’autre que ses capitaux et ses soies, le propriétaire du métier est entre eux un indispensable intermédiaire. Ce propriétaire est le chef d’atelier. C’est lui qui traite avec le négociant pour la confection de l’étoffe que celui-ci a promis de livrer au commissionnaire […] ; avec l’ouvrier, auquel il donne le logement et les ustensiles de travail, moyennant une retenue de la moitié du salaire payé par le fabricant ». ’

Les chefs d’atelier lyonnais forment une population stable : le plus souvent, eux seuls possèdent « un domicile fixe », dans lequel ils placent trois ou quatre métiers, jusqu’à huit pour les plus à l’aise, alors que les ouvriers constituent un groupe plus mobile, instable. Le chef d’atelier accueille aussi chez lui des apprentis et des compagnons. Les chefs d’atelier se considèrent comme plus proches socialement de leurs ouvriers que des fabricants de soieries 1847 . Après le soulèvement de 1831, les fabricants de soieries participent à la création d’une Caisse de prêt aux chefs d’atelier 1848 . Dans le quartier Saint-Georges, 70% des maîtres ouvriers possèdent seulement un ou deux métiers, contre 63% sur les pentes de la Croix-Rousse 1849 . Pour produire les soieries, le fabricant procure au chef d’atelier le dessin et la matière première prête à l’emploi et verse en contrepartie une somme préalablement établie par les deux commettants selon un tarif. À n’en pas douter, les fabricants lyonnais ont transposé, voire reconstitué, hors de Lyon, une nouvelle Fabrique.

Comme au temps des corporations, sous l’Ancien Régime, la Fabrique lyonnaise continue durant tout le XIXe siècle à rédiger et publier parères et autres volumes d’usages, qui rassemblent les usages en vigueur sur la place : le conseil des Prud’hommes se charge de définir des règlements 1850 . Cependant, il convient d’en souligner la portée : les canuts se font fort de les appliquer à la lettre, sûrs de leur bon droit. Hors de la ville, l’autorité du Conseil des Prud’hommes, quoique non négligeable, décline et ses textes sont diversement et inégalement appliqués. Mais les relations avec le Bas-Dauphiné portent son sceau. Les parères s’attachent notamment à définir les relations entre fabricants et chefs d’atelier : celles-ci s’avèrent très codifiées, pour éviter toute contestation de part et d’autre. La négociation verbale et la parole donnée entre les deux parties ne suffisent pas 1851  : il doit impérativement y avoir une trace écrite sur le livre du façonnier ou sur la disposition 1852 . Grâce à la création de ces usages, les fabricants parviennent à réduire les incertitudes qui planent sur le marché du travail et dans leurs relations avec leurs sous-traitants 1853 .

Pour régler les litiges et veiller au respect des règlements, fabricants et chefs d’atelier ont régulièrement recours au Conseil des Prud’hommes, créé par la loi du 18 mars 1806 1854 . Réorganisé par une ordonnance royale en 1833, le Conseil des Prud’hommes de Lyon compte désormais neuf membres dont cinq négociants pour quatre chefs d’atelier 1855 . Les chefs d’atelier s’engagent dans les années 1820 dans un processus d’organisation de leur groupe social, notamment pour contrer celle des compagnons tisseurs de soie et pour faire face aux nouvelles contraintes imposées par les fabricants. Ils réussissent là où leurs successeurs du Bas-Dauphiné échouent à la fin du siècle : s’entendre entre eux et offrir un front uni. Leur arme de combat se nomme la société des mutuellistes, conçue comme « une alliance défensive pour lutter avec moins de désavantage contre la misère et les accidents de la vie » ; régulièrement, les adhérents se réunissent en assemblée, probablement moins pour parler de santé, que pour évoquer leurs rancoeurs, leurs soucis matériels. Une telle coalition d’intérêt ne peut qu’effaroucher les fabricants et mettre en péril leur autorité naturelle, surtout si les chefs d’atelier exigent l’établissement et le respect d’un tarif, étant pris en tenaille entre les revendications des ouvriers et celles des fabricants 1856

Selon la Revue de droit commercial, le chef d’atelier a une existence juridique :

‘« Par chef d’atelier, on entend l’ouvrier entrepreneur d’ouvrage à façon, qui fait marcher, soit chez le fabricant, soit à domicile, un ou plusieurs métiers ; il ne faut pas confondre avec le contremaître, qui est l’ouvrier principal chargé de la direction d’une fabrique ou d’un atelier et n’a d’autre supérieur direct que le fabricant lui-même. On doit entendre par chef d’atelier, dit la circulaire ministérielle du 5 juillet 1853, l’ouvrier à façon qui, soit seul, soit à l’aide de compagnons ou apprentis, met en œuvre, dans son domicile, des marchandises qui lui ont été confiées par autrui  » 1857 .’

Ces règlements concernent avant tout la population laborieuse qui se masse sur les pentes de la Croix-Rousse, dans des immeubles de cinq à huit étages. En 1866, deux tiers des métiers à tisser à Lyon se situent dans ce quartier, avec une part sensiblement équivalente de la population active dudit quartier travaillant dans l’industrie de la soie. C’est dans cette partie de la ville que se manifeste le plus l’esprit corporatif, par exemple en 1831 lorsque les canuts ont tenté de faire appliquer un tarif, ou plus tard avec l’essor du mouvement coopératif de consommation propice à maintenir une solidarité de quartier 1858 .

Au milieu du siècle, les témoignages indiquent que les fabricants de soieries

‘« sont aigris par les discussions qu’ils ont avec les chefs d’atelier et ne leur témoignent aucun de ces égards auxquels l’ouvrier lyonnais, raisonneur, défiant, fier, est très sensible » 1859 .’

Cet antagonisme est confirmé par les litiges examinés au sein du Conseil des Prud’hommes de Lyon. Un tiers concerne des conflits entre des fabricants de soieries et des chefs d’atelier. Près des deux tiers des causes traitées opposent les chefs d’atelier à des ouvriers 1860 .

Les chefs d’atelier lyonnais faisant battre plus d’un métier à tisser obtiennent à partir de la loi du 25 avril 1844 diverses exemptions d’impôts (celle du droit proportionnel, tandis que leurs contributions personnelles et mobilières sont payées par la municipalité lyonnaise grâce aux sommes rapportées par l’octroi) 1861 . Puis, la loi du 10 juin 1853 les exempte de la patente, et cela jusqu’en 1869 1862 .

Notes
1841.

PARISET (E.), 1901, pp. 272, 275.

1842.

PARISET (E.), 1901, pp. 274-275.

1843.

REYBAUD (L.), 1859, p. 167.

1844.

PRIVAT-SAVIGNY (M.-A.), 2005.

1845.

BENOIT (B.), 1999a, p. 56.

1846.

FAVRE (J.), 1833, p. 22.

1847.

MONFALCON (J.-B.), 1834, pp. 31-32, RUDE (F.), 2001, p. 11.

1848.

RUDE (F.), 2001, p. 67.

1849.

POULET (J.-P.), s.d. [1975-1980], p. 77.

1850.

VERNUS (P.), 2006b.

1851.

Usages du Conseil des prud’hommes de la ville de Lyon pour les industries de la soieries, Lyon, imp. Bonnaviat, 1872, pp. 4-5.

1852.

Fiche contenant toutes les informations sur la pièce à tisser : chaîne, trame, dimensions, prix…

1853.

Voir les remarques formulées par AGO (R.), 2003, à propos du marché du travail.

1854.

Voir par exemple LORCIN (J.), 2006.

1855.

RUDE (F.), 2001, p. 106.

1856.

FAVRE (J.), 1833, pp. 9-12.

1857.

« Législation et jurisprudence : les chefs d’atelier », Bulletin des Soies et des Soieries, n°614, le 5 janvier 1889.

1858.

SHERIDAN (G. J.), 1991.

1859.

PARISET (E.), 1901, p. 323.

1860.

REYBAUD (L.), 1859, p. 160.

1861.

Ceux qui ne possèdent qu’un seul métier à tisser sont exemptés de la patente depuis 1818.

1862.

Compte rendu des travaux de la Chambre de Commerce de Lyon, année 1877, Lyon, Imprimerie du Salut public, 1878, p. 52 et FAURE (A.), 1983.