Du chef d’atelier lyonnais au façonnier bas-dauphinois.

Pour organiser la production à la campagne, les fabricants lyonnais ont deux possibilités, soit exploiter eux-mêmes une fabrique, soit avoir recours à des intermédiaires sur le modèle en vigueur à Lyon avec les chefs d’atelier 1863 . Qu’est-ce qui distingue le chef d’atelier lyonnais de l’usinier bas-dauphinois ?

Sur les pentes de La Croix-Rousse, les chefs d’atelier perçoivent une somme établie selon un tarif, élaboré conjointement avec les fabricants. Mais ce tarif, inégalement appliqué, est régulièrement renégocié par les uns et les autres à chaque commande. Les deux tiers de la somme versée par le fabricant reviennent au maximum en fin de compte aux ouvriers et aux apprentis qui tissent pour le chef d’atelier. Ce que touche réellement le chef d’atelier ne s’apparente ni à un salaire, ni à un profit 1864 . Le fabricant lyonnais le rétribue pour une tâche précise, un ordre, mais sans tenir compte des diverses manipulations que le façonnier doit réaliser pour lui : monter ou démonter des métiers à tisser, les frais de déplacement du façonnier et de son personnel, les frais de dévidage, l’usure du matériel… Pourtant, le Conseil des Prud’hommes de Lyon insiste régulièrement sur le fait que les fabricants de soieries doivent s’acquitter de la partie des frais de montage supérieure au dixième de la valeur du contrat 1865 . Les rares éléments retrouvés dans les sources montrent que cette indemnisation est peu ou pas pratiquée avec les façonniers du Bas-Dauphiné.

L’émergence d’un nouveau groupe d’intermédiaires hors de Lyon, tire en partie son origine dans l’attitude de leurs homologues lyonnais, les chefs d’atelier. L’entrepreneur à façon a une existence juridique réelle qui le distingue de l’ouvrier. Du point de vue de la rémunération, la position du premier est moins enviable que celle du second puisque celui-ci ne supporte aucun risque. Si la matière qu’il travaille venait à être détruite, l’ouvrier touche néanmoins son salaire, selon les articles 2262 et 2271 du code civil. Au contraire, le façonnier ne peut, théoriquement, être payé par son donneur d’ordres que lorsque celui-ci a vérifié tout ou une partie de l’ouvrage : ainsi, en cas de destruction des étoffes tissées avant leur restitution au fabricant, celui-ci n’est pas tenu de payer le travail et les frais du façonnier.

La nature du contrat diffère pour ces deux situations : dans le premier cas, le contrat concerne les services fournis par l’ouvrier alors que dans le second cas, le contrat concerne l’œuvre elle-même que l’entrepreneur à façon a promis d’effectuer. En outre, pour le travail à façon, la rémunération du façonnier repose sur un forfait et un tarif déterminé par rapport à la valeur de l’ouvrage, quel que soit le temps passé et les dépenses occasionnées. Les relations entre fabricants et façonniers sont progressivement fixées au cours du XIXe siècle, surtout après 1850, avec diverses décisions du Conseil des Prud’hommes. Pour éviter toute contestation ultérieure, mais aussi pour obtenir son paiement, l’entrepreneur à façon doit faire vérifier son ouvrage. À partir du moment où le façonnier remet au fabricant l’échantillon d’une pièce, cela équivaut à l’acceptation du contrat de la tisser intégralement. Si le façonnier s’aperçoit a posteriori, de la difficulté de l’ouvrage, son seul recours demeure le Conseil des Prud’hommes qui peut alors augmenter le tarif (décision du 23 mai 1855). S’il prend une pièce chez un fabricant, il est obligé de la tisser, même si le fabricant lui impose un rabais (décision du 18 juillet 1854). Toute rupture avec un fabricant après une longue collaboration professionnelle ne peut se faire brutalement de la part du façonnier, en laissant choir son donneur d’ordre ; le Conseil des Prud’hommes, dans un jugement du 23 novembre 1853, insiste sur les facilités financières offertes par le fabricant (avances d’argent) qui lui permettent d’obtenir une séparation moins brutale. Inversement, si la rupture brutale est du fait du fabricant, il doit indemniser le façonnier lésé 1866 .

Les façonniers disposent depuis la loi du 25 avril 1844 d’un statut fiscal particulier. Ceux qui possèdent entre dix et cent vingt métiers à tisser (puis deux cent quarante métiers à tisser à partir du 4 juin 1858) paient un demi droit fixe pour le règlement de leur patente, soit 1,25 franc par métier à tisser, contre 2,50 francs normalement, alors que les chefs d’atelier lyonnais en sont complètement exemptés depuis 1853. Au printemps 1872, ce demi droit fixe est porté à 1,50 francs pour les façonniers. En revanche, les canuts doivent s’acquitter désormais du droit fixe intégralement. Un façonnier qui dispose de deux cents métiers à tisser paient donc une patente de 723 francs, contre 60 francs pour le chef d’atelier lyonnais exploitant seulement quatre métiers. Il est donc plus intéressant d’avoir le statut de façonnier 1867 .

Les canuts lyonnais reçoivent, apparemment, le tissage des beaux façonnés, tandis que les fabricants de soieries confient aux façonniers des campagnes des étoffes de moindre valeur et moins sophistiquées, comme les satins ou les mousselines.

Notes
1863.

FAVRE (J.), 1833, 43 p.

1864.

DEMIER (F.), 2007, p. 52.

1865.

FAURE (A.), 1986.

1866.

Bulletin des Soies et des Soieries, n°615, du 12 janvier 1889.

1867.

Compte rendu des travaux de la Chambre de Commerce de Lyon, année 1877, Lyon, Imprimerie du Salut public, 1878, pp. 53-54.