1-Une place lyonnaise au service des fabricants.

Les fabricants ont à leur disposition un ensemble de ressources économiques, industrielles, financières et sociales, qui assurent leur suprématie sur les façonniers. Ceux-ci n’y ont que partiellement accès.

Un quartier d’affaires.

Sous la Restauration, les pentes de la Croix-Rousse se couvrent d’immeubles ateliers comme dans la rue Imbert-Colomès, issue du démantèlement en 1821 de l’ancien clos des Oratoriens 1870 . D’imposants immeubles, avec de larges baies vitrées, susceptibles d’abriter à la fois les appartements privés des canuts, mais aussi leurs métiers à tisser coiffés de leurs imposantes mécaniques Jacquard, se dressent dans ces nouvelles rues étroites. La Croix-Rousse, « c’est la colline qui travaille de Michelet, énorme ruche » où résonnent les coups de battants de milliers de métiers à tisser entassés dans ces appartements de canuts 1871 .

Avant 1850, les principaux fabricants ont installé leurs bureaux dans la partie inférieure des pentes de la Croix-Rousse, à proximité de Hôtel de Ville, sur l’ancien clos des Capucins, dans des immeubles de trois ou quatre étages, d’apparence discrète. Les rues du Griffon, Puits-Gaillots, Romarin, des Capucins, la Grande rue des Feuillants ou la place Tholozan, concentrent la plupart des maisons de soieries 1872 . La rue des Capucins concentre à elle seule une soixantaine de maisons en 1866, sur les quatre cent seize comptabilisées 1873 . Avant de s’exiler dans le quartier des Brotteaux dans la seconde moitié du siècle, les fabricants comme les marchands de soie habitent aussi dans ce quartier, dans des appartements aux premiers et deuxièmes étages de ces immeubles. Dans les étages supérieurs se massent dévideuses, ourdisseuses, journaliers… Ce nouveau quartier en construction non loin de la place des Terreaux 1874 , attire rapidement les fabricants, surtout après l’installation de la Condition des Soies, rue Saint-Polycarpe, et d’un entrepôt pour les soies. En 1830, 80% des fabricants y ont pignon sur rue. D’ailleurs, leurs bureaux se substituent progressivement à leurs appartements avec l’extension des affaires. Autour de ces fabricants et des marchands de soie gravite une foule d’individus aux métiers les plus divers, qui se croisent dans l’entrelacs de ruelles autour du Palais de la Bourse, tels des dessinateurs venus présenter leurs esquisses à des clients ou à leurs patrons, des raseurs de velours, des lisseuses, des emballeurs, des enlaceurs de cartons, des plieuses, des apprêteurs, des teinturiers… Au contraire, le plateau et les pentes de La Croix-Rousse conserve des allures prolétaires puisque près de 90% de la main d’œuvre domiciliée, travaillent pour la Fabrique en 1866 1875 .

Marchands de soie, fabricants et banquiers traitent donc leurs affaires dans le quartier de la Bourse, de la place des Terreaux et au pied de la colline de la Croix-Rousse : si les bureaux des principales banques se concentrent dans la toute nouvelle et haussmannienne rue Impériale 1876 , devenue rue de la République, les fabricants et marchands de soie préfèrent les rues plus étroites et plus discrètes, à l’atmosphère plus laborieuse, comme la rue Pizay, la rue de l’Arbre sec ou la rue du Griffon pour les maisons les plus importantes. C’est ici que se traitent les affaires entre façonniers et fabricants, « entre vendeurs et acheteurs ». Déjà sous l’Ancien Régime, le quartier allant des Cordeliers aux Terreaux attire loueurs de chevaux, maisons de roulage, emballeurs et marchandises diverses prêtes à être chargées ou déchargées. Au XIXe siècle, des diligences partent de ce quartier qui abrite également pendant longtemps la seule succursale de l’Hôtel des Postes ainsi que de nombreux hôtels. Les instances politiques se concentrent aussi dans ce quartier, que ce soit l’Hôtel de ville, le Conseil des Prud’hommes, la justice de paix du troisième arrondissement, les bureaux de l’état-major, de la police de sûreté ou encore le collège royal 1877 .

Les façonniers viennent y chercher des ordres, négocier des tarifs. Au début du XXe siècle, ils n’hésitent pas à effectuer un voyage hebdomadaire pour rendre des comptes, si le besoin s’en fait sentir. Les façonniers en profitent pour faire quelques achats personnels dans une des boutiques du quartier 1878 . Comme le relève Jean Labasse, la presqu’île lyonnaise, et plus précisément le quartier des Terreaux, s’affirment à partir du Second Empire comme le quartier d’affaires de la ville, avec « une volonté délibérée […] d’y créer une Cité » 1879 . En même temps que se développe ce quartier d’affaires, cafés, restaurants et brasseries s’installent aussi dans les mêmes rues que les banques et les maisons de soieries. Dans la prestigieuse rue Impériale, les cafés des Deux-Mondes, Maderni et de Madrid ont pignon sur rue. Casati attire dans sa boutique de la rue du Bât-d’Argent la meilleure société lyonnaise, dont la Société d’Economie politique (avec Aynard , Permezel …). Dans la rue Puits-Gaillot, les fabricants lyonnais ont obtenu la transformation du Carillon en café-restaurant de prestige pour recevoir leurs clients dans un cadre luxueux et lumineux 1880 . L’extrême concentration géographique des maisons de fabricants dans quelques rues proches les unes des autres constitue indéniablement un atout pour la Fabrique, favorisant une certaine émulation. Les clients des fabricants peuvent ainsi comparer soieries, collections et prix sans avoir à parcourir toute la ville, il leur suffit de se transporter dans une rue voisine. La remarque est également valable pour les façonniers venus chercher des commandes : la forte densité des fabricants augmente leur chance de rentrer chez eux avec des ordres au terme d’une seule journée à Lyon, avec un temps réduit réservé aux déplacements. Enfin, les entreprises de roulage y trouvent également leur compte pour expédier ou recevoir des marchandises 1881 .

Au milieu du XIXe siècle, un même immeuble abrite plusieurs fabricants. Des îlots d’immeubles (deux, trois, voire quatre bâtiments ou plus) forment des « maisons », dans lesquelles les fabricants ont leurs bureaux et leurs magasins. Dans les allées de certaines « maisons », on retrouve les boites des courtiers et des teinturiers, dans lesquelles les fabricants déposent leurs instructions à destination de leurs fournisseurs, qui ont souvent d’autres adresses 1882 . En 1866, la plupart des courtiers ont leurs boites à lettres aux n°2, 21, 25 et 27 de la rue du Puits Gaillot. Au numéro 2, on retrouve ainsi quelques importantes maisons de fabricants, telles que Carrabin & Cie, A. Chavent & Cie, Gindre & Cie, Mermet & Mouly 1883 … Traditionnellement, un fabricant de soieries n’a besoin que d’un bureau pour réaliser ses écritures comptables et d’une pièce pour stocker ses marchandises (matières premières, produits finis), à moins qu’il ne les laisse en dépôt chez son banquier en échange d’une avance de fonds. De ce point de vue, la maison Ruby & Cie conserve toujours à la fin du XIXe siècle cette petite structure, alors qu’elle occupe une bonne position dans le monde de la Fabrique. Son siège du n°4 de la grande rue des Feuillants semble bien modeste : il se compose de quatre bureaux, trois fauteuils, dix-huit chaises et huit banques pour étaler, mesurer, vérifier les étoffes, plus un coffre-fort Fichet (le tout pour 700 francs). Alexandre Ruby conserve en outre à Lyon l’élément essentiel de son fonds de commerce, une collection de dessins et quelques « matériaux » dont la valeur n’excède pourtant pas les 800 francs 1884 . Il possède ou loue un modeste atelier de dévidage à Lyon, rue Boileau, fonctionnant grâce à une machine à vapeur pour six banques à dévider (l’ensemble est évalué à 1.500 francs). Le reste de son fonds de commerce est confié à des façonniers pour réaliser les étoffes : ainsi, Saléon, un « manufacturier » chargé du tissage, établi au Cheylard (Ardèche), a entre ses mains six cents dessins pour mécaniques Jacquard, utilisés ou non, appartenant à la maison Ruby et estimés à 8.000 francs. Pour la réalisation de ses imprimés, Ruby laisse en dépôt chez différents imprimeurs comme Bozzini, à Tournon (Ardèche) 1885 , Visset & Cie à Neuville-sur-Saône et Delure & Delay à Pierre-Bénite, quatre cents planches plates en cuivre et quelques planches sur bois (9.000 francs) ; cela lui évite de les transporter à chaque ordre, l’imprimeur se chargeant de les garder et de les protéger. Le fonds de commerce des Ruby atteint seulement 20.000 francs. Certes, le chiffre d’affaires de cette maison n’est pas connu, mais on peut légitimement supposer qu’il doit atteindre le million de francs : les immobilisations représentent donc peu de choses pour le fabricant. En revanche, il a besoin de fonds de roulement autrement plus considérables pour acheter la matière première, payer la façon et la commercialisation. L’achat de la soie représente le principal poste dans les coûts d’une étoffe 1886 . Les maisons les plus importantes entretiennent un cabinet de dessins, comportant plusieurs dessinateurs chargés de renouveler en permanence les collections des fabricants. Le fabricant, en revanche, s’occupe de la matière elle-même, de sa qualité, des mélanges possibles de fibres… Les fabricants de soieries installent leurs bureaux plutôt dans les étages supérieurs des immeubles, là où la lumière naturelle pénètre le mieux afin d’y examiner, voire d’y contempler, leurs dessins et leurs soieries minutieusement, d’y choisir au mieux les nuances de coloris. En 1829, une maison de soieries dépense entre 4 et 5% de son chiffre d’affaires en frais généraux notamment pour payer les intérêts du capital, le loyer des bureaux ainsi que les salaires de deux commis et d’un garçon, et les levées des associés 1887 . À ses débuts, à la fin des années 1880, la maison Atuyer, Bianchini & Ferier se compose de moins d’une dizaine de personnes 1888 .

À côté de ce quartier, celui de la place Sathonay, plus résidentiel attire plutôt le monde du grand négoce gravitant autour du commerce des soies. Les fabricants les plus en vue résident soit dans le quartier des Brotteaux, dans l’avenue de Noailles ou sur le cours Morand, soit sur la place Bellecour, comme Cyrille Cottin ou Léon Permezel , alors que les élites conservatrices et traditionnelles se replient sur le quartier d’Ainay 1889 . Avec le Second Empire et les percées de la rue Impériale et de la rue de l’Impératrice, voulues par le préfet Vaïsse, le quartier des affaires glisse vers le sud, en direction du nouveau palais de la Bourse, achevé en 1862. Les nouveaux fabricants préfèrent s’installer dans des ruelles situées entre la Bourse et l’Hôtel de Ville au détriment des pentes de la Croix-Rousse 1890 .

La concentration des maisons de fabricants sert au mieux les intérêts des acheteurs parisiens, anglais ou américains de soieries lyonnaises qui visitent la place pour y effectuer leurs commandes chaque saison, ainsi ils n’ont pas à parcourir la ville pour comparer les étoffes et les prix. Il leur suffit de passer d’immeubles en immeubles, dans quelques rues très clairement délimitées. Le Palais de la Bourse, où siège la Chambre de Commerce, devient dès son inauguration en 1860, le nouveau centre de gravité de la Fabrique : fabricants de soieries et marchands de soie, sous la houlette d’Arlès-Dufour, de Sévène ou d’Isaac, dominent l’institution consulaire. Par son caractère architectural imposant, ce nouvel édifice symbolise la toute puissance et la réussite du marché lyonnais des soies et des soieries. L’imposant édifice abrite, outre la bourse et la Chambre de Commerce, le tribunal de commerce, celui des Prud’hommes, un musée, la caisse d’épargne, l’Association de la Fabrique lyonnaise et le Crédit Lyonnais à ses débuts, soit autant de bureaux, d’escaliers ou de couloirs dans lesquels les fabricants de soieries ont la possibilité d’échanger des informations 1891 .

Ainsi, rue de la République, on retrouve au numéro 19, la banque Aynard & Rüffer, au 16 l’Union Générale, au 12 la banque Veuve Morin-Pons & Cie à la fin du XIXe siècle, au n°4, le marchand de soie Gustave Cambefort & Cie, ainsi que la Banque de France, le Crédit Lyonnais, le Palais du Commerce. Non loin de là, aux numéros 8 et 10 de la rue de la Bourse, la banque E.M. Cottet & Cie y a installé ses guichets. Jusqu’en 1873, le Crédit Lyonnais occupe une partie des locaux du Palais du commerce avant de déménager de l’autre côté de la rue, au numéro 18 de la rue de la République, dans un vaste immeuble de cinq étages 1892 . La rue Pizay abrite Chamonard, Frachon & Cie, une partie des activités de L. Permezel & Cie et la banque Veuve Guérin & Fils 1893 . Quant à la rue de l’Arbre sec, elle comporte des sociétés aussi importantes que Ulysse Pila & Cie, qui déménage son siège dans la rue de la République à la fin du siècle. Dans la rue Lafont, qui relie Hôtel de Ville à la rue de la République, Louis Desgrand & Cie côtoie la maison lyonnaise des Diederichs, mais aussi Chabrières, Morel & Cie (anciennement Arlès-Dufour) dans les années 1890. Cette concentration favorise l’émergence d’un microcosme économique et financier, propice aux affaires. Elle stimule davantage encore les intérêts croisés des marchands de soie, des banquiers et des fabricants. L’importante maison Alexandre Giraud & Cie siège rue du Griffon.

C’est donc dans ce dédale de ruelles, parfois sombres, où s’agitent quotidiennement des milliers de commis, fabricants et autres manœuvres que s’organise le marché mondial des soies et des soieries. Voici « la tête de cette profession dont le corps industriel est étalé sur une vaste région » 1894 .

Notes
1870.

BARRE (J.), 1992, BRUNEAU (S.), 2000, pp. 17, 27-31 et RIVET (F.), 1951, p. 34.

1871.

BARRE (J.), 1991, LEQUIN (Y.), 1991, p. 101, SAUNIER (P.-Y.), 1996 et sur l’intérieur des appartements des canuts, voir FAVOT-BRILLAUX (A.), 1985.

1872.

VERNUS (P.), 2006, p. 17.

1873.

ANGLERAUD (B.) et PELLISSIER (C.), 2003, p. 21.

1874.

BERTIN (D.), « Temps et espaces de l’urbanisme lyonnais », pp. 46-59.

1875.

LEQUIN (Y.), 1977, vol. 1, pp. 173-175.

1876.

BERTIN (D.), 1994.

1877.

LAFERRERE (M.), 1960, p. 18, BAYARD (F.) et ZELLER (O.), « Une tradition financière, des foires de la Renaissance aux marchands banquiers (XVe-XIXe siècles) », in LEQUIN (Y.), 1991, p. 60, ROBERT (V.), 1996, pp. 28-30.

1878.

Entretien avec M. Alain Brosse, ancien façonnier à Corbelin .

1879.

LABASSE (J.), 1955, pp. 214-216. En guise de comparaison, pour un autre quartier d’affaires, nous renvoyons à CASSIS (Y.), 1987.

1880.

PELLISSIER (C.), 1996b, pp. 232-234.

1881.

LAFERRERE (M.), 1960, p. 67.

1882.

Indicateur annuaire de la Fabrique d’étoffes de soie, Lyon, imprimerie et lithographie de Vve Aymé, 1849-1850, pp. 57-60.

1883.

BENOIT (Jules), Indicateur de la fabrique de soieries, des industries qui s’y rattachent et du commerce des tissus, Lyon, imprimerie et lithographie Pirien, 1866, pp. 11-22.

1884.

Chez Brunet-Lecomte, Devillaine & Cie, en 1859, les dessins sont évalués à 38.400 francs. Il est vrai que cette maison est réputée pour la qualité de ses dessins et de ses motifs. Le mobilier est évalué à 11.322 francs.

1885.

VERNUS (P.), 2006a, pp. 65-66.

1886.

ADI, 3E12428, Contrat de mariage devant Me Silvy, à Grenoble, le 6 octobre 1888 : Alexandre Ruby donne la moitié de son fonds de commerce à son fils Louis-Jean-Marius.

1887.

LAFERRERE (M.), 1960, p. 18 et CAYEZ (P.), 1978, p. 182.

1888.

VERNUS (P.), 2006, p. 26.

1889.

DUMONS (B.), 1996, FAVERAU (C.), 1998, pp. 140-159, PELLISSIER (C.),1996a, pp. 13-21.

1890.

FAVEL-KAPOIAN (V.), 1998, pp. 55-68, HOURS (H.) et ZELLER (O.), 1986, pp. 109-110, ARLAUD (C.) et BERTIN (D.), 1991, ROBERT (V.), 1996, pp. 119-124.

1891.

LEMERCIER (C.), 2006 et SORIA (A.), 1996.

1892.

BOUVIER (J.), 1961, vol. 1, p. 271.

1893.

LABASSE (J.), 1957, p. 18.

1894.

LAFERRERE (M.), 1960, p. 67.