Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le marché lyonnais des soies prospère grâce aux produits venant de l’espace méditerranéen (Italie et puis le Levant). À la fin des années 1820, la place lyonnaise capte encore l’essentiel des balles de soie en provenance de la péninsule italienne et destinées aux Anglais, faisant de Lyon non seulement l’un des grands marchés de la soie, mais aussi une place de transit jusqu’à ce que les Italiens empruntent une autre route terrestre, à travers la Suisse et les Etats Germaniques 1895 .
Mais déjà, la porte d’entrée de ce trafic de soie grège du Levant est la cité portuaire de Marseille, dans le prolongement de la vallée du Rhône. Avec l’ouverture des échanges entre la place lyonnaise et l’Extrême-Orient, Marseille s’impose comme le port naturel de la capitale de la soie. Pourtant, pendant une décennie, le marché londonien contrôle les flux de soies asiatiques 1896 . Jusqu’à la suppression des droits de douane élevés frappant les soies étrangères en 1833, les fabricants lyonnais pestent contre le protectionnisme des autorités. Ils doivent s’approvisionner en priorité auprès des sériciculteurs nationaux. Pour compléter ce dispositif protectionniste, l’exportation de soie est formellement prohibée, ce qui pousse les Anglais à s’approvisionner sur des marchés plus lointains. D’une certaine manière, cela permet à la place londonienne de capturer le marché mondial des soies. À partir de 1833, les fabricants lyonnais sollicitent fortement le marché italien pour acheter des soies grèges. Avec la fin des protections douanières, la place lyonnaise devient « la véritable plaque tournante du marché des soies », avec l’essor des réexportations vers les marchés secondaires. Cependant, sa rivale anglaise, Londres , s’impose rapidement pour le contrôle des flux de soies asiatiques 1897 .
À partir du 1er janvier 1836, la Chambre de Commerce obtient un service postal quotidien entre Lyon et Turin, favorisant les marchands de soie dans leur maîtrise des marchés italiens, notamment en période d’éducation des vers à soie afin de connaître au mieux l’état de la récolte 1898 . Alors que la place lyonnaise centralise les soies françaises, ses marchands prennent le contrôle des marchés locaux de production de soie. Ainsi, les maisons de commissions présentes sur les marchés de soies d’Aubenas et de Joyeuse, en Ardèche, revendent leurs achats aux marchands de soie lyonnais. Le seul marché de Joyeuse draine pour plus de sept millions de francs par an 1899 . En Bas-Dauphiné, les marchés de la soie sont de moindre importance. La place lyonnaise affirme définitivement sa suprématie sur les autres centres soyeux du pays dans la première moitié du siècle, avec le déclin des Fabriques de soieries d’Avignon, Tours et Nîmes 1900 .
Pendant plusieurs décennies, Londres et Lyon rivalisent pour devenir le premier marché mondial des soies. Londres a pour elle l’avantage d’être à la fois la première place financière mondiale, de posséder le port le plus actif en Europe et d’être enfin l’un des principaux marchés de consommation en soieries. Face à ces atouts, Lyon, a priori, ne fait pas le poids. Et pourtant, la place lyonnaise parvient à remporter son duel sous le Second Empire grâce à l’organisation économique et industrielle de la Fabrique : Lyon joue, au contraire, la carte de la décentralisation dans de nombreux domaines. L’aire d’influence lyonnaise s’étend jusqu’en Italie pour la production de cocons, tandis que le port de Marseille constitue sa tête de ligne vers l’Orient. Non seulement la place lyonnaise attire à elle les soies grèges venant des principaux centres producteurs mondiaux, mais elle prend le contrôle partiel de leur transformation. Ainsi, à partir des années 1830, la Gran Filanda, située à Pescia, en Toscane, choisit comme stratégie commerciale de vendre ses soies ouvrées exclusivement à des négociants lyonnais 1901 . Les principaux marchands de soie ayant pignon sur rue à Lyon en profitent pour établir des filatures sur les marchés étrangers 1902 . À cet effet, une vaste politique d’aménagement, d’extension et d’amélioration des installations portuaires marseillaises est mise en œuvre sous le Second Empire avec l’inauguration d’un nouveau bassin, celui de la Joliette et grâce aux multiples entreprises initiées par Paulin Talabot, homme d’affaires aux nombreuses ramifications marseillaises et lyonnaises 1903 . Enfin, Lyon possède l’outil industriel le plus puissant.
Contrairement à Roubaix qui règne sur le marché mondial de la laine peignée par l’intermédiaire d’un marché à terme 1904 , les fabricants lyonnais manifestent régulièrement leur opposition à la création d’une bourse pour la soie dans leur ville 1905 , avec la constitution d’une caisse de liquidation servant d’intermédiaire entre acheteurs et vendeurs. Les principaux fabricants de la place, le libéral Auguste Isaac , mais aussi les protectionnistes comme Ennemond Richard 1906 , y sont farouchement opposés. Leur argumentaire commun avance une trop grande variété des genres de fils (nature, titre…), la crainte d’attirer des spéculateurs déclenchant des fluctuations interminables des cours, le refus du changement alors que le système actuel fonctionne. Une bourse des soies les priverait de leur pouvoir de négociation face aux marchands de soie, et les obligerait à déclarer leurs propres spéculations. Le cours officiel des soies, publié par le Moniteur des Soies et le Bulletin des Soies et des Soieries, est fixé de façon hebdomadaire par une commission composée de courtiers, de marchands de soie et de fabricants, à partir des prix moyens constatés dans les transactions, alors qu’à Londres , l’établissement de la cote relève de la seule responsabilité des courtiers 1907 .
Jusqu’en 1862, la place lyonnaise dépend pour son approvisionnement en soie de Londres . Lyon prend définitivement le dessus sur sa concurrente d’outre-Manche au milieu du siècle, grâce aux incessantes initiatives d’Arlès-Dufour et de ses amis saint-simoniens, tant dans le développement du port et de l’entrepôt marseillais que par la liaison ferroviaire dans la vallée du Rhône. L’essor de la liaison maritime avec l’Orient grâce à la Cie des Messageries Maritimes puis à l’intervention d’institutions financières et bancaires, complètent le dispositif mis en place pour la Fabrique lyonnaise 1908 . La création du Magasin Général des Soies constitue, de ce point de vue, l’élément décisif de cette armature, permettant à Lyon de devenir, « l’emporium continental » 1909 . La formation par les milieux d’affaires lyonnais d’une compagnie d’assurance maritime chargée de leurs précieuses cargaisons de soie en provenance de l’Orient notamment, n’est possible que par la possession d’informations privilégiées sur les flottes assurées, les chargements, les routes maritimes empruntées, les délais de livraison… bref, autant d’éléments que marchands et fabricants lyonnais contrôlent déjà personnellement ou par l’entremise de leurs correspondants marseillais ou de leurs agents présents sur les marchés étrangers. En retour, l’accumulation de ces connaissances et leur mise en valeur grâce à des contrats d’assurance, transforment l’incertitude qui existaient sur les marchés des soies pour les marchands de soie et les fabricants, en risques quantifiables et prévisibles 1910 . Le magasin Général des Soies, constitué en 1858, avec un capital de 1.850.000 francs, favorise l’émission de warrants, gagés sur le dépôt des soies et assure des ventes publiques. Parmi les premiers administrateurs, on retrouve quelques fabricants influents comme Eugène Durand, Adolphe Girodon , Claude Ponson 1911 …
Après la concurrence londonienne au milieu du XIXe siècle, la domination lyonnaise est de nouveau ébranlée, de façon durable, à partir de 1890, par la montée en puissance de sa rivale transalpine, Milan 1912 . Il est vrai qu’entre-temps, la sériciculture française s’est effondrée, assaillie par la pébrine et la muscardine, alors que sa concurrente italienne, touchée également par ces fléaux, a mieux résisté et se redresse à partir des années 1870 1913 . Pendant plusieurs décennies, Lyon a su capter les flux de soies au niveau mondial. Les restrictions douanières instaurées à la fin du siècle ont incontestablement joué en défaveur de Lyon et des importations de soies moulinées pour défendre les producteurs français. En 1894, les Conditions des soies des deux villes jouent sur un pied d’égalité avec pour chacune d’elle quatre millions huit cent mille kilogrammes de soie passés entre leurs murs. Chaque place soyeuse française et européenne développe sa propre condition des soies, afin d’assurer son indépendance commerciale, ce qui contribue à bloquer la croissance de celle de Lyon 1914 .
La place lyonnaise voit sa position contestée également dans l’organisation des circuits commerciaux de ses soieries. Vers 1835, le marché parisien s’impose progressivement comme la place dominante dans la commercialisation des soieries, poussant les fabricants lyonnais a établir des succursales dans la capitale : en 1860, on dénombre déjà trente six succursales lyonnaises établies à Paris. En retour, grossistes et négociants parisiens, anglais ou allemands installent des représentations commerciales sur les bords du Rhône 1915 .
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CATY (R.), RICHARD (E.) et ECHINARD (P.), 1999, STOSKOPF (N.), 2002, p. 342-347, BORRUEY (R.), 1994. Paulin Talabot participe au développement du PLM, des Messageries Impériales en 1853 puis des Transports Maritimes à vapeur douze ans plus tard. Depuis 1856, il est également concessionnaire du dock-entrepôt et de ses vastes magasins dans le port de Marseille, équipés d’une quarantaine de grues et d’un système de levage hydraulique particulièrement puissant et efficace. À l’action de Talabot, il convient d’associer les efforts d’hommes d’affaires tels que Breittmayer, relais marseillais, de Samuel Debar , ou d’Arlès-Dufour.
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Bulletin des Soies et des Soieries, n°1869, du 1er mars 1913.
Fabricant de soieries, Ennemond Richard, né à Lyon le 30 octobre 1863, est le fils d’Antoine, lui-même fabricant de soieries. Par sa mère, Angèle Cottin (1841-1935), il est le neveu de Cyrille Cottin et l’arrière-petit-fils de Claude-Joseph Bonnet . Dans les années 1880, il rejoint l’entreprise fondée par son aïeul, Les Petits-Fils de C.-J. Bonnet, où il prend en charge le secteur des ventes destinées au marché américain. En 1893, il quitte l’Association de la Fabrique lyonnaise pour rejoindre le syndicat patronal protectionniste, l’Association de la Soierie lyonnaise. Six ans plus tard, il rejoint la Chambre de Commerce de Lyon. Farouchement opposé au libre-échange, il défend ses idées dans différentes instances, tel que le Comité de l’Association de l’Industrie et de l’Agriculture française ou le Conseil du Commerce Extérieur dont il est membre. Il préside également le Comité général de défense du tissage et de la production de la soie en France.
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Voir BERNERON-COUVENHES (M.-F.), 2007.
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Fabricant de soieries, Claude Ponson naît en 1804 et débute, comme ses confrères, sa carrière professionnelle comme commis-négociant avant de s’établir à son compte sous la Restauration. Il épouse en 1829 une ouvrière en soie, Antoinette Chol (1811-1861 : ses apports = 1.500 francs) ; il ne possède à l’époque aucun bien sauf ses vêtements. Cette même année, il décide se mettre à son compte et de fonder sa propre maison. Il construit son affaire sur la fabrication des soieries unies et façonnées. Ses succès lui valent d’être promu chevalier de la Légion d’Honneur et de figurer parmi le premier cercle des relations d’affaires d’Arlès-Dufour. Sous le Second Empire, il réside dans un somptueux appartement situé sur la place Bellecour (n°37). Lorsque sa fille, Jeanne, épouse en 1861, Philippe-Amédée Jurie, le fils d’un conseiller honoraire à la Cour impériale de Lyon, il est en mesure de lui donner en avancement d’hoirie 113.500 francs, en biens ou en espèces. Dès janvier 1863, il associe son gendre à ses affaires, sa société ayant à l’époque un capital social évalué à 700.000 francs. En 1871, il choisit de se retirer progressivement et de commanditer son fils, Pétrus (1842-1908), et son gendre, grâce à l’appui du banquier Théodore Cote et de Paul Michel , fils de son ami César Michel , ces derniers apportant dans l’affaire leurs usines. Durement touché par le krach de l’Union Générale en 1882 (il en est créancier pour deux cents mille francs), il assiste à la liquidation de son entreprise par son fils, Pétrus, lui-même affaibli par la crise, malgré les commandites de Cote et d’Alexandre Chomer. Dès le mois de mai 1882, Pétrus Ponson parvient à constituer une nouvelle affaire, Gustelle & Ponson, mais il n’en a pas la direction. Quatre ans plus tard, il doit emprunter 130.000 francs pour régler ses affaires. Claude Ponson laisse à ses deux enfants par donation-partage et dans sa succession des biens évalués à 621.915 francs (dont 420.880 francs pour une maison à Lyon, dans la rue Mercière). Il décède en 1883.
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Bulletin des Soies et des Soieries, n°918, du 1er décembre 1894.
LEVY-LEBOYER (M.), 1964, p. 223 et CAYEZ (P.), 2003a, pp. 595-632. À la fin du siècle, quarante-cinq maisons parisiennes, et plus d’une trentaine de sociétés étrangères disposent d’une représentation commerciale à Lyon.