Un marché financier : banquiers et marchands de soie.

En 1881, la place lyonnaise, par l’agiotage qui y règne, fait figure de « vaste rue Quincampoix », animée par une activité financière fiévreuse 1916 . Cependant, elle dispose de bases solides pour se maintenir malgré le krach boursier et bancaire qui s’annonce. Déjà au XVIe siècle, Lyon était un carrefour européen de l’argent et l’une des places financières les plus actives du continent, mais elle décline lentement avec l’ascension de sa rivale parisienne 1917 . Entre 1827 et 1853, le nombre de marchands de soie ayant pignon sur rue à Lyon, double, alors qu’ils sont capables de mobiliser, dès cette époque, des fonds gigantesques pouvant le cas échéant atteindre le million de francs. En 1853, ils sont cent dix marchands de soie sur la place et encore soixante-quinze en 1890 1918 .

Les marchands de soie avancent aux filateurs et aux mouliniers les fonds pour acheter les cocons au moment des récoltes et pour les transformer, et en retour ils obtiennent la promesse de recevoir en consignation les soies ouvrées 1919 . Dès le Second Empire et les années 1870, les marchands de soie, au service des fabricants, poursuivent le renforcement de leurs positions financières. Alors que le capital social des maisons de fabricants dépasse rarement et péniblement le million de francs, celui des marchands de soie se chiffre déjà en millions : les associés de la maison Arlès-Dufour ont apporté comme mises de fonds trois millions de francs dans les années 1860, tandis que ceux de la maison Chamonard, Frachon & Cie, héritière de Desgrand père & fils, ont souscrit pour deux millions de francs de capital, soit autant que chez Ulysse Pila & Cie 1920 . Mais pour en arriver là, Chamonard et Frachon ont dû battre le rappel de leurs principales relations dans le monde de la Fabrique en obtenant l’appui, pour la souscription du capital, d’une vingtaine d’actionnaires, dont des fabricants comme Ruby , Ritton , Servier 1921 , Emile Landru , Adrien et Gustave Framinet, mais aussi de l’incontournable Aynard . À la fin du siècle, Pirjantz, de Micheaux & Cie possède un capital social de 2.500.000 francs dont les trois quarts sont fournis par des commanditaires. Plus modestement, Peillon, Mérieux & Cie ne dispose en 1884 que de 1.200.000 francs de capital social, fournis par trois personnes. En 1885, la folle gestion de Gustave Arlès-Dufour fragilise considérablement la maison familiale, ce qui entraîne sa démission et son remplacement par Chabrières et Morel. La restructuration de l’entreprise passe par une transformation de son capital : la famille en perd le contrôle au profit d’une trentaine de commanditaires (dont les banquiers Aynard, Cote, Galline, Vernet, les fabricants Emmanuel Brosset-Heckel 1922 , Girodon , et Mathevon…). Un « petit » marchand de soie comme Gustave Cambefort , aligne tout de même un million de francs de mise de fonds en 1889 1923 . Les marchands de soie ont été les premiers à s’organiser au sein de la Fabrique, en créant l’Union des Marchands de Soie. À la fin de l’année 1897, ils complètent leur dispositif en fondant un nouveau groupement, la Chambre Syndicale des Acheteurs de Soieries pour la France et l’Etranger, placée sous la présidence de Gustave Cambefort 1924 . En 1910, le capital cumulé des sociétés de marchands de soie de Lyon représente environ quarante-six millions de francs, contre soixante-dix-sept pour les fabricants et quatorze pour les commissionnaires en soieries. Derrière ces chiffres, on ne peut nier le déclin des marchands de soie lyonnais, dont le nombre diminue pendant la seconde moitié du siècle, ils ne sont plus que soixante quinze en 1890, mais les survivants de la profession ont su développer un outil industriel international et multiplier les succursales en Orient et sur les principaux marchés européens 1925 . En 1859, à l’initiative d’Arlès-Dufour, des hommes d’affaires lyonnais fondent le Magasin Général des Soies.

Les marchands de soie disposent de solides relais de par le monde, soit sous la forme de comptoirs, soit avec la présence d’agents ou de correspondants locaux. Pila possède des succursales à Marseille, mais aussi un comptoir à Shanghaï, puis Yokohama et Canton, pour l’importation des cocons asiatiques après les maladies du vers à soie qui ravagent l’Europe. Paul Desgrand , prédécesseur de Chamonard, Frachon & Cie, a un correspondant à Messine, en Italie, avec la maison Loeffler & Desgrand. Pour Chabrières, Morel & Cie, outre Lyon, son nom apparaît également à Marseille et à Saint-Etienne pour le commerce des soies. Chez Louis Desgrand & Cie, il y a des succursales à Marseille et à Londres .

Sous le Second Empire, à l’heure où se fondent les premiers grands établissements de crédit, de la place lyonnaise se dégage un sentiment de « foisonnement de comptoirs », avec pas moins d’une vingtaine de banquiers, contre une quarantaine d’officines bancaires dans les années 1870 1926 . Les banquiers privés de la place exercent aussi la profession de marchands de soie, comme Guérin 1927 , fondée au début XVIIIe siècle, ou Morin-Pons, créée en 1805 par Louis Pons. En 1788, sur les onze banquiers recensés par l’Almanach, dix exercent aussi comme marchands de soie. Les deux métiers commencent à être distingués au début du siècle suivant. Souvent, le négoce de la soie constitue même leur métier d’origine. Ils possèdent des entrepôts pour stocker les balles de soie en échange d’une avance de fonds 1928 . La banque privée de Marius Cote ne se lance que tardivement en revanche dans la consignation sur les soies, seulement en 1886, probablement à l’initiative de ses fils ou de son fondé de pouvoir 1929 . S’ils ne peuvent plus rivaliser avec le Crédit Lyonnais dès les années 1870, ils n’en jouent pas moins un rôle indispensable pour la Fabrique, par leurs connaissances des marchés (ne sont-ils pas aussi marchands de soie ?), par leurs réseaux de relations à Lyon, mais aussi hors de la ville. Le Crédit Lyonnais, par l’ampleur de son capital nominal, deux cent millions de francs, semble dominer largement la place lyonnaise. Pourtant, les banquiers privés ne s’avouent pas encore battus. Même son principal concurrent, la Société Lyonnaise, avec ses cinquante millions de francs de capital en 1881 et le soutien du Crédit Industriel et Commercial, ne s’impose que lentement 1930 .

Les intérêts des fabricants et des banquiers privés sont souvent étroitement liés, pour ne pas dire interdépendants : ainsi, ces banquiers peuvent offrir des facilités aux fabricants, tandis que ceux-ci participent volontiers aux souscriptions d’actions et de parts dans diverses entreprises affiliées. Ainsi, les fabricants Ritton , Schulz , Mouly et Servier achètent quelques actions en 1872 du Comptoir Lyonnais (Banque Droche, Robin & Cie) lorsque son capital augmente pour atteindre les cinq millions de francs. En 1881, les hommes d’affaires lyonnais conduits par le banquier Aynard entrent en force au conseil d’administration de la Société Lyonnaise à l’occasion d’une augmentation du capital. Parmi les administrateurs, se mêlent des banquiers, comme Cambefort , Cottet, Morin-Pons, Jacquier et Aynard, et des représentants de la Fabrique de soieries, comme le marchand de soie Lilienthal, le fabricant Sévène ou le teinturier Gillet 1931 .

Déjà sous le Second Empire, les banquiers privés comme Droche, Robin & Cie ou Aynard & Rüffer disposent d’un capital social de trois millions de francs, loin des dizaines de millions du Crédit Lyonnais, mais on relève chez eux une certaine envergure très nettement supérieure aux petites banques provinciales. Cependant, Droche-Robin et Aynard & Rüffer s’agrandissent dans les années 1870 et 1880 et rassemblent des fonds sociaux supérieurs à dix millions de francs en 1881 1932 . Cependant, ces chiffres varient peu jusqu’à la fin du siècle, ce qui démontre une certaine difficulté à accroître leurs affaires devant la concurrence des grandes banques de dépôts. En 1899, le capital de la banque Veuve Morin-Pons stagne toujours à deux millions de francs depuis plusieurs décennies déjà contre le double pour De Riaz , Audra & Cie 1933 . Les banques privées lyonnaises forment à partir de 1838 un syndicat financier, l’Omnium lyonnais, chargé de gérer un vaste portefeuille de valeurs mobilières, sans toutefois devenir une véritable société d’investissement, utile à l’extension et à la modernisation de la Fabrique 1934 . En outre, à côté de ces banquiers privés, les fabricants peuvent également solliciter les services de la trentaine d’agents de change, logés d’ailleurs à partir de 1861 dans le Palais de la Bourse, et de la vingtaine de courtiers en soie de la place 1935 . En 1880, trente banquiers exercent leurs activités sur la place 1936 .

À côté des banquiers privés, on retrouve, dès 1863, les premiers grands établissements de crédit, qui, à l’instar du Crédit Lyonnais, se font fort de proposer leurs services aux milieux d’affaires lyonnais. La Société Lyonnaise fait figure alors de banque des fabricants de soieries. Le Comptoir National d’Escompte de Paris (CNEP) vient concurrencer le Crédit Lyonnais et la Société Lyonnaise – la banque de la Fabrique – en 1868 1937 . Lorsque la banque anglaise Hong Kong & Shanghaï Bank Corporation ouvre une agence à Lyon, elle choisit la place Tholozan en 1881. Quelques années plus tard, c’est au tour de la Bank of Yokohama de s’établir à Lyon 1938 . En 1877, le Crédit Lyonnais ouvre son propre magasin à soie. En 1881, la bourse lyonnaise, avec ses 115 valeurs cotées, dispose d’une capitalisation totale atteignant presque le milliard de francs 1939 . Banques de dépôts et banques privées mettent à disposition de leurs clients marchands de soie leurs magasins de soie et leur accordent des découverts et des avances. À la fin siècle, en 1898, un nouvel établissement, la Banque privée, prend position dans la métropole lyonnaise, où se trouve son siège social 1940 .

En 1885, les inspecteurs de la Banque de France estiment que la place commerciale lyonnaise a à sa disposition plus de deux cents millions de francs de capitaux flottants, sans compter les avances que peuvent faire les différentes banques 1941 . Cet ensemble d’institutions financières assure à la place lyonnaise une position dominante sur le marché mondial des soies jusqu’à la fin du siècle. Sa rivale milanaise ne parvient à la supplanter qu’à la fin du siècle après avoir, elle aussi, tardivement développé ses banques et ses organismes de crédit 1942 .

Notes
1916.

L’expression est d’Edouard Aynard , député et principal banquier privé de la place, cité par BOUVIER (J.), 1960, p. 111.

1917.

BAYARD (F.) et ZELLER (O.), « Une tradition financière, des foires de la Renaissance aux marchands banquiers (XVe-XIXe siècles) », in LEQUIN (Y.), 1991, pp. 52-83.

1918.

CAYEZ (P.), 1978, p. 171, 1980, p. 93 et 2003a, pp. 595-632.

1919.

BAYARD (F.) et ZELLER (O.), « Une tradition financière, des foires de la Renaissance aux marchands banquiers (XVe-XIXe siècles) », in LEQUIN (Y.), 1991, p. 89.

1920.

KLEIN (J.-F.), 1994, HOURS (H.) et ZELLER (O.), 1986, p. 103.

1921.

Fabricant de soieries, proche des milieux catholiques lyonnais, Camille Servier est le gendre d’un autre fabricant de soieries, Million, qui l’a rapidement associé à ses affaires. Servier siège au conseil d’administration de l’Union Générale, mais sa participation à cette affaire se solde par la perte d’une grande partie de sa fortune et de celle de sa belle-famille au moment du krack de l’établissement.

1922.

Fabricant de soieries, gendre de Louis-Marc Heckel , Emmanuel Brosset-Heckel, né à Lyon le 5 juillet 1828, est le fils de Joseph Brosset, ancien président de la Chambre de Commerce. Il épouse en 1855 Marie-Victoire Heckel (ses apports = 160.000 francs environ), la fille du fabricant Louis-Marc Heckel, qui fait de son nouveau gendre, son successeur. Il est l’un des membres fondateurs de l’Association de la Fabrique Lyonnaise en 1868. Un an plus tard, il rejoint la Chambre de Commerce, où il ne siège que deux années. Il devient également administrateur de la Banque de France, à Lyon, ainsi que du Dispensaire général de Lyon. Comme son père et son beau-père, il reçoit la Légion d’Honneur, (la recommandation d’Arlès-Dufour, un proche de son père, en 1867, ne lui permet pas de faire partie de la promotion de l’année). Il accepte en 1887 de commanditer son confrère, Victor Ogier . L’année suivante, il commandite avec plusieurs confrères, un marchand de soie, Alexandre Billion & Cie à hauteur de cent mille francs puis la maison Jarrosson & Laval, un fabricant de tulles et de crêpes, dans laquelle il possède un compte courant de 250.000 francs. À son décès, le 19 décembre 1899, sa fortune s’élève à 5.637.153 francs.

1923.

ADR, 6UP, Modification d’acte de société devant Me Lombard-Morel, à Lyon, le 21 ocobre 1871, acte de société sous seing privé du 15 mars 1878 et prorogation de société sous seing privé du 1er février 1878, Acte de société sous seing privé du 15 avril 1884, Acte de société sous seing privé du 31 décembre 1889, Acte de société sous seing privé du 1er juillet 1891.

1924.

Bulletin des Soies et des Soieries, n°1077 du 25 décembre 1897.

1925.

Bulletin des Soies et des Soieries, n°1802, du 18 novembre 1911 et CAYEZ (P.), 1993a.

1926.

LABASSE (J.), 1955, p. 14, BOUVIER (J.), 1960, p. 107 et CAYEZ (P.), 1978, p. 206. Principaux banquiers repérés au XIXe siècle : Galline, fondé en 1809, devenu Cambefort puis Saint-Olive ; Evesque devenu E. M. Cottet & Cie, fondé en 1828 ; Jacquier & Cie fondé vers 1853 ; Droche, Robin & Cie en 1847 ; Veuve Morin-Pons  ; Veuve Guérin & Fils en 1834 ; Audra & De Riaz, le Comptoir d’Escompte de Lyon (Bine, Genton & Cie), Cote…

1927.

LABASSE (J.), 1957, CHASSAGNE (S.), 2003a et 2003c.

1928.

BOUVIER (J.), 1961, vol. 1, pp. 117-118 et CAYEZ (P.), 1978, pp. 63-65.

1929.

ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Lyon, année 1887.

1930.

BOUVIER (J.), 1960, p. 108.

1931.

CAYEZ (P.), 1980, p. 191.

1932.

BOUVIER (J.), 1961, vol. 1, p. 117, CAYEZ (P.), 1980, p. 190.

1933.

ADR, 6UP, Modification du capital de Droche, Robin & Cie le 20 avril 1864, Acte de société sous seing privé du 19 décembre 1866, Liste des souscripteurs devant Me Mestrallet, à Lyon, le 15 mai 1872, Bulletin des soies et des soieries, n°1032 du 13 février 1897 et n°1183 du 6 janvier 1900. La banque E.M. Cottet & Cie reste à l’écart de cette croissance, puisqu’en 1896, son capital s’élève à seulement un million de francs.

1934.

BOUVIER (J.), 1961, p. vol. 1, p. 120.

1935.

LABASSE (J.), 1955, pp. 441-442. La Bourse lyonnaise remonte au milieu du XVe siècle. Cependant, un arrêt consulaire de 1803 organise le fonctionnement du marché financier lyonnais. Le Parquet lyonnais n’est créé qu’en 1845.

1936.

CAYEZ (P.), 1980, p. 190.

1937.

LABASSE (J.), 1955, p. 46.

1938.

FIEVEL-DEMORET (C.), 1983, HOURS (H.) et ZELLER (O.), 1986, p. 121.

1939.

BOUVIER (J.), 1960, p. 109.

1940.

JOLY (H.), 2004b.

1941.

ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Lyon, année 1885.

1942.

FEDERICO (G.), 1994, pp. 258 et sq.