3-Un centre de formation.

Dans un rapport présenté le 19 janvier 1883 devant la très libérale Société d’Economie Politique de Lyon, Léon Permezel , un des principaux fabricants de soieries de la place, affirme que les progrès considérables réalisés par ses concurrents allemands et suisses depuis quelques décennies, tiennent aux efforts consentis dans la formation professionnelle et commerciale de leur personnel : les employés allemands doivent, selon lui, posséder des connaissances précises sur les usages commerciaux en vigueur, la législation, les questions financières et connaître trois langues (allemand, français et anglais). Une telle maîtrise s’obtient grâce à un solide système éducatif et par d’incessants voyages dans les principaux centres de consommation, autant d’éléments qui semblent faire défaut aux Lyonnais, selon Permezel 1966 . Pourtant, les Lyonnais ont construit tout au long du siècle les écoles et les institutions dont ils ont eu besoin.

Depuis le XVIIIe siècle, la supériorité lyonnaise repose, en partie, sur la création artistique, sur l’entrain que mettent les ouvriers à réaliser de nouveaux modèles 1967 . Le symbole de l’Ecole artistique lyonnaise est sans doute l’existence dans la ville d’une Ecole Nationale des Beaux-arts, fondée en 1805 avec comme vocation « de former des artistes pour toutes les branches de l’art, et des artistes industriels pour aider au développement de notre fabrique », même si les arts décoratifs sont de plus en plus délaissés. Pas moins de cent vingt-cinq élèves la fréquentent à la fin du XIXe siècle. La ville elle-même stimule l’inspiration en accordant chaque année une subvention de 20.000 francs à l’Ecole des Beaux-arts pour permettre aux futurs dessinateurs de découvrir la botanique, l’anatomie 1968

La plus ancienne des institutions scolaires professionnelles lyonnaises est sans doute l’Ecole de la Martinière, créée en 1826 sous le nom d’Ecole théorique d’Arts et Métiers, grâce à la donation du major Martin, avec des cours de mathématique, chimie, dessin, tissage... En une cinquantaine d’années, elle a contribué à la formation de vingt mille individus pour la Fabrique, dont près de 80% occupent des fonctions commerciales, alors que l’enseignement qui y est délivré, est de nature industrielle, mais sans apprentissage, pour former des contremaîtres. Cet établissement subit la concurrence du Collège des frères de la montée Saint-Barthélemy, qui compte six cents élèves, mais celui-ci ne peut pas rivaliser avec son prestigieux aîné 1969 .

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, deux institutions sont créées pour favoriser la formation des élites entrepreneuriales, l’Ecole Centrale lyonnaise en 1857 1970 , puis l’Ecole Supérieure de Commerce et de tissage quinze ans plus tard. La première est fondée par un groupe d’hommes d’affaires, sous la forme d’une société anonyme avec un capital de 225.000 francs, à l’instigation de l’entreprenant Arlès-Dufour. Dans le dernier quart du XIXe siècle, elle séduit surtout les fils d’industriels et de la bonne bourgeoisie avec entre dix et vingt élèves par an. Elle assure elle aussi des cours de mathématique, de dessin industriel, de physique, chimie, mécanique et de théorie et fabrication des étoffes. Entre 1860 et 1890, trois cent quatre-vingt-neuf ingénieurs en sortent, dont un tiers deviennent patrons d’entreprises industrielles 1971 . La seconde, sous le patronage de la Chambre de Commerce de Lyon, possède à l’origine un capital social atteignant 1.200.000 francs. Cette Ecole Supérieure de Commerce, tirant sa filiation d’un établissement mulhousien, est plus particulièrement destinée à former les futurs fabricants de soieries, et autres négociants, avec des enseignements concernant aussi bien la géographie, que les langues étrangères, la législation, l’économie politique, sans oublier les « devoirs moraux des négociants »… Mais, l’Ecole Supérieure de Commerce n’a pas rencontré le succès escompté, pendant ses premières années d’existence, puisque ses effectifs ont été quasiment réduits de moitié passant de cent trente-cinq élèves à soixante-quinze en 1883. Paradoxalement, la création en 1876 d’une section tissage en son sein a été un lourd échec, les promotions ne rassemblant qu’une poignée d’élèves, le plus souvent de nationalité étrangère : Italiens, Russes, Japonais… En 1881, 45% de ses anciens élèves travaillent dans l’industrie textile, dont 25% dans le tissage de la soie 1972 . L’industrie textile de la région lyonnaise a pu de façon précoce bénéficier d’un personnel formé dans des établissements spécialisés. Ainsi, en 1890, les Ateliers Diederichs recrutent un ingénieur natif d’Aoste (Isère), Louis Commandeur, passé par l’Ecole de La Martinière et l’Ecole Centrale de Lyon. Il débute sa carrière professionnelle en 1878 en se faisant embaucher par un modeste atelier de construction à Bourgoin . Deux ans plus tard, il rejoint les bureaux d’études de la maison Satre, à Lyon, spécialisée dans la fabrication de machines à vapeur. Puis, en 1883, il change une nouvelle fois de place et rejoint le constructeur mécanicien Jouffray, à Vienne, le principal centre lainier du Sud-est Enfin, en 1887, avant d’entrer au service des Diederichs, il quitte son Dauphiné natal pour la capitale où il poursuit ses travaux sur les machines à vapeur et l’électricité. La maison Diederichs a besoin de ses talents pour assurer sa diversification dans les moteurs à pétrole et dans les turbines 1973 .

Puis, viennent les cours du soir délivrés par la Société d’Enseignement professionnel du Rhône, fondée en 1864 selon le modèle de la Société Industrielle de Mulhouse, et qui vingt ans plus tard compte près de quatre mille cinq cents élèves dans ses cours d’enseignement technique, commercial et artistique. La municipalité lyonnaise a créé également des cours du soir de théorie de tissage. De telles institutions n’empêchent pas la floraison de cours privés destinés aux ouvriers, comme le Cours supérieur de Théorie du Tissage délivré par Loir, un professeur de tissage à l’Ecole Supérieure de Commerce. Ces cours du soir sont plus particulièrement destinés aux employés en soieries, avec des cours deux fois par semaine, pour quinze francs par mois 1974 . Du point de vue purement artistique, la ville compte également plusieurs cours de dessin propres à favoriser l’émergence de créateurs et de dessinateurs d’étoffes pour la Fabrique. En 1883, on relève ainsi l’existence de six écoles municipales de dessin, dont quatre pour des cours du soir, fréquentées par huit cents élèves au total. Des institutions comme La Martinière ou la Société d’Enseignement professionnel assurent également des cours de dessin.

Malgré cet imposant dispositif en matière de formation, unique en Europe en ce qui concerne les fabriques de soieries, Edouard Aynard jette un regard critique quant à son utilisation réelle ; à son avis, ces différentes institutions sont largement sous-employées voire méprisées par les fabricants eux-mêmes. Ce qui manque, de l’aveu des élus lyonnais, c’est un véritable cours de tissage destiné à un large public ouvrier, sans cesse évoqué, mais jamais créé. De ce point de vue, la création par quelques fabricants, dont Francisque Guinet , d’un atelier privé expérimental à Lyon, Place Belfort, à la Croix-Rousse, montre un réel souci d’élargir la formation, après la disparition des brevets d’apprentissage 1975 . La chimie, si utile à l’élaboration des colorants, est également prise en compte, avec la création par Raulin, professeur de chimie appliquée à l’industrie et à l’agriculture à la faculté des sciences de Lyon, à l’automne 1883, d’une école spéciale de chimie industrielle, dans les laboratoires du quai Claude-Bernard 1976 .

Ayant réussi à fidéliser les principaux acteurs de la place lyonnaise à leur cause, les fabricants de soieries abordent leurs relations avec les façonniers du Bas-Dauphiné avec une certaine supériorité. Ils leur font ouvertement comprendre qu’ils sont des éléments interchangeables.

Notes
1966.

PERMEZEL (L.), 1883, pp. 52-53.

1967.

PONI (C.), 1998, pp. 589-625.

1968.

MONFALCON (J.-B.), 1834, p. 18, « Edouard Aynard à la Société d’Economie Politique », Bulletin des Soies et des Soieries, n°308, le 24 février 1883.

1969.

« Edouard Aynard à la Société d’Economie Politique », Bulletin des Soies et des Soieries, n°308, le 24 février 1883, CAYEZ (P.), 1992, AUDET (F.), 1997a et 1997b, CANTON-DEBAT (J.), 2000, pp. 116-120.

1970.

CAYEZ (P.), 1980, pp. 176-179. Parmi les premiers commanditaires de l’Ecole Centrale, on retrouve les fabricants de soieries suivants : Girodon , Michel, Bellon , Tresca , Dugas…

1971.

CAYEZ (P.), 1992 et BEGUET (B.), 1998. Arlès-Dufour, déjà administrateur de l’école de La Martinière, fonde en 1864 la Société d’enseignement professionnel. Malgré ce prestigieux patronage, la société de l’Ecole Centrale est liquidée en 1868, car elle rencontre finalement peu de succès. Dans les années 1860, une quinzaine de diplômés quitte l’Ecole chaque année. Une nouvelle société est constituée et obtient des subsides de la Chambre de Commerce et du Ministère du Commerce. Mais rares sont les diplômés de l’Ecole à intégrer l’industrie textile, à la fin du XIXe siècle : seulement 2,6% des élèves des promotions de 1875 à 1894 occupent un premier emploi dans ce secteur d’activité.

1972.

« Edouard Aynard à la Société d’Economie Politique », Bulletin des Soies et des Soieries, n°308, le 24 février 1883 et CAYEZ (P.), 1992.

1973.

Dictionnaire biographique et Album, Isère, paris, Flammarion, 1907, pp. 293-294.

1974.

« Cours supérieur de théorie de tissage », Le Moniteur du tissage mécanique des soieries, n°77, le 15 novembre 1891. Le programme se compose d’une description des mécaniques Verdol, du lisage, de l’empoutage, du colletage, du remettage, de la décomposition des différents types d’étoffes (façonnés, meubles, velours, gazes)…

1975.

VERNUS (P.), 2006, p. 24.

1976.

« L’Ecole de chimie industrielle de la faculté des sciences », Bulletin des Soies et des Soieries, n°334, le 25 août 1883.