Choisir un partenaire.

Les façonniers et les fabricants de soieries se choisissent selon des critères qui ne relèvent pas forcément de la rationalité économique 1982 . D’autres éléments interviennent, comme les réseaux de connaissances.

Le façonnier en mal de commandes se rend à Lyon, dans le quartier de la Bourse et propose ses services à des fabricants, sinon il lui suffit d’attendre les commissions du fabricant, expédiées par télégramme, par lettre ou par téléphone, à la fin du siècle 1983  : l’extrême concentration des maisons de soieries dans cinq ou six rues voisines, l’encourage à faire du porte-à-porte, le temps d’une journée. Il a également à sa disposition des annuaires professionnels (indicateur Henry, annuaire Brano…) pour sélectionner ses donneurs d’ordres et trouver leurs adresses. Pour séduire un fabricant de soieries, le façonnier doit lui proposer un tarif avantageux, s’engager à respecter les délais et les normes de fabrication définies et enfin posséder le matériel nécessaire. Les façonniers les plus prudents prennent des renseignements avant de s’engager avec un fabricant de soieries. Que le façonnier sollicite le fabricant, ou qu’il soit sollicité par lui, il a tout intérêt à s’adresser à son banquier pour connaître la solidité financière et la réputation de son futur donneur d’ordres. Marc Crozel , moulinier installé à Chatte , ou Brunet-Lecomte, imprimeur à Bourgoin , agissent de la sorte, le premier pour obtenir des informations sur la maison Adam, de Lyon, le second pour recevoir des renseignements sur tous ses nouveaux clients.

En revanche, à l’exception de l’annuaire Brano, datant des années 1870, les autres annuaires professionnels ne mentionnent pas les noms et les coordonnées des tisseurs à façon au service de la Fabrique, alors que les imprimeurs comme Brunet-Lecomte, y figurent. Le fabricant peut toujours fonder son jugement grâce à l’avis de ses collègues ou alors confier quelques commissions restreintes pour tester un façonnier. Le fabricant de soieries n’a pas le moyen de se faire une opinion sur les façonniers en consultant les listes de récompenses décernées aux Expositions universelles, puisque les médailles et les diplômes sont remis aux fabricants de soieries, aux imprimeurs, aux mouliniers, mais jamais aux tisseurs à façon. Les fabricants mentionnent leurs récompenses dans les annuaires professionnels, évidemment pour attirer des clients. Au bout de quelques mois ou de quelques années d’activité, les fabricants de soieries et les façonniers se construisent des réputations, à Lyon et en Bas-Dauphiné 1984 . En période de prospérité, l’avantage revient aux façonniers qui imposent leurs conditions aux fabricants, pressés de satisfaire leurs clients parisiens et internationaux. Au début de l’année 1880, les frères Faidides, au Vernay (Nivolas ), transforment le vieux moulinage paternel en tissage. Le déclin rapide du moulinage les pousse à ce choix stratégique, alors que le tissage connaît une période d’intense frénésie sous les poussées d’un vaste mouvement spéculatif qui agite la place lyonnaise. À peine ont-ils aménagé leurs ateliers, qu’ils sont sollicités par plusieurs maisons de soieries de Lyon : d’abord Ponson & Cie en mars 1880, puis Durand frères en juin, sans avoir entrepris de démarches particulières :

‘« Nous avons appris que vous veniez de monter un tissage mécanique pour articles foulards, armures et satins.’ ‘S’il vous convenait de nous réserver quelques métiers, nous pourrions immédiatement vous envoyer commissions et matériel pour les occuper » 1985 .’

Avant de devenir patrons, les fabricants de soieries et les façonniers ont souvent débuté leur carrière comme employés ou commis à Lyon, ce qui leur a permis de connaître de futurs partenaires ou d’en entendre parler par leurs employeurs. Par cette pratique sociale active au sein de la Fabrique, les fabricants et les façonniers parviennent à se construire un univers mental où ils sont sans cesse en relation.

Paradoxalement, la presse professionnelle n’est ici d’aucun secours. Les rares indications nominatives qui apparaissent dans ces feuilles, comme le Bulletin des Soies et des Soieries ou le Moniteur du Tissage Mécanique, figurent dans des entrefilets annonçant la constitution ou la dissolution des sociétés, les faillites et les séparations de biens entre époux qui les précèdent. Mais il n’y a pas d’études d’entreprises.

Notes
1982.

KARPIK (L.), 1989.

1983.

BEAUQUIS (A.), 1910, p. 342.

1984.

Voir les analyses de KARPIK (L.), 1996.

1985.

APJM, Lettre ms de Durand frères adressée à Faidides le 19 juin 1880.