Le métier de façonnier n’est en effet pas sans risques : il dépend des commandes des fabricants lyonnais. Tous n’ont pas la chance de bénéficier, comme Théophile I Diederichs père, de garanties fournies par Léon Permezel , son principal donneur d’ordres lyonnais, en cas de chômage. On suppose qu’au début, la plupart des façonniers possédaient de telles garanties, mais au fil du temps, une des parties a refusé de perpétuer un système coûteux et dangereux pour elle. Les contrats, écrits ou oraux, existent déjà dans les années 1830, à Lyon, entre les fabricants de soieries et les chefs d’atelier : les premiers garantissent un montant de façons sur un nombre de métiers à tisser fixé par avance, tandis que les seconds leurs réservent les métiers prévus. Des indemnités sont prévues en cas de rupture d’une des deux parties 1986 .
Ainsi, la maison lyonnaise Brosset-Heckel & Cie assure un travail régulier au tissage de Joseph I Guinet, à Voiron , dans les années 1860. Lorsque ce dernier entreprend la construction d’une nouvelle usine à Apprieu , après s’être fait souffler l’achat de la fabrique Ducrest qu’il exploitait à titre de locataire, son donneur d’ordres lyonnais, la firme Brosset-Heckel & Cie, lui consent une ouverture de crédit à hauteur de 60.000 francs, par fractions de 20.000 francs au plus, avec intérêts à 5%, sous la forme d’un compte courant. Cette facilité lui est accordée pour une durée de quatre années à partir du premier versement, ce qui lui laisse amplement le temps de débuter l’exploitation de sa nouvelle usine à Apprieu. Les Lyonnais se prémunissent contre tout risque de faillite de leur façonnier, en imposant une garantie hypothécaire et en ne délivrant les fonds qu’au fur et à mesure de l’avancement des travaux. D’ailleurs, un échéancier pour la délivrance de ces fonds est prévu : un tiers immédiatement, un second tiers lors de l’achèvement de la fabrique et de la pose de la toiture des dortoirs, et enfin le dernier tiers à l’achèvement total de la fabrique. Ces capitaux s’avèrent vite insuffisants pour Guinet, et son neveu, Benoît-David Guinet, qu’il a, en partie, élevé, et qui devient son associé. Tous deux quémandent de nouveaux fonds à leur donneur d’ordres lyonnais, qui acceptent de leur fournir une avance supplémentaire de 15.000 francs, pour trois ans, aux mêmes conditions 1987 .
En 1869, Louis-Emile Perrégaux s’entend avec Emile Landru , un fabricant lyonnais d’étoffes de parapluie 1988 , au sujet du nouveau tissage qu’il vient de faire construire à Jallieu : Landru s’engage à fournir des ordres réguliers et importants à cet établissement. Au milieu des années 1870, la maison Landru exploite également un tissage à Châbons (probablement une proto-fabrique avec des métiers dispersés) 1989 . Maurice Bouvard , de Moirans , s’assure le soutien des frères Trapadoux en 1872 : ceux-ci lui consentent un prêt de 50.000 francs, probablement pour transformer son tissage et le rendre apte à recevoir les commissions des Trapadoux. Le décès soudain de Bouvard en 1877 n’entraîne pas de remise en cause de l’accord, cependant les frères Trapadoux accordent un délai de sept ans à ses héritières pour les rembourser, avec des garanties hypothécaires 1990 .
Au milieu des années 1870, les contrats d’exclusivité 1991 se repèrent surtout dans les tissages ruraux de l’arrondissement de La Tour-du-Pin , alors que la pratique semble moins avérée dans la région voironnaise. Les principaux tissages de La Tour-du-Pin ont ainsi un donneur d’ordres exclusif, voire deux : Anselme tisse pour deux maisons lyonnaises, A. Guinet & Cie , alors que cette maison exploite directement un tissage à Vizille puis à Pont-de-Beauvoisin , et Sévène & Barral, dirigée par le président de la Chambre de Commerce de Lyon. Son confrère Chapuis travaille à façon pour la maison Duringe & Champagne, tandis que son ancien associé, Dévigne , prend ses ordres de la maison Gourd , Croizat fils & Dubost. Enfin, Bargillat , qui vient de monter son propre tissage en association avec Vuitel , tisse exclusivement pour le fabricant lyonnais Audibert 1992 . On peut légitimement supposer que ce dernier a dû aider le jeune Bargillat à s’installer. À La Bâtie-Montgascon , les frères Monnet tissent surtout pour deux maisons lyonnaises, Maurel, Chabert & Vermorel d’une part, et Barral & Gascogne d’autre part, au début des années 1880, tandis qu’un de leurs anciens confrères et voisins, Paccalin , à Veyrins, prend la majorité de ses ordres auprès de Mauvernay . À la fin de l’année 1885, le matériel de tissage et de dévidage de la société Monnet est évalué à 3.700 francs, tandis que Maurel, Chabert & Vermorel leur doit 1.505 francs et Barral & Gascogne 3.975 francs pour les façons réalisées 1993 .
Léon Permezel et Théophile I Diederichs concluent un fructueux accord en 1871 ou 1872, assurant à l’un et à l’autre leur fortune : selon cette convention, dont nous ne possédons qu’un brouillon, Permezel s’engage à verser 150.000 francs à Théophile I Diederichs, remboursables en dix annuités à partir du 31 décembre 1873. De son côté, « Diederichs s’engage […] à donner dans sa nouvelle usine de tissage mécanique 280 métiers qui tisseront exclusivement pour Permezel & Cie (180 métiers montés cette année et 100 l’année prochaine) » de manière ininterrompue pendant dix ans, débutant le 1er janvier 1873 jusqu’au 31 décembre 1882. Au cas où le fabricant lyonnais ne parvient pas à tenir ses engagements sur ce dernier point, il versera à son façonnier une indemnité mensuelle de 2.000 francs si la totalité des métiers à tisser est à l’arrêt, ou de 1.000 francs si le chômage ne concerne que la moitié des métiers. Mais après six mois de chômage, cette indemnité serait réduite de moitié. En outre, chaque mois chômé entraîne une prorogation des délais de remboursement par Diederichs des avances pécuniaires consenties par Permezel. Au total, ce contrat ne comporte que sept clauses. Une ultime clause, rajoutée à la convention initiale, autorise le façonnier à solliciter d’autres maisons lyonnaises en cas de chômage. L’incomplétude du contrat est visible, puisque deux situations sont sommairement envisagées : le travail et le chômage. En revanche, rien n’est stipulé en ce qui concerne les quantités et les métrages à produire, ni les tarifs approximatifs, ni les rabais, ni les déchets, ni l’organisation interne des ateliers, sur la maintenance et la modernisation du matériel 1994 … autant d’éléments qui sont laissés à la libre appréciation des deux parties au fur et à mesure qu’ils se présentent. D’ailleurs, les conceptions libérales d’un Permezel et d’un Diederichs vont à l’encontre de la fixation d’un tarif définitif. Il en est de même pour une éventuelle rupture entre les deux associés : aucune clause de rupture n’est mentionnée. L’accord est aussitôt mis à exécution, puisque, entre le 28 avril 1872 et le 30 janvier 1873, Diederichs reçoit de son donneur d’ordres 138.000 francs. Ces capitaux sont employés à la construction et à l’organisation d’un vaste tissage mécanique à Bourgoin , qui est considéré à l’époque comme l’un des plus importants du monde. Hors de cette convention manuscrite, les deux partenaires font fructifier leur capital technique par des échanges réciproques d’informations, favorisant la mise au point de métiers mécaniques toujours plus rapides, mais aussi de diverses machines à polir, par exemple, que les techniciens au service de Permezel élaborent à Lyon 1995 . Pendant une dizaine d’années, les liens entre les deux hommes semblent indissolubles, tant leurs intérêts convergent. D’ailleurs, en 1882, ce sont désormais huit cents métiers à tisser que Diederichs met au service de Permezel dans son tissage de Bourgoin, c’est-à-dire la quasi-totalité de son outillage. Au terme de cette décennie, l’accord est verbalement prolongé pour la fabrication et l’exploitation en commun du velours teint. Les services de la maison Permezel mettent au point une machine spéciale à couper le velours dont Diederichs a l’exclusivité : n’a-t-il pas participé, selon son propre désir, à la moitié des frais de recherche ? Permezel offre même une assistance technique à Diederichs, en lui adressant un de ses techniciens, Cécillon, chargé de vérifier les réglages des machines (et discrètement de surveiller l’avancement de la production, ce qui a le don d’exaspérer Théophile II Diederichs ). Finalement, le bouillonnant Théophile II Diederichs, promu à la direction du tissage, rompt ces accords durant le second semestre 1883 et exige, séance tenante, de Permezel le remboursement du compte courant de la société Diederichs chez Permezel, estimé à l’époque à 600.000 francs 1996 . Depuis le krach de l’Union Générale, les affaires tournent mal à Lyon. En juin 1883, Permezel demande à son partenaire de réduire d’un tiers la journée des tisseuses pour conserver une activité jusqu’à l’automne et lui impose la baisse drastique du tarif des façons. Depuis plusieurs mois, les associés se déchirent à propos des droits de propriété d’une machine à couper le velours 1997 . Depuis quelques années, le commanditaire, Permezel, est devenu le commandité 1998 .
Permezel est également à l’origine du tissage Mignot, fondé à Saint-Bueil par Pierre Mignot et son beau-frère Laurent Heppe, comme l’attestent les factures figurant dans les grands livres de l’entreprise 1999 . Il semble, en effet, difficile de se lancer dans la construction d’un tissage mécanique sans le concours d’un fabricant, en raison de l’importance des capitaux immobilisés. Il faut également que l’outil industriel soit régulièrement approvisionné. Le fabricant peut, mais cela n’est nullement obligatoire, prêter du matériel à son façonnier (peignes, remisses…) à titre gracieux ou également payer les frais de montage des métiers à tisser. Entre 1882 et 1887, Mignot réalise plus de la moitié de son chiffre d’affaires grâce à un seul fabricant de soieries, Léon Permezel. Lorsque ce dernier réduit ses ordres, le tissage Mignot ne doit sa survie qu’au soutien d’un de ses confrères, Michal-Ladichère, installé dans le village voisin, Saint-Geoire , et propriétaire de l’un des plus importants tissages de la région. Pendant deux ans (1888-1889), Michal-Ladichère, lui-même façonnier, sous-traite une partie de ses ordres à Mignot au point de représenter plus du tiers du chiffre d’affaires. Mignot parvient à sécuriser ses commandes à partir de 1893, lorsque la maison Chevillard lui fournit une grande quantité d’ordres, mais au prix d’une dépendance envers elle. Dans les pires moments, Mignot tisse à façon pour six clients (1891), mais après 1897, lorsque Chevillard devient son principal donneur d’ordres (environ 75% du chiffre d’affaires), le nombre de clients se réduit à trois seulement 2000 . Tant pour la maison Durand frères que pour E. Chevillard & Cie et Michal-Ladichère, il y a une période de quatre ans minimum pendant laquelle ses divers donneurs d’ordres n’accordent à Mignot que des commissions limitées. Sans doute, est-ce le temps nécessaire pour bien connaître le façonnier, avant de pouvoir lui faire confiance et lui confier plus de 50.000 francs de commandes ? Après cette phase de test, les commissions deviennent plus importantes 2001 . Pourtant, les relations ne se poursuivent jamais sur le très long terme. La dispersion des commissions entre plusieurs fabricants de soieries limite les risque pour les façonniers 2002 .
Quant aux autres façonniers, nous ignorons s’ils bénéficient d’un contrat 2003 écrit ou s’ils doivent se contenter d’un simple accord verbal, que des notes de dispositions viennent, en quelque sorte, sceller. Même entre les deux frères Brunet-Lecomte, il n’existe pas (ou plus) d’accord d’exclusivité, tout au moins à partir des années 1860. Pourtant Henry Brunet-Lecomte , imprimeur à Bourgoin , accorde une préférence à son frère René, fabricant à Lyon. En raison de la quantité d’ordres que ce dernier lui fournit, Henry consent en retour, à lui accorder des cotes de prix inférieures de 20 à 25%, à celles qu’il pratique habituellement, à la condition que son fabricant de frère lui fournisse des quantités importantes et faciles à imprimer 2004 . René s’engage, pour sa part, à occuper un certain nombre de tables d’impression en contrepartie pour éviter que les ouvriers les plus qualifiés ne quittent la manufacture faute de travail 2005 . En l’espace de trois ans, entre 1864 et 1867, Henry abaisse ses tarifs pour son frère de 50% pour les impressions à la main sur une couleur, de 44% pour deux couleurs, de 40% pour les trois couleurs. En revanche, pour l’impression au rouleau, la baisse se limite à 10%. À la fin de chaque exercice, Henry accorde enfin une bonification de 3% sur le montant de ses factures annuelles d’impression. Cependant, à partir du milieu des années 1860, les Brunet-Lecomte de Lyon ne sont plus les premiers clients de la manufacture d’impression ; désormais, les frères Trapadoux 2006 , deux fabricants lyonnais, lui procurent davantage de travail 2007 , sans pour autant bénéficier des avantages du client le plus favorisé : tout au plus Henry Brunet-Lecomte leur concède une remise de 5% sur ses factures d’impression pour mouchoirs. Comme Brunet-Lecomte, Devillaine & Cie, les frères Trapadoux s’engagent à occuper régulièrement des tables d’impression qui leur sont spécialement attribuées et réservées. S’ils ne respectent cette clause, Henry Brunet-Lecomte peut les attribuer à d’autres clients. En 1870, il propose de leur réserver douze tables. Mais, rapidement, les relations entre les deux partenaires se détériorent 2008 . Pour compenser cette diminution de travail, l’imprimeur bergusien se tourne vers les maisons spécialisées dans la fabrication de foulards, comme Favrot frères 2009 , Jandin & Duval, et surtout Perrin & Revol-Sandoz 2010 , qui se lancent dans la « grande cavalerie », c’est-à-dire de la grande production, plus rentable à imprimer 2011 . Au début de l’année 1879, les frères Trapadoux, déjà propriétaires de l’ancienne manufacture d’impression Perrégaux à Jallieu , cherchent à utiliser de nouveau les services de Brunet-Lecomte : ils envisagent de réserver cinq ou six tables d’impression 2012 .
Le travail à façon concerne également les filatures et les moulinages. Par exemple, les moulinages de Cognin et Têche-et-Beaulieu, appartenant à Hébrard et à la veuve Pinet reçoivent la soie d’un marchand lyonnais, Louis Coumert, installé rue Pizay 2013 .
Les contrats écrits ne se passent pas chez un notaire, mais sont directement négociés entre les parties, avec un nombre de clauses relativement réduit. En effet, l’existence de parères et de recueils d’usages rédigés par le Conseil des Prud’hommes de Lyon 2014 , réglant l’organisation générale des affaires au sein de la Fabrique, permet aux parties de se concentrer sur les clauses particulières, et notamment les conditions financières de leur accord et les garanties fournies par le fabricant en cas de chômage, ce dernier élément constituant pour le façonnier le principal risque encouru. Les bases juridiques sont alors fournies par les recueils d’usages, facilitant ainsi la négociation générale : nul besoin d’hommes de loi pour régler les conditions d’un accord privé. Tout repose donc sur une confiance mutuelle quant à l’application dudit contrat, chacun devant équitablement en retirer un bénéfice. L’usage des rabais, imposés aux façonniers, semble donc du ressort exclusif des fabricants. Aucun mécanisme incitatif ou coercitif n’est stipulé dans ce type de contrat, ce qui laisse une large marge de manœuvre aux parties en présence, quant au règlement des litiges. Les frères Faidides, installés au Vernay (Nivolas ) tissent à façon pour la maison Ponson & Cie en 1880. Les partenaires ont d’abord discuté de vive voix, soit à Lyon, soit à Nivolas, de leur désir de collaborer. Puis, dans un second temps, une lettre de la maison Ponson est venue confirmée l’accord, de façon sommaire :
‘« Pour confirmer notre conversation, nous vous proposons de mettre à notre disposition un nombre de 25 métiers mécaniques Diederichs, Honegger et Faussemagne, pour tisser à façon des articles en écrus, trames schappes, coton ou laine. Nous prenons l’engagement d’occuper sans chômage ces 25 métiers jusqu’à fin septembre, avec faculté de proroger cet engagement pour les six mois suivants de préférence à tout autre fabricant. […].Quant aux prix de façon, nous vous donnerions les prix de façon courants. […] » 2015 .’Ce genre d’accords comporte des garanties notamment pour le façonnier en cas de chômage. En contrepartie, celui-ci doit réserver au fabricant un certain nombre de métiers, voire la totalité, avec des tarifs préétablis. Les fabricants paient les façons selon un calendrier très variable qui ne dépend pas de l’exécution des commandes. Le plus souvent, il verse à son façonnier une avance au début du travail, puis il lui adresse une somme chaque mois, mais avec un, deux ou le plus souvent trois mois de retard par rapport à la date de livraison des étoffes, c’est-à-dire lorsque le fabricant a reçu le règlement de la part de ses clients.
Ces quelques exemples illustrent les nouveaux rapports qui se créent entre le fabricant et le façonnier, fondés sur un engagement (quasi) exclusif de la part du façonnier. Une telle garantie paraît indispensable au façonnier lorsqu’il choisit de monter sa propre affaire : elle assure les premiers mois voire les premières années d’existence de son entreprise par un travail régulier. Autrement dit, les façonniers ne sont pas de vrais self made men, mais ils doivent leur ascension sociale aux bonnes grâces de leurs donneurs d’ordres lyonnais et des arrangements qu’ils concluent avec eux. Mais, ils n’appartiennent pas « corps et âme » à un fabricant de soieries 2016 . Une fois lancé, sa survie passe par la diversification de sa clientèle, afin d’accroître son autonomie vis-à-vis des fabricants et de le rendre moins dépendant du bon vouloir d’un seul donneur d’ordres. Reste à connaître quelles sont les bases de la confiance que s’accordent les deux parties. Le fait est qu’un certain nombre de façonniers ont exercé auparavant des fonctions d’encadrement ou de direction dans une entreprise, rassure sans doute les fabricants quant à leurs capacités techniques et leurs compétences intellectuelles, tandis que d’autres ont travaillé à Lyon comme tisseurs à proximité des fabricants eux-mêmes. Mais cela ne suffit sans doute pas.
Avec le déclin des accords d’exclusivité, les liens entre fabricants et façonniers se distendent ; auparavant un contrat les liait entre eux, avec une certaine relation de confiance et de proximité. Désormais, le fabricant recherche le façonnier le mieux disant en matière de prix de façon, de délai, ou de qualité. Tel ce façonnier, qui, pour faire tourner ses usines, n’hésite pas à proposer des tarifs inférieurs de 10 à 20% à ceux de ses confrères, au moyen d’une circulaire destinée aux fabricants, au plus fort de la crise du tissage dans les années 1880. Les autres façonnniers s’en inquiètent de peur que cette pratique ne déclenche une spirale dépressive sur le prix des façons et une concurrence effrénée entre eux 2017 . Le contrat à moyen ou à long terme n’est plus nécessaire. Les relations entre le fabricant et le façonnier s’insèrent donc dans un ensemble de codes supposés connus d’eux : usages commerciaux en vigueur à Lyon, pratiques sociales… Le produit est désormais au centre des rapports humains. L’accord verbal est conclu le plus souvent à Lyon, à l’occasion de la visite d’un façonnier, venu chercher des ordres, notamment en période de chômage lorsque son principal donneur d’ordres cesse de l’approvisionner en commissions 2018 . La promesse verbale fonde alors la relation entre les deux partenaires, ce que n’hésite pas à rappeler régulièrement le fabricant :
‘« Vous faites les promesses sans savoir si vous pourrez les tenir ou sans avoir l’intention de vous en occuper. Vous avez promis 3 métiers. Il n/ [nous] les faut. Nous ne voulons pas faire annuler les ordres » 2019 .’Ainsi, Louis Clément qui monte son affaire en 1874 dans l’ancien tissage de coton Perrégaux, tisse jusqu’en 1877 pour douze donneurs d’ordres lyonnais différents et un autre façonnier, Perrégaux & Diederichs 2020 . Son confrère Claude-Marie Chapuis, de La Tour-du-Pin , travaille pour six maisons en 1884 2021 . De même, un fabricant de soieries utilise les services de plusieurs façonniers : méfiant par nature, il préfère disperser ses commandes au cas où l’un d’entre eux ne parviendrait pas à lui retourner les pièces à temps et correctement tissées. Il peut également faire jouer la concurrence (ou l’émulation) entre eux. Doux, un fabricant de soieries, en état de faillite dans les années 1870, sollicite vingt-deux façonniers pour réaliser ses commissions. Son bilan révèle que chaque façonnier reçoit en moyenne pour 6.915 francs d’ordres. Dix d’entre eux sont établis en Bas-Dauphiné, dont Tournachon de Voiron , huit autres dans le Rhône, deux dans la Loire, un dans la Drôme et enfin un en Savoie 2022 .
D’ailleurs, les fabricants lyonnais ont l’habitude de traiter une partie de leurs affaires hors de leurs bureaux, dans le semis de ruelles du quartier de la Bourse, que ce soit avec des confrères, des marchands de soie ou des façonniers. Autrement dit, la pratique verbale des affaires semble largement répandue sur la place. Selon Labasse, « à Lyon, on traite en confiance » 2023 . La parole donnée n’est pas un vain mot. Elle peut être éventuellement confirmée par écrit (puis par téléphone à partir de la fin du siècle). Mais d’après le même auteur, les litiges sont rares, car les contrevenants à un accord risquent leur réputation commerciale.
De ces trop rares exemples, il ressort que l’exécution des contrats de tissage entre un façonnier et fabricant de soieries s’échelonne sur quelques années, entre cinq et dix ans, semble-t-il, mais rarement sur le long terme 2024 . Mais ce genre de contrat semble mieux en usage à partir des années 1870-1880, avec l’essor de la concurrence entre façonniers.
Voir l’exemple donné dans Echo-fabrique.ens-Ish.fr., L’Echo de la Fabrique, n°45, du 11 novembre 1833, entre un fabricant, Grillet-Trotton, et un chef d’atelier, Chapeau : le second accepte de faire travailler quatre métiers pour le premier qui lui garantit jusqu’à 2.000 francs de façons par métier. L’indemnité pour rupture s’élève à 200 francs.
ADI, 3E29133, Ouverture de crédit devant Me Margot (Voiron ), le 27 juillet 1868, 3E29135, Ouverture de crédit chez le même notaire le 23 septembre 1869, MICHAL-LADICHERE (A.), GIRAUD (F.) et ALLEMAND, 1866, p. 7.
Sur le succès des parapluies et l’essor des ventes, voir Les accessoires du temps. Ombrelles, parapluies, Palais Galliera, Musée de la Mode et du Costume, Paris, Paris-Musées, 1989.
ROJON (J.), 1996a, p. 37.
ADI, 3E20823, Obligation devant Me Damieux (Moirans ) le 3 mai 1877.
Lorsque toute la production (ou la quasi-totalité) est destinée à un seul donneur d’ordres.
BRANO (M.), 1876, pp. 90-91.
ADI, 3Q18/132, ACP du 7 décembre 1885 (inventaire après décès devant Me Reynaud, à Corbelin , le 28 novembre).
Rien ne stimule Diederichs à investir dans la modernisation régulière de son matériel. Il est libre de ne rien dépenser pour l’entretien des métiers à tisser pour réaliser des économies et accroître ses bénéfices. Voir LORENZ (E.), 1996 et CHEMLA (G.), 1997.
Théophile I Diederichs perçoit 5% des bénéfices de la maison L. Permezel & Cie, alors qu’il n’est pas associé à l’affaire. Nous supposons que cela provient des ventes de métiers à tisser que Permezel procure à Diederichs. Entre 1870 et 1876, Diederichs touche ainsi 70.627 francs.
HOUSSIAUX (J.), 1957. Cet auteur pensait que « la durée dépend uniquement de la bonne volonté de la grande firme ».
APJD, Lettres ms de Permezel à Théophile I Diederichs les 30 juin et 23 novembre 1883.
APJD, Conventions ms (brouillon) entre Léon Permezel et Théophile Diederichs père , sd [1872], note ms des sommes versées par Léon Permezel au 30 janvier 1873, relevé ms du compte courant d’Anna Diederichs chez L. Permezel & Cie, lettres ms de Léon Permezel adressées à Théophile Diederichs les 19 et 21 juin 1883, notes ms d’Adrien Diederichs , sd [1930-1950]. ROJON (J.), 1996a, pp. 40-41.
Guillaume Mignot, le père de Pierre, appartient en 1873 à la loge maçonnique de Voiron à laquelle participent aussi les Pochoy, père et fils, les principaux façonniers de la cité. Voir ADI, 97M1, Lettre ms du commissaire de police du 1er juillet 1873.
BAUDRY (B.), 2005, p. 44. Les enquêtes actuelles de l’INSEE confirment une certaine similarité avec la situation de Mignot : le premier donneur d’ordres représente 55% des ventes, tandis qu’une majorité de sous-traitants ont au maximum quatre clients. Plus du quart des sous-traitants réalise 90% de leur chiffre d’affaires avec un seul client.
LORENZ (E.), 1996.
KARPIK (L.), 1996.
Sur les contrats, voir WILLIAMSON (O. E.), 1994.
AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Registre de lettres, Lettre ms du 13 novembre 1867 d’Auguste Ferrier, homme de confiance d’Henry Brunet-Lecomte , adressée à Brunet-Lecomte, Devillaine & Cie.
AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Registre de lettres, Lettres ms du 27 octobre 1864, du 1er avril 1870, et du 1er août 1871, d’Auguste Ferrier, homme de confiance d’Henry Brunet-Lecomte , adressée à Brunet-Lecomte, Devillaine & Cie. En 1870, Brunet-Lecomte, Devillaine & Cie s’engage à faire travailler douze tables d’impression.
REGUDY (F.), 1996.
Entre le 1er mai 1868 et le 30 avril 1869, Henry Brunet-Lecomte réalise un chiffre d’affaires de 117.745 francs avec son frère René, contre 129.000 francs environ avec A.L. Trapadoux frères & Cie. Pour l’exercice 1870-1871, Henry Brunet-Lecomte réalise un chiffre d’affaires de 67.015 francs avec la maison lyonnaise de son frère (sans compter les escomptes et le montant des gravures), pour à peine 13.956 francs et 17.136 francs pour les exercices 1876-1877 et 1877-1878.
AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Registre de lettres, Lettres ms du 30 octobre 1867 et du 28 mars 1870 d’Auguste Ferrier, homme de confiance d’Henry Brunet-Lecomte , adressée à A.L. Trapadoux & Cie.
Fabricant de soieries, Jean-Baptiste Favrot , né à Miribel (Ain) le 12 janvier 1817, épouse en 1851 Joséphine Crozier , appartenant à une famille de soyeux. Favrot possède alors 100.000 francs dans son commerce, en argent ou en marchandises, matériel. Président du Conseil des Prud’hommes de Lyon, il est fait chevalier de la Légion d’Honneur. En 1881, ses deux fils sont promus au rang d’associés après le retrait de Jules Favrot. Leur société dispose alors d’un capital social de 120.000 francs. Jean-Baptiste Favrot décède à Lyon le 23 mars 1894 en laissant à ses quatre enfants une succession de 166.165 francs (dont seulement 64.871 francs pour son entreprise). Une de ses filles, Jeanne-Thérèse-Louise-Adeline a épousé le richissime fabricant Ennemond Richard. Son frère Christophe, dit Jules, décède le 24 juin 1888, à l’âge de 68 ans. Jules Favrot épouse en 1851 Emilie Delon , apparentée à une famille de fabricants de soieries et d’agent de change lyonnais. À cette date, la fortune de Jules Favrot est estimée à 27.000 francs. Sans enfants, il laisse à sa veuve une fortune évaluée à 97.603 francs.
Fabricant de soieries, Jean-Crescent -Emile Revol, comme tant de ses confrères, débute au poste de commis négociant lorsqu’il épouse en 1857 Anne-Julie Sandoz, la fille d’un important imprimeur suisse installé à Lyon depuis de nombreuses années, Ulysse Sandoz (le 11 septembre 1900 en laissant une succession évaluée à 1.801.391 francs lors de son partage). En 1863, Jules Perrin le prend comme associé pour fonder une nouvelle maison de soieries, sous la raison sociale Perrin & Revol-Sandoz . Grâce à sa propre réussite et à l’argent de son beau-père, il est en mesure de doter sa fille unique à hauteur de 140.000 francs lors de son mariage en 1881 avec Simonnet, un fabricant de passementerie. Peu de temps après, avec Perrin, il décide de faire entrer dans le capital de leur affaire Eugène Prud’hon, débauché chez leur principal concurrent, Jandin & Duval : le capital est alors de trois cent mille francs. Mais, en 1884, ce nouvel associé se retire pour se mettre seul à son compte et le capital est réduit d’un tiers. En 1887, la maison est liquidée. Revol décède à Lyon, à l’âge de 86 ans, le 13 mars 1914 en laissant une succession de 311.771 francs.
Chiffre d’affaires de Brunet-Lecomte avec Perrin & Revol-Sandoz entre le 1er juin 1873 et 31 mai 1875 (deux ans) : 154.628 francs, puis jusqu’au 31 août 1877 : 101.623 francs. Avec Jandin & Duval du 1er novembre 1874 au 31 juin 1875 (huit mois) : 48.689 francs.
AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Registre de lettres, Lettre ms d’Auguste Ferrier du 29 janvier 1879.
ADI, 7U1015, Tribunal civil de Saint-Marcellin , Inventaire ms de la faillite Hébrard -Pinet le 1er juin 1876.
Par exemple le recueil de 1872 : Usages du Conseil de Prud’hommes de la ville de Lyon pour les industries de la soierie, Lyon, Imprimerie A. Bonnaviat, 1872.
APJM, Lettre ms de la maison Ponson & Cie adressée à Faidides le 20 mars 1880.
Voir l’analyse suggestive de KETTERING (S.), 1986, p. 44.
Le Moniteur du Tissage mécanique des Soieries, n°22, du 15 avril 1887.
BEAUQUIS (A.), 1910.
APRP, Lettre ms de la Maison Besson père & fils adressée à Paillet & Cie, le 23 novembre 1907.
ADI, 5U1194, Tribunal civil de Bourgoin , Inventaire ms du 22 décembre 1877. Ces donneurs d’ordres sont : Chevillard , Villion & Cie, A. L. Trapadoux & Cie, Perrin & Revol-Sandoz , Ogier aîné & Voron, Rolland, Diot & Cie, …
ADI, 5U1192, Tribunal civil de Bourgoin , Reddition de compte de la faillite Chapuis le 15 janvier 1886. Les six donneurs d’ordres sont : Guivet & Laroche, Charvet, Trapadoux , Landru, Girard, Flandrin.
CAYEZ (P.), 1980, p. 62.
LABASSE (J.), 1955, p. 214.
Dans une étude sur l’industrie de la construction contemporaine, ECCLES (R.), 1981, insiste au contraire sur l’importance de la durée dans les relations entre les donneurs d’ordres et leurs sous-traitants.