Chaque façonnier doit être en mesure de satisfaire les fabricants et les goûts de la mode. Autrement dit, il doit régulièrement adapter son outil de production aux commandes qui lui sont passées. Il en résulte des coûts de montage et de démontage pour lui, d’autant que chaque métier doit être réglé en fonction de la nature des articles à tisser. Pour satisfaire toutes les commissions, certains façonniers peuvent multiplier les modèles de métiers à tisser.
Dans les faits, les façonniers du Bas-Dauphiné organisent des ateliers pour divers types d’étoffes. Dans les années 1880, les façonniers du Bas-Dauphiné fabriquent essentiellement des étoffes peu coûteuses comme les satins, mais quelques-uns se sont lancés dans le tissage des façonnés, jadis réservés aux canuts lyonnais. Le façonnier doit être en mesure de fabriquer une large gamme de produits. Louis Clément , à Jallieu , en 1877, possède vingt-quatre métiers à tisser avec des mécaniques Jacquard, trente-quatre métiers pour armures, et dix-huit métiers pour les façonnés, sans doute sans mécanique 2025 . En 1885, Favier, à Voiron , dans son usine du quartier des Prairies, met à disposition de ses clients cinquante-quatre métiers à tisser les façonnés avec leurs mécaniques Jacquard, cent soixante-douze métiers pour le satin et cinquante-sept métiers pour le velours 2026 . La situation est assez proche chez son voisin et confrère, la société Douron & Moyroud : dans son usine de la Plotière (Voiron), Aimé-Joseph Douron a monté cent treize métiers à tisser pour des étoffes façonnées et cinquante-trois pour des soieries unies 2027 . Au milieu des années 1880, les principaux façonniers du Bas-Dauphiné tissent au moins deux genres de soieries différentes, pour mieux répondre à la demande et pour pouvoir prendre le plus d’ordres possibles. Une minorité seulement se limite à une seule variété de soieries.
Habituellement, les façonniers du Bas-Dauphiné se spécialisent surtout dans les soieries de qualité moyenne et de demi-luxe, destinées à une clientèle plus démocratique que les riches façonnés. Dans les années 1880, les tissages mécaniques fabriquent tous des satins, un genre de soieries alors très en vogue, et de qualité moyenne. Mais devant la forte concurrence qui existe entre eux, les façonniers doivent monter des métiers à tisser dans d’autres genres d’étoffes pour ne pas les laisser inactifs. On peut estimer que la moitié, voire les deux tiers des fabriques de tissage à façon du Bas-Dauphiné, travaille sur deux genres de soieries différentes.
Tissage | Lieu | Spécialités |
Couturier | Charavines | Satins grèges, failles |
Bruny | Saint-Blaise-du-Buis | Satins cuits, Pékins unis, failles, foulards… |
Guinet & Faure | Apprieu | Satins cuits, façonnés |
Combe | Renage | Satins grèges |
Baratin | Tullins | Satins grèges |
Picotin | ? | Satins grèges, Pékins |
Constantin de Chanay | Saint-Nicolas-de-Macherin | Satins grèges unis, crêpes de Chine |
Brun | Coublevie | Satins cuits |
Favier | Voiron | Satins grèges, satins cuits unis, façonnés, foulards, gazes |
Colin | Voiron | Satins cuits unis |
Perriot | Voiron | Satins grèges |
Poncet | Voiron | Satins unis, façonnés, velours, peluches |
Pochoy | Voiron | Satins unis, façonnés, armures… |
Tivollier & Denantes | Coublevie et Voiron | Satins, armures, façonnés, velours unis |
Séraphin Martin | Moirans | Satins unis, façonnés, foulards |
Bouvard | Moirans | Satins cuits, satins écrus, façonnés, soieries unies |
Michal-Ladichère | Saint-Geoire | Satins et armure teints en pièces, crêpe de Chine |
Duc | Saint-Geoire | Satins et armures teints en pièces |
Mignot | Saint-Bueil | Satins grèges |
Veyre | Saint-Bueil | Foulards |
Vittoz | Saint-Albin-de-Vaulserre | Satins grèges unis, foulards |
Source : DUPRAT (B.), 1982, p. 42.
Un bon façonnier doit être capable de suivre les évolutions de la demande et donc s’adapter. Ainsi, en 1895, la fabrication de mousseline représente seulement cinq millions de francs de ventes aux fabricants, contre quarante-cinq en 1899 et cent cinq en 1907. En quelques années, les façonniers ont dû modifier leurs métiers à tisser les satins au profit des mousselines. Mais dès 1908, les fabricants de soieries réduisent drastiquement les commissions en mousseline. De même, pour les velours de basse qualité, la Fabrique lyonnaise en produit pour sept millions de francs en 1891 et pour trente-trois millions en 1906. Les variations d’une saison sur l’autre sont souvent considérables : entre 1907 et 1908, la production de tissus légers augmente de trente millions de francs (+37%) et celle de satins de quinze millions (+60%), tandis que celle de mousseline baisse de vingt-cinq millions (-23%), celle de velours de soie pure diminue de dix millions (-30%) et celle de taffetas couleur de seize millions (-57%). Cela suppose de sa part une capacité d’anticipation 2028 . Ainsi, lorsque Félix Baratin fonde son tissage à Tullins en 1853, il est l’un des premiers à se spécialiser dans le tissage des teints en fils, tramés et coton, avant de se reconvertir dans les années 1880 dans le tissage des écrus, des satins, des doublures et des teints en pièces, tramés en fils de schappes et de coton. Ses fils, Aimé et Charles, ses successeurs à la tête de l’entreprise familiale après son décès en 1884, font le pari de tisser de la mousseline de soie, très en vogue au tournant du siècle 2029 . À chaque fois, il faut transformer le matériel de l’usine. Non loin de là, à Vinay , chez les Moyroud, on poursuit la même stratégie industrielle. Jusqu’en 1892, la veuve de Joseph Moyroud et son fils, Hippolyte, fabriquent des velours, des satins et des étoffes façonnées de bonne facture. Mais, devant les pressions du marché et de la concurrence de ses confrères façonniers, Hippolyte Moyroud décide de se lancer dans le tissage des soies légères et des mousselines 2030 . Les façonniers sont donc appréciés pour la souplesse de leurs installations et leur capacité à s’adapter le plus rapidement possible :
‘« Veuillez arrêter ces deux métiers de suite et les remplacer immédiatement par le 2e métier métis et le métier de Batavia. Nous avions dit pour la Vénitienne de couper à 50 m. ; mais après réflexion, il faut couper aussi de suite. Vous laisserez ces deux montages de côté jusqu’à nouvel ordre. Sur les deux métiers de métis, veuillez nous envoyer au plus tôt 60 m. sur chaque et les activer à outrance, car nous sommes maintenant dans un grand embarras pour contenter nos clients » 2031 .’Dans la relation qui se noue entre le fabricant et le tisseur à façon, le second doit suivre impérativement les instructions contenues dans la note de disposition et qui mentionnent les caractéristiques techniques de la pièce à fabriquer (sa largeur, la matière, le nombre de coups…). Le façonnier doit donc adapter son matériel à la demande du fabricant de soieries. Il n’a pas à négocier sur le produit, mais éventuellement sur le tarif et les rabais. Au contraire, l’imprimeur sur étoffes dispose d’une réelle liberté d’interprétation du dessin qui lui est confié : en raison des contraintes techniques, il peut légèrement modifier les couleurs et les motifs, mais avec raison afin de ne pas dénaturer le dessin.
D’une part, cette souplesse est voulue et recherchée par les fabricants qui recherchent des tisseurs à façon capables d’exécuter immédiatement et rapidement n’importe quel genre de soieries. D’autre part, elle est indispensable pour assurer la survie d’un façonnier dont on attend une capacité élevée d’adaptation aux commissions, à la conjoncture et à la mode. Comme à Philadelphie, le tissage à façon du Bas-Dauphiné tire sa force de sa capacité d’adaptation et de la diversité de ses productions 2032 .
ADI, 5U1194, Tribunal civil de Bourgoin , Inventaire ms du 22 décembre 1877.
ADI, 6U740, Tribunal civil de Grenoble, Expropriation et cahier des charges du 26 décembre 1885.
ADI, 6U745, Tribunal civil de Grenoble, Description de l’usine par Me Rivail le 10 juin 1886.
BEAUQUIS (A.), 1910, pp. 261, 438-439.
Dictionnaire biographique départemental de l’Isère, dictionnaire biographique et album, Paris, Librairie E. Flammarion, 1907, pp. 81-82.
Dictionnaire biographique départemental de l’Isère, dictionnaire biographique et album, Paris, Librairie E. Flammarion, 1907, pp. 716-717.
APRP, Lettre ms de la maison Micolon frères à Paillet & Cie, le 24 mai 1909.
SCRANTON (P.), 1983 cité par VERLEY (P.), 1994, p. 42.