Le façonnier commanditaire.

Les façonniers, soutenus initialement par des fabricants de soieries, en sont venus à financer leurs commanditaires, en leur accordant des délais de paiement particulièrement généreux. Parfois, le fabricant de soieries verse des avances à son façonnier, surtout lorsque celui-ci débute, mais rapidement la situation s’inverse.

La maison Algoud & Cie, propriétaire d’un tissage au Grand-Lemps , ne paie ses factures à Paillet, son façonnier, qu’à quatre-vingt-dix jours, soit un crédit gratuit consenti par Paillet 2045 . Le plus souvent, le fabricant de soieries procède à un « jeu » d’écritures comptables : lorsque le façonnier lui retourne les étoffes tissées, le fabricant prend soin de les vérifier, puis il leur applique le tarif prévu tout en déduisant le montant des déchets et des rabais pour malfaçons qu’il reporte sur ses registres de comptabilité. Occasionnellement ou mensuellement, un fabricant comme Doux adresse à Tournachon , son façonnier voironnais, des

‘« sommes rondes de 4, 5 ou 6.000 francs. Tantôt il était en avance, tantôt il était en retard selon l’état de sa caisse ou les besoins journaliers de M. Tournachon . Le plus souvent il acceptait, à des échéances de deux ou trois mois, des traites négociés par M. Tournachon, de manière à permettre à ce dernier de trouver les avances nécessaires, tout en ne le payant effectivement lui-même qu’après les façons faites et reconnues » 2046 .’

À la fin de l’année 1867, la maison lyonnaise Brosset-Heckel & Cie doit 58.472 francs à son filateur et moulinier, Cuchet , de Chatte , soit une somme importante pour lui, dont il attend avec impatience le paiement. Le même Cuchet dispose en même temps d’un compte courant chez son donneur d’ordres lyonnais, le marchand de soie Louis Feroldi & Cie, créditeur de 40.600 francs, soit au 31 décembre 1867. Ces deux maisons lyonnaises accumulent chez Cuchet un découvert total de près de 100.000 francs à la fin de l’année 1867. Au 31 décembre 1870, son compte et celui de Crozel, son gendre, chez L. Feroldi & Cie, sont créditeurs de plus de 85.000 francs, autant de capitaux inutilisés pour la modernisation de leurs ateliers. En 1873, Crozel qui a succédé à son beau-père, propose à la maison Desgeorges frères & Cie d’acquérir pour 70.000 francs la filature et le moulinage de soie que Romain de Prandière possède à Chatte, et que Crozel exploite avec sa propre fabrique. Crozel propose un montage financier à Desgeorges frères & Cie : cette maison lyonnaise ferait l’acquisition de l’établissement, avec des paiements échelonnés après un premier versement de 10 ou 15.000 francs et en retour Crozel s’engage à placer immédiatement 80.000 francs en compte courant chez elle 2047 . En 1884, la société Crozier frères, propriétaire d’un tissage à Tignieu , dispose de plus d’un demi million de francs en comptes courants, en plus des 300.000 francs de capital social 2048 .

Les fabricants lyonnais et les marchands de soie ayant besoin de capitaux toujours plus importants, poussent leurs façonniers tisseurs et filateurs à laisser des fonds dans leurs affaires. Les façonniers recherchent l’appui d’un fabricant susceptible de garantir un travail régulier et constant à leur usine. En retour, les fabricants leur font chèrement payer ce privilège en obtenant d’eux le versement de substantiels capitaux en compte courant dans leur maison et en obtenant aussi des délais de paiement très avantageux. Anna Diederichs, la fille de Théophile, possède chez l’associé de son père, le fabricant Léon Permezel , un compte courant qui s’élève à plus de 125.000 francs en 1888 2049 . Sans faire appel aux banques et aux circuits traditionnels de crédit, les milieux d’affaires de la Fabrique parviennent à se financer à bon compte.

Dans les moments les plus difficiles, l’usinier à façon peut solliciter les fabricants avec lesquels il entretient les meilleures relations. Celui-ci peut alors lui offrir une assistance financière 2050 . Ainsi, durant l’été 1870, avec la déclaration de guerre à la Prusse, les affaires s’arrêtent, notamment pour la fabrication des produits de luxe. Henry Brunet-Lecomte , pour éviter de perdre ses ouvriers au chômage et pour couvrir toutes les factures dont il est redevable, demande à ses deux principaux clients, Trapadoux frères & Cie et Brunet-Lecomte, Devillaine & Cie de pouvoir fournir sur leurs noms les factures de ses fournisseurs, offrant ainsi une garantie supplémentaire à ses banquiers lyonnais, Aynard & Rüffer 2051 .

Notes
2045.

APRP, Lettre ms de la maison Algoud & Cie du 10 octobre 1910. Voir AMIOT (M.), 1991, p. 71.

2046.

Mémoire pour M. Doux, négociant à Lyon et M. Rolland… , sd [1877-1879], pp. 5-6.

2047.

APAG, Registre de copie de lettre, Lettres ms adressée à Louis Feroldi & Cie le 23 décembre 1867, le 5 janvier 1868, le 5 janvier 1871, et à Desgeorges frères & Cie le 30 novembre 1873.

2048.

ACL, Fiches de compte, Relevé ms de la maison Crozier frères.

2049.

ACBJ, Fonds Diederichs, Dossier Permezel , Relevé de compte en 1888, APAG, Registre de copies de lettres, Lettres ms de Crozel à L. Feroldi & Cie le 23 décembre 1867 et à Desgeorges frères & Cie le 30 novembre 1873.

2050.

HOUSSIAUX (J.), 1957.

2051.

AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Registre de lettres, Lettres ms d’Auguste Ferrier, homme de confiance d’Henry Brunet-Lecomte , du 30 juillet 1870 adressée à Brunet-Lecomte, Devillaine & Cie, et du 3 août suivant adressée à A.L. Trapadoux & Cie.