L’asymétrie d’informations.

Aux trois critères de dépendance dégagés par Bernard Baudry, il convient d’en ajouter un quatrième, l’asymétrie d’informations qui existe entre le donneur d’ordres et ses sous-traitants, en faveur des premiers.

Le courrier entre Paris et Lyon, en 1814, met environ soixante-huit heures pour parcourir la distance. À la fin de la Monarchie de Juillet, il ne faut plus que trente-quatre heures de trajet par la malle-poste, soit trois jours de retard, pour que les journaux parisiens soient livrés à Lyon, bien avant donc qu’ils n’arrivent à Bourgoin et Voiron , villes desservies depuis Grenoble. Certes, l’arrivée du chemin de fer réduit encore les délais d’acheminement à partir du Second Empire. Vers 1870, la liaison Paris-Lyon se fait en une quinzaine d’heures environ, contre encore plus d’une journée par la malle-poste et trois jours avec une diligence des messageries directes 2055 . Les journaux lyonnais utilisent probablement les services de correspondants de presse à Paris, comme Havas, la plupart sis dans le quartier de la Bourse ou de la Poste, à Paris : ceux-ci leur expédient des dépêches contenant les informations sur les débats parlementaires, la vie politique, les cours de la bourse parisienne, les relations internationales… avec quelques heures d’avance sur les journaux parisiens envoyés en province. Le Salut Public, quotidien libéral lyonnais, reçoit ses informations de la Correspondance Saint-Chéron de Paris et de l’agence Havas. À la fin de l’année 1879, alors que la spéculation sur les soies bat son plein, la Chambre de Commerce obtient l’installation d’un bureau télégraphique, dans le local des Assurances Maritimes, à l’angle des rues de la République et du Garet, au cœur du quartier des affaires 2056 . Désormais, les fabricants de soieries ont accès à des informations lointaines en quelques instants 2057 . En obtenant l’installation du télégraphe près de leurs bureaux, fabricants et marchands de soie prennent le contrôle de l’information 2058 . Les fabricants de soieries lisent attentivement les deux principales feuilles spécialisées publiées à Lyon, Le Moniteur des Soies et Le Bulletin des Soies et des Soieries, proches de la Chambre de Commerce. Les membres de l’Association de la Fabrique Lyonnaise peuvent consulter dans ses locaux plus d’une vingtaine de publications 2059 . Ces journaux professionnels fournissent à leurs lecteurs des informations sur les cours des soies, sur les marchés de ventes, sur les brevets, sur les nouvelles sociétés, sur les places rivales 2060

La multiplication des journaux lyonnais dans le seconde moitié du XIXe siècle augmente les sources d’informations pour les milieux d’affaires : Le Progrès paraît à partir de 1859, suivi par Lyon Républicain en 1878, puis par Le Nouvelliste de Lyon un an plus tard et par L’Express de Lyon en 1883. Le Petit Lyonnais, fondé en 1871, est le premier quotidien lyonnais à se faire télégraphier tous les soirs les principaux faits de la journée par un correspondant parisien, entraînant dans son sillon ses rivaux au début de la décennie suivante. Rapidement, on assiste à l’explosion des tirages des journaux lyonnais. Cette quête d’informations a pour but de limiter les effets des rumeurs ou alors de se livrer à quelques manipulations financières 2061 . Les fabricants de soieries exercent une influence sur la presse écrite lyonnaise. Ainsi, Paul Giraud , dont les frères dirigent la maison Alexandre Giraud & Cie, siège au conseil d’administration du quotidien populaire et catholique, Le Nouvelliste de Lyon, dont il est d’ailleurs l’un des fondateurs en 1878-1879, avec Joseph Rambaud 2062 et des anciens élèves du collège catholique de Mongré. Installé au numéro 37 de la place Bellecour, ce journal tire dès 1882 à trente ou quarante mille exemplaires et dépasse les soixante-dix mille exemplaires en 1901. Son aire de diffusion s’étend sur tout le Sud-est du pays, c’est-à-dire sur l’aire d’influence de la Fabrique : en Isère, il est distribué en 1886 dans soixante-quatre communes, et dans plus de deux cents à la veille de la Grande Guerre, grâce à son prix attractif de cinq centimes. Dans ce département, entre 1879 et 1889, sa diffusion quadruple, notamment après l’échec des autres feuilles conservatrices comme Le Courrier de l’Isère ou L’Impartial dauphinois au milieu des années 1880. En 1885, le Comité conservateur de l’Isère s’assure même les services de ce journal 2063 .

Au contraire, négociants en toiles ou façonniers en soieries doivent se contenter d’une information délivrée avec davantage de retard, parfois tronquée ou déformée. C’est probablement le cas lorsqu’ils rencontrent leurs donneurs d’ordres lyonnais qui, consciemment ou inconsciemment, leur divulguent des informations modifiées, réinterprétées par leurs soins, à moins qu’ils ne soient eux-mêmes propagateurs de fausses nouvelles pour défendre leurs intérêts 2064 , puisque Lyon, au milieu du siècle, « fait fonction de pôle secondaire de diffusion de la nouvelle [d’un attentat contre Napoléon III] dans le Sud-est de la France ». C’est ici que s’activent commis et façonniers venus chercher des ordres avant de repartir en Bas-Dauphiné où ils peuvent propager de fausses nouvelles 2065 .

La proximité des bureaux des fabricants avec le Palais de la Bourse a déjà contribué à leur assurer un flux régulier d’informations, puisque derrière ses murs, fabricants et marchands de soie peuvent lire les notes économiques et politiques affichées par les soins de la Chambre de Commerce, du Tribunal de Commerce ou des banques 2066 . Outre les moyens d’information traditionnels, les fabricants lyonnais ont à leur disposition d’autres sources promptes à les renseigner sur les marchés et la concurrence, éléments auxquels n’ont pas accès les façonniers du Bas-Dauphiné. La Chambre de Commerce de Lyon, dominée et contrôlée par les fabricants de soieries, met en place divers services susceptibles d’améliorer leurs connaissances des marchés. Depuis une délibération de 1826, les revenus tirés de la Conditions des Soies sont intégralement versés à des institutions chargées d’assurer le développement de la Fabrique de soieries au détriment des autres activités lyonnaises. Les services de la Chambre se lancent donc dans la collecte d’informations pour soutenir les efforts de soyeux : dès les années 1830, ils rassemblent une collection d’échantillons en provenance de Fabriques rivales, qu’ils mettent à disposition des fabricants lyonnais, le plus souvent à la vente. Puis, dans les années 1850, la Chambre modifie sa stratégie pour acquérir de vastes collections d’échantillons auprès des fabricants eux-mêmes afin de « constituer des archives riches et toujours ouvertes », grâce à l’aide des consuls français et des saisies douanières. En outre, le délégué permanent de la Chambre de Commerce à Paris se charge des acquisitions d’échantillons lors des grandes expositions. Le Conseil des Prud’hommes de Lyon possède lui aussi des collections d’échantillons, de dessins, des plans de machines… Allant plus loin, la Chambre organise même à Lyon des expositions de soieries étrangères, à l’imitation d’Arlès-Dufour, d’abord en 1834 puis en 1846, mais cette dernière initiative ne rencontre qu’un faible écho dans la profession, les fabricants se sentant alors en position de supériorité. Tout au long du siècle, les membres de la Chambre sont appelés aussi à rédiger des rapports sur l’état de leur industrie dans le monde, avec quantité de statistiques à l’appui : Arlès-Dufour en lance l’usage, suivi par Natalis Rondot, Joseph Guinet , Léon Permezel … Depuis 1851, l’institution consulaire envoie des délégués ouvriers à chaque exposition universelle, mais il faut attendre 1878 pour que ceux-ci rédigent des rapports sur leur séjour. Enfin, elle organise régulièrement des voyages d’affaires et des missions à l’étranger. Toujours dans un souci d’instruire les populations industrieuses de la cité, la Chambre de Commerce fonde en 1856 un Musée d’Art et d’Industrie, ouvert huit ans plus tard, dans le Palais du Commerce, comportant des collections de dessins et d’étoffes, mais aussi des modèles de métiers à tisser et une bibliothèque qui rassemble des ouvrages traitant de l’industrie (dix mille volumes vers 1880), bien avant la création en 1894 du Musée Commercial de Philadelphie et de son fichier d’informations afin d’aider les entreprises américaines exportatrices. Plusieurs personnalités lyonnaises ont contribué à agrandir les collections du Musée, tel Edouard Aynard 2067 .

Les milieux d’affaires lyonnais ont aussi accès à la bibliothèque publique de Lyon, à des bibliothèques confessionnelles et paroissiales, à la Société de Lecture, fondée en 1862 et à trente-quatre cabinets de lecture, souvent abonnés à des journaux et à des revues. La société de Lecture attire grâce à ses quinze mille volumes de nombreux fabricants, avocats…

Leur connaissance des marchés, tant d’approvisionnement que de vente, et de la concurrence progresse avec la fondation de la Société d’Economie Politique en 1866 où des débats d’ordre économique, politique et social sont régulièrement organisés avec des orateurs comme Aynard ou Permezel . En 1873, une Société de Géographie est fondée à Lyon, avec des objectifs tant scientifiques que politiques (comme la colonisation) ou économiques par les élites lyonnaises 2068 .

Pour réagir le plus rapidement possible devant les imprévus, c’est-à-dire l’actualité quotidienne (intempéries, guerres, krach boursiers…), les patrons sont tenus de s’informer régulièrement dans des domaines très variés. Cela passe tout d’abord par la lecture d’au moins un quotidien, lecture d’autant plus indispensable que les nouvelles se propagent plus lentement en milieu rural et se transforment souvent en rumeur qu’il n’est pas toujours aisé de vérifier. De ce point de vue, la presse écrite, soumise à la menace d’une plainte en justice pour propagation de fausses nouvelles, offre une certaine garantie à ses lecteurs quant à la véracité de ses articles. Chez les Brunet-Lecomte, il semble que la lecture de la presse occupe une place essentielle dans l’organisation de la journée avec des abonnements souscrits, dans les années 1860 et 1870, au très libéral Journal de Lyon, fondé à l’initiative du non moins très influent banquier et député Edouard Aynard , au Salut public, une autre publication lyonnaise également d’inspiration libérale, au très parisien Figaro. Ce dernier leur permet de se tenir au courant de la vie mondaine et intellectuelle dans la capitale où se font et se défont les modes vestimentaires. Pour le bon fonctionnement de leur entreprise, Henry puis son fils Michel, reçoivent également des publications officielles, tels que le Moniteur universel, devenu le Journal officiel 2069 , ou des publications professionnelles et techniques, comme le Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse, le Moniteur scientifique, l’Union industrielle ou encore L’industriel alsacien. Samuel Debar subit lui aussi les influences de cette dernière revue à laquelle il est abonné. Ces diverses revues leur permettent de suivre au mieux les transformations techniques, les derniers brevets publiés, les expériences industrielles tentées par des patrons pour réaliser des améliorations, tout en réduisant, mais sans les supprimer totalement, les visites d’entreprises dans d’autres centres industriels que chaque entrepreneur de haut niveau s’impose pour s’affranchir des routines locales. Ces déplacements constituent un autre moyen d’informations de l’état de la concurrence, mais cela exige trop de temps. Ainsi pendant l’été 1864, Henry Brunet-Lecomte , accompagné de l’un des commis de son frère fabricant, se rend à Mulhouse pour rencontrer divers manufacturiers et fournisseurs dont J.M. Sumner & Cie, un fabricant de rouleaux et pour visiter l’incontournable manufacture Dolfus, Mieg & Cie. De même, à l’occasion de l’Exposition Universelle, en 1867, il se rend en personne à Paris faire le tour des galeries et présenter quelques unes de ses productions. Les filateurs de soie, comme Cuchet à Chatte , préfèrent lire le Moniteur des Soies, ou le Salut public, deux publications lyonnaises : le premier contient la cote officielle du prix des soies, ainsi que diverses informations pratiques en matière juridique, économique… Chez les Mignot, à Saint-Bueil , on lit pendant quelques mois le principal quotidien lyonnais, Le Progrès, avant de lui préférer définitivement Le Petit Dauphinois, édité à Grenoble, et La Chronique illustrée. Joseph Mignot s’abonne au début du XXe siècle à L’Illustration, revue d’informations générales et culturelles, où sont notamment publiés les récits des principaux événements mondains et le compte-rendu des défilés de mode 2070 . Cyrille Cottin , un fabricant lyonnais de soieries reçoit Le Courrier de Lyon, Le Nouvelliste, Le Journal de l’Ain, La Croix et Le Correspondant 2071 .

La Chambre Consultative des Arts et Manufactures de Voiron met à la disposition de ses membres, jusqu’en 1888, une bibliothèque rassemblant de la documentation industrielle. Cependant, devant sa faible fréquentation, Ronjat, son président, décide de la céder à la nouvelle Ecole Nationale Professionnelle de Voiron, avec l’espoir que les élèves et les enseignants la consultent avec plus d’assiduité. L’objectif clairement affiché est de favoriser par ce moyen la diffusion du savoir technique et des inventions 2072 .

Notes
2055.

STUDENY (C.), 1995, p. 244 et FEYEL (G.), 1987.

2056.

Bulletin des Soies et des Soieries, n°129, du 20 septembre 1879. Déjà, depuis le début des années 1870, les marchands de soie ont pris l’habitude d’utiliser le télégraphe pour s’entretenir avec leurs correspondants. En 1851, le réseau télégraphique français s’étendait sur 10.000 Km, contre 41.000 en 1870 et plus de 80.000 en 1881. Voir LEON (P.), « L’épanouissement d’un marché national », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993b, p. 298. Les industriels du coton de Manchester sont connectés aux grands réseaux de communication plus précocement, vers 1870 pour le télégraphe, vers 1880 pour le téléphone d’après FARNIE (D.A.), 1979 [compte-rendu par CHASSAGNE (S.), AESC, 2, 1981, pp. 323-327].

2057.

Voir CHANDLER (A. D.), 1988, p. 221.

2058.

Voir à ce sujet, NALBACH (A.), 2003.

2059.

Rapport annuel de l’Association de la Fabrique Lyonnaise, année 1886, Lyon, imp. Stork, 1887, et années suivantes. Des publications sur le textile : Bulletin des Soies et des Soieries, Le Moniteur des Soies, Le Moniteur du Tissage mécanique, American Silk Journal. Des publications officielles, juridiques : Le Journal des Débats, Le Journal Officiel, Le Moniteur judiciaire de Lyon, Les Avis du Ministère du Commerce, Les Annales du Commerce extérieur, Recueil des Arrêts du Conseil d’Etat, Le Journal de droit international privé, Bulletin de Jurisprudence usuelle, Feuille officielle suisse du Commerce. Des publications économiques : L’Economiste français, La Revue économiste et financière, Le Travail national, Les Archives commerciales de France, La Propriété industrielle, La Revue des Arts décoratifs, Le Bulletin de la Chambre de Commerce française de Milan, Journal commercial et maritime de la Société pour la Défense du Commerce de Marseille, Bulletin mensuel de la Chambre syndicale des Fabricants de Tulles de Calais, Le Travailleur du Sud-Est, Le Moniteur des Syndicats ouvriers, The Warehousemen and Drapers’ Trade Journal.

2060.

FEDERICO (G.), 1994, pp. 432-434.

2061.

DELPECH (F.), 1971, ALBERT (P.), FEYEL (G.) et PICARD (J.-F.), sd, pp. 97-118 et 229, PLOUX (F.), 2003, pp. 21-26, STUDENY (C.), 1995, p. 183.

2062.

Rambaud est également administrateur des Mines de Roche-la-Molière et de la Compagnie des Mines de Terrenoire, La Voulte & Bessèges.

2063.

VAUCELLES (L. de), 1971, pp. 30-33, 62, 68-70.

2064.

Voir CROZIER (M.) et FRIEDBERG (E.), 1977, p. 124.

2065.

PLOUX (F.), 2003, p. 197.

2066.

LEMERCIER (C.), 2006.

2067.

ARIZZOLI-CLEMENTEL (P.), 1990, pp. 7-15, SORIA (A.), 2006, MARIN (S.), 2006 et FONTAINES (G.), 2003, pp. 198-199. Sur Edouard Aynard , voir GENESTE (S.), 1998.

2068.

FONTAINES (G.), 2003, pp. 104-105.

2069.

À la même époque Henry Brunet-Lecomte exerce les fonctions de maire de Jallieu , ce qui explique peut-être la présence de cette publication.

2070.

APM, Registres de comptabilité de la société Mignot.

2071.

PELLISSIER (C.), 1996b, pp. 176-177.

2072.

ACV, 2F11, Lettre ms de Roméo Ronjat adressée au maire de Voiron le 3 mars 1888.