Vérifier les comptes.

Pour une grande partie du XIXe siècle, nous ignorons les pratiques comptables en vigueur chez les façonniers ; sans doute est-elle sommaire, mais cela doit leur suffire. En outre, ce sont davantage des techniciens que des gestionnaires. Pourtant, de l’avis même des professionnels, trois faillis sur cinq n’ont pas les compétences nécessaires pour dresser leurs inventaires 2075 . Les fabricants maintiennent l’usage du livre d’acquit avec leurs façonniers ruraux, rendu obligatoire par le Conseil de prud’hommes de Lyon.

Chez les fabricants-usiniers, une correspondance régulière entre la fabrique et le siège social existe de façon précoce : ainsi, en 1842, Joseph I Guinet, directeur de la fabrique Flandin , à Voiron , fournit à sa commanditaire lyonnaise des états mensuels de la production. Quant aux pièces comptables, nous n’en connaissons que partiellement la nature : un cahier contenant le compte des employés, un brouillard où figure notamment la paie des employés, un livre de caisse, un livre journal et un grand livre. Il est fait état également d’autres registres, dont un livre de paie des ouvriers, divers registres « relatifs aux négociants qui faisaient façonner par la fabrique ». En revanche, les pratiques comptables quotidiennes échappent à toute rationalité économique ou industrielle, puisque diverses anomalies sont relevées, comme l’absence d’équilibre dans les comptes, l’absence de rentrées d’argent dans les caisses des fabriques… On y pratique un amortissement régulier, mais modeste (2.000 francs par an), des machines 2076 .

La comptabilité est souvent réduite au strict minimum. Plus une entreprise est petite, plus ses pièces comptables sont médiocres. Hébrard et son associée, la veuve Pinet, gèrent ensemble deux établissements (filature et moulinage), l’un à Cognin et l’autre à Têche-et-Beaulieu, dans l’arrondissement de Saint-Marcellin . Au moment de leur faillite, en 1876, le premier n’a pas de comptabilité particulière, à l’exception d’un « livre servant à inscrire le travail et les journées ou absences des ouvriers et ouvrières », mais conservé dans l’autre fabrique. Toutes les écritures sont tenues à Têche-et-Beaulieu. Les deux associés tiennent, tout d’abord, un livre de caisse portant les recettes et les dépenses, puis, un livre de magasin enregistrant les entrées et les sorties de marchandises et un livre constatant les envois de marchandises. Comme à Cognin, l’établissement de Têche-et-Beaulieu dispose lui aussi d’un registre de personnel. Enfin, pour leur correspondance, Hébrard et sa partenaire utilisent un registre de copie de lettres 2077 . Chez Gleyzal , un moulinier installé à Auberives-en-Royans, on retrouve les mêmes pièces comptables : un livre de caisse, un livre de dépenses, un registre de paies et un autre pour la correspondance 2078 . Ces documents, rappelant l’ancienne comptabilité des négociants, ne conviennent pas forcément à une affaire industrielle : les deux associés ne dressent aucun bilan, et n’effectuent probablement aucun amortissement.

Chez les frères Monnet de La Bâtie-Montgascon , au milieu des années 1880, la tenue de la comptabilité s’effectue seulement sur deux registres, le « livre de caisse » (ou de main-courante) où sont portées les entrées et les sorties de fonds quotidiennes, et le « registre par doit et avoir » (livre-journal), où l’on inscrit notamment ce qui est dû par les fabricants. En revanche, il ne semble y avoir de registres particuliers ni pour la correspondance, ni pour les bilans annuels (grand livre), ni pour les salaires (ceux-ci figurant dans le deuxième registre). La modestie de leur affaire explique probablement le nombre restreint des pièces comptables : ils ne possèdent pas d’usine, mais seulement un magasin où sont entreposés quelques outils, une banque et un bureau. Leurs quarante-six métiers à tisser et leurs vingt-sept mécaniques à dévider, estimés à 3.700 francs, sont placés en dépôt chez la population locale. Au total, l’actif n’excède pas les 7.300 francs. De même, le nombre restreint de clients (deux maisons lyonnaises : Maurel, Chabert & Vermorel d’une part, et Barral & Gascognes d’autre part) ne nécessite pas la multiplication de registres comptables pour se souvenir de ce qui est dû par les uns et par les autres 2079 . En tout état de cause, la gestion de cette affaire ressemble à s’y méprendre à celle pratiquée quelques décennies plus tôt dans les affaires traditionnelles de négoce 2080 . Avant d’être un instrument pour contrôler les coûts de production, la comptabilité du tissage sert pour vérifier les transactions avec le fabricant de soieries.

Si l’on examine avec attention les pratiques de gestion appliquées au début du siècle suivant, on constate d’importants échanges de relevés entre le façonnier et le fabricant, mais aussi par l’abondance de la paperasserie. Les compagnies de chemins de fer n’ont pas l’exclusivité en la matière 2081 . Les fabricants lyonnais, comme les dirigeants des sociétés décrites par Alfred Chandler, ont besoin de savoir où se trouvent leurs matières (soie grège, fils, étoffes) et en quelle quantité, de connaître l’état d’avancement de la fabrication afin de répartir au mieux entre leurs différents façonniers leurs futurs ordres, en d’autres termes, de limiter l’incertitude qui pèse sur la fabrication de leurs produits. Mais c’est aussi le meilleur moyen pour eux de surveiller et de contrôler l’avancement du travail, dans la mesure où ils ont recours à la sous-traitance, avec une multiplication du nombre de façonniers. Pour le fabricant, c’est le seul moyen de réduire les asymétries d’informations qui existent avec le travail à façon, dans la mesure où il n’est pas propriétaire ou exploitant direct de l’usine. Il a besoin d’être en permanence au courant de l’état de ses productions pour satisfaire au mieux ses propres clients, mais aussi pour gérer au mieux les règlements des factures des façonniers (rabais, primes, façons…), des comptes courants. Bien que les fabricants limitent les immobilisations en capitaux en ayant recours au travail à façon, ils ont des besoins croissants en capitaux à partir du Second Empire. Il faut, enfin, gérer la croissance de la production de soieries depuis le milieu du XIXe siècle. En effet, comme nous l’avons vu, initialement, les fabricants ont recours au principe de l’exclusivité avec un nombre limité de façonniers. Mais, à partir des années 1880, les tissages à façon se développent en Bas-Dauphiné, augmentant d’autant le nombre d’intermédiaires possibles. Ainsi, au moment de sa faillite en 1885, Benoît Clémençon , locataire d’une fabrique à Veyrins, travaille à façon pour huit maisons lyonnaises, avec cependant une préférence pour deux d’entre elles, Joseph Guinet & Fils, et Girard oncle & neveu 2082 . La rareté des ordres, associée à la concurrence entre façonniers, favorise cette situation. Certes, avec le temps, une relation de confiance peut s’établir entre le façonnier et le fabricant ; celui-ci peut alors lui accorder une quasi-exclusivité sur un genre d’étoffe, mais il prend soin de maintenir pour l’ensemble de sa production un approvisionnement diversifié.

La gestion des fournisseurs exige donc une plus grande rigueur. Devant les poussées de la concurrence internationale, le fabricant a besoin de maîtriser ses coûts de fabrication d’où un recours à des états financiers périodiques et réguliers. Nous ne savons pas précisément à quel moment les fabricants ont commencé à calculer régulièrement les prix de revient de leurs soieries. C’est sans doute sous la pression de la concurrence étrangère, qu’ils ont adopté un mode de gestion plus rigoureux, afin de mieux contrôler leurs coûts. Ainsi, chaque commande transmise à l’entreprise Paillet 2083 , de Nivolas , par les fabricants lyonnais est d’abord portée sur une note de disposition portant le nom du client, la date et un numéro unique (ordre n°) : doivent y figurer la quantité de pièces et le métrage à tisser, la nature de l’étoffe (satin, bengaline, sergé…) avec diverses caractéristiques techniques (nombre de lisses, peigne, nombre de fils…) et la nature de la trame (schappe, laine…), le nombre de coups au pouce. Enfin, au bas de la note, on retrouve le prix de la façon au mètre et le délai de livraison (« très pressé », « solde deux mois et demi »…) sans pourtant mentionner une date précise. On mentionne souvent le nombre de métiers à tisser qui doivent être utilisés. Le fabricant peut y joindre également quelques remarques (« pour suivre les métiers montés »…). Cette fiche technique rassemble toutes les données nécessaires au façonnier pour lui permettre de tisser l’étoffe. La note de disposition n’est pas une nouveauté pour les uns ou pour les autres, ni propres aux façonniers établis dans les départements limitrophes, puisqu’elle figure parmi les premiers articles (2 et 3) des Usages du Conseil des Prud’hommes de Lyon. Elle se substitue à un contrat entre les parties aux yeux de ce tribunal, avec la possibilité de la dénoncer 2084 .

Tous les mois, Joseph-Paulin Paillet , puis ses fils, doivent fournir aux fabricants des relevés de façons et des matières reçues, et un état des métiers utilisés pour leur compte 2085 . Les relevés de façons envoyés par l’ensemble des façonniers servent aux fabricants à établir un relevé général mensuel qui constitue à la fois un élément pour leur comptabilité mais aussi un moyen pour maîtriser les fraudes (notamment sur les déchets). Ils servent par exemple à établir le bilan annuel des fabricants (savoir où se trouvent le matériel fourni aux façonniers, la soie, les ordres encore non exécutés) 2086 . Sur le formulaire mensuel de la maison Mouly & Schulz , le façonnier doit reporter les matières qui lui ont été expédiées, avec la date d’envoi et son numéro et sa nature (organsin ou grège, matières diverses) ; puis il indique ce qu’il envoie au fabricant avec encore la date et le numéro, le poids des étoffes et les matières non tissées, ces informations servant à éviter toute fraude de la part du façonnier, notamment dans l’usage des déchets. Le poids des étoffes et des matières non tissées est d’ailleurs vérifié lors de son arrivée à Lyon. Enfin, dans une troisième colonne, l’usinier inscrit le montant des façons et des règlements versés éventuellement par le fabricant. Le façonnier doit évidemment conserver un double de ces informations. Puis quelques semaines plus tard, ces relevés de façons sont retournés aux façonniers, approuvés ou corrigés par les fabricants. S’engage alors un processus de négociation sur les rabais imposés par ceux-ci, dont le façonnier n’a pas eu connaissance auparavant. Il est mis devant le fait accompli.

Quant à l’état mensuel des métiers, il comporte le nombre des métiers travaillant pour le fabricant, le numéro ou la date d’ordre (voir la note de disposition), le numéro de chaîne et le coloris, ainsi que les dates de rentrées de la tirelle, de la première et de la deuxième coupe. La tirelle (court métrage servant d’échantillon) est envoyée au fabricant au commencement de chaque ordre, ce qui lui permet de savoir si tel ou tel ordre est effectivement exécuté ou en toujours en attente, mais aussi d’en vérifier la qualité avant de mettre définitivement la commande en marche. Cette tirelle est adressée ensuite par le fabricant à son client qui l’approuve ou apporte toutes les modifications qu’il souhaite 2087 . L’envoi des premières coupes permet de nouveau au fabricant de visiter les pièces afin de repérer des défauts ou des erreurs dans la fabrication et de transmettre aussitôt de nouvelles instructions à son façonnier pour les rectifier. Enfin, cet état mensuel comporte une section « chaînes restant à placer ».

À chaque envoi d’une coupe, le façonnier doit joindre une note d’envoi où figurent notamment la nature de la pièce, son numéro, son poids. En outre, il y a un échange quasi quotidien entre les Paillet et leurs donneurs d’ordres, soit par correspondance (lettre, mémorandum, note de disposition), soit par téléphone afin de suivre au mieux l’état d’avancement de la fabrication, mais aussi pour les invectiver. En 1885, Séraphin Favier , façonnier à Voiron , possède déjà dans les bureaux de ses deux usines, rue du Colombier et aux Prairies, le téléphone 2088 . Le façonnier se rend régulièrement à Lyon pour y chercher des ordres ou s’engager auprès de nouveaux fabricants. À cette époque, les tâches administratives incombent aux frères Paillet. Les façonniers les plus importants s’adjoignent un(e) secrétaire, un directeur… Ce travail de bureau sert en fin de compte davantage le fabricant que le façonnier. Enfin, les Paillet transcrivent leurs diverses opérations sur plusieurs registres de main courante, comme le livre voyageur. Par ces diverses pièces de correspondance, le fabricant et le façonnier mentionnent régulièrement l’état de leurs comptes financiers respectifs et de leurs engagements envers l’autre.

Avec l’avilissement du tarif des façons dans le dernier quart du XIXe siècle, les façonniers sont vivement encouragés par le Syndicat du Tissage Mécanique à établir leurs prix de revient pour mieux gérer leur entreprise. Il attache notamment un soin particulier à la chasse aux frais généraux : parmi ceux-ci, il pointe du doigt les loyers et le coût des usines, la présence d’employés en nombre pléthorique 2089 .

Ces documents comptables sont imposés aux façonniers par les fabricants pour connaître l’état précis de leurs productions régulièrement, ce qui représente une perte de temps considérable pour les remplir. Mais c’est aussi pour le façonnier une atteinte à son statut de patron car il doit se justifier auprès du fabricant, comme s’il n’était qu’un directeur ou un contremaître, d’où la mauvaise volonté que mettent par exemple les Paillet à fournir les informations exigées :

‘« Vous avouerez que c’est un peu fatigant d’être obligés de vous réclamer 5 ou 6 fois vos relevés de métiers, pour arriver à ne pas encore les avoir. Heureusement pour nous, tous nos usiniers ne sont pas comme vous, sinon il ne serait matériellement impossible de faire la moindre statistique » 2090 .’

Ou encore :

‘« Comment faut-il donc vous parler pour obtenir de vous ce que nous vous réclamons avec insistance ? Nous ne savons plus quel langage employer, pour vous demander votre relevé de façons ; nous vous écrit plusieurs fois à ce sujet, nous sommes surpris que vous n’ayez pas une bonne fois pris note de nous les envoyer régulièrement à la fin de chaque mois […] Que diriez-vous si nous vous faisions autant attendre le montant de vos façons que vous nous faites attendre les comptes ? Nous serions cependant dans notre plein droit » 2091 .’

Ces divers documents ne font que remplacer le traditionnel livre de magasin en vigueur à Lyon depuis le règlement de 1567 qui établit les échanges entre les fabricants et les chefs d’atelier 2092 . La distance ne permettant plus de compulser aisément et régulièrement cet instrument, des feuilles non reliées, expédiées par le courrier, font donc office de livre de magasin.

Les instruments comptables utilisés par les fabricants de soieries et leurs façonniers participent aux efforts de rationalisation et d’efficacité mis en place dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ils participent aussi à l’élaboration des liens sociaux entre les deux groupes, à la construction de leurs identités, avec des résistances, des pressions, des rapports de domination 2093 . En s’engageant dans la « ruralisation » de leurs métiers à tisser, les fabricants lyonnais de soieries doivent réfléchir à la nouvelle coordination de leurs affaires. Dans le cadre d’une économie de la qualité, des mécanismes de coordination et de contrôle sont mis en place pour réduire les incertitudes 2094 .

Notes
2075.

LAGRANGE (J.), 1888, p. 23.

2076.

JAY et JOUVIN, 1850, pp. 5-6 et 24-28.

2077.

ADI, 7U1015, Tribunal civil de Saint-Marcellin , Inventaire ms de la faillite Hébrard -Pinet, le 1er juin 1876.

2078.

ADI, 7U1012, Tribunal civil de Saint-Marcellin , Inventaire ms de la Faillite Gleyzal le 1er août 1871.

2079.

ADI, 3E28165, Inventaire devant Me Reynaud (Corbelin ) le 28 novembre 1885.

2080.

CHANDLER (A. D.), 1988, pp. 43 et sq.

2081.

CHANDLER (A. D.), 1988.

2082.

ADI, 5U1191, Reddition des comptes et distribution de l’actif par le Tribunal civil de Bourgoin , le 28 septembre 1885. Les six autres maisons sont : Trapadoux frères, Gay & Giraud, Lafont & Cie, Goiffon, Mouly & Lafute, G. Pouget.

2083.

APRP, Liasses de notes de disposition de diverses maisons vers 1905-1912, exemplaires imprimés et vierges d’un état de métiers et d’un état mensuel des matières expédiées ou reçues et façons du mois pour la maison Mouly & Schulz en 1909.

2084.

Usages du Conseil de Prud’hommes de la ville de Lyon pour les industries de la soierie, Lyon, Imprimerie A. Bonnaviat, 1872, p. 4, « Usages du Conseil des Prud’hommes pour la soierie », Bulletin des Soies et des Soieries, n° 408, le 24 janvier 1885.

2085.

La loi du 6 mars 1806 crée un livret pour chaque métier à tisser, sur lequel sont mentionnées les avances faites, à l’origine, aux chefs d’atelier. Voir PARISET (E.), 1901, p. 267.

2086.

APRP, Lettre dactylographiée de la maison Mouly & Schulz adressée à Paillet & Cie, le 28 juin 1911.

2087.

APRP, Lettres ms de la Maison Digonnet adressée à Paillet & Cie, le 31 décembre 1908.

2088.

ADI, 6U740, Tribunal civil de Grenoble, Expropriation et cahier des charges du 26 décembre 1885.

2089.

LAGRANGE (J.), 1888, pp. 23-27.

2090.

APRP, Lettre ms de la Maison Grataloup & Vergoin adressée à Paillet & Cie, le 3 mai 1907.

2091.

APRP, Lettre ms de la Maison Grataloup & Vergoin adressée à Paillet & Cie, le 11 janvier 1908.

2092.

CHARPIGNY (F.), 1982.

2093.

Voir COQUERY (N.), MENANT (F.) et WEBER (F.), 2006, compte rendu par MARIOT (N.), dans Revue de synthèse, 2, 2006, pp. 498-501.

2094.

BAUDRY (B.), 1992.