4-Devenir maître de son destin et prestige social : être fabricant de soieries.

Relations difficiles avec les fabricants, modestie des bénéfices ou sentiment d’injustice dans le partage de ceux-ci avec le fabricant, besoin d’une reconnaissance sociale, ambition personnelle… Telles sont probablement les motivations de plusieurs façonniers qui choisissent de devenir aussi fabricants, choix d’autant plus réalisable que la Fabrique lyonnaise est un monde socialement ouvert au XIXe siècle. Il faut cependant distinguer deux groupes distincts : le façonnier-fabricant et le façonnier qui renonce à sa position de façonnier pour devenir fabricant. Dans le premier cas, le façonnier possède la « double casquette » de façonnier et de fabricant. Pour la période qui nous intéresse, cette position est réservée aux façonniers les plus importants 2095 , comme Théophile II Diederichs ou André Michal-Ladichère , tout deux étant les façonniers les plus puissants du Bas-Dauphiné (économiquement, financièrement et politiquement). Dans la seconde situation, le façonnier délaisse une activité manuelle et peu gratifiante socialement à Lyon au profit d’une ascension sociale parmi les élites lyonnaises de la Fabrique. Entre ces deux parcours, il existe une variante si l’on se place au niveau d’une fratrie, dont l’un des membres s’installe à son compte à Lyon comme fabricant, tandis que son (ou ses) frère(s) développe(nt) une activité de tissage à façon en Bas-Dauphiné. Il se forme alors un partage des tâches au sein de la famille, mieux encore au sein de la fratrie, dont l’un des membres quitte l’entreprise familiale pour se mettre à son compte comme fabricant de soieries à Lyon. Pourtant, dans ce cas, il n’est pas prouvé que des relations d’affaires s’établissent de part et d’autre. En d’autres termes, rien n’atteste que le fabricant fait travailler son parent resté au pays pour exploiter l’usine. De même, rien ne nous permet de distinguer une stratégie familiale d’une ambition personnelle. Les premiers à tenter l’expérience sont les frères Couturier, à Bévenais , et la famille Landru, à Coublevie (voir le chapitre 6).

Héritiers d’un patrimoine pour lequel ils n’ont pas eu à se battre pour le bâtir, les deux fils de François-Antoine Faidides , Joseph et Jean-Marie, débutent leurs carrières d’entrepreneurs avec de solides convictions et une forte ambition : profiter d’un contexte économique favorable pour développer l’affaire familiale quasi-centenaire. À partir du milieu des années 1870, ils secondent leur père vieillissant dans la gestion de la fabrique. Certes, l’aîné, Joseph, effectue d’abord son service militaire comme brigadier au 26e régiment de dragons, tandis que son frère puîné fait ses premiers pas en tant que commis-négociant. À la même époque, leur père s’engage dans la spirale de l’endettement : il emprunte 50.000 francs en 1875. Ce n’est que le début d’une longue série d’emprunts qui grèvent le budget familial pour plus d’une génération 2096 . À partir de 1878, les Faidides tournent leurs regards en direction de Lyon : l’aîné, Joseph, épouse Jeanne-Pierrette-Françoise Seux, fille d’un riche négociant lyonnais, Antoine-Pierre Seux, et de Jeanne Mathevon, domicilié sur le prestigieux cours Morand. Le cadet, Jean-Marie a pour projet de s’installer à Lyon comme négociant en soies, à une époque où l’argent y coule à flot, avec l’essor d’un marché spéculatif de la soie et de l’agiotage mené par quelques financiers, dont Bontoux et son Union Générale, mais aussi la Banque de Lyon et de la Loire 2097 . Des fortunes se bâtissent rapidement. Jean-Marie Faidides succombe au mirage de l’argent facile. Pour mener à bien ses projets, toute la famille se mobilise, d’autant que d’un point de vue industriel, cette initiative servirait également les intérêts de la fabrique familiale pour ses approvisionnements en soie. Père et fils empruntent à nouveau 50.000 francs chez un notaire : François-Antoine et son fils aîné, Joseph, ne servent que de prête-nom et de caution (pour l’affectation hypothécaire) au cadet à qui la somme est intégralement destinée. Il est vrai que la situation financière de la famille laisse à désirer : contrairement aux apparences, les Faidides sont loin d’être de riches bourgeois. Certes, ils mènent grand train dans leur belle demeure du Vernay, entièrement remise à neuf. La succession de l’épouse de Faidides père, décédée en 1877, dépasse péniblement les 63.000 francs. Fort des 50.000 francs récemment empruntés, le plus jeune des frères s’associe à un dénommé Jacquet pour former une société en nom collectif chargé de « l’achat et de la vente à la commission des soies, déchets de soies et filés », pour cinq ans, et au modeste capital de 80.000 francs. Visiblement, son aîné se désintéresse des affaires familiales et consent à céder la direction de la fabrique à son frère : comme jadis chez les Landru/Joly, Jean-Marie Faidides tente de créer une entreprise intégrée, présente à différents stades de la fabrication, hormis la commercialisation, de l’achat de la matière première au tissage. Jean-Marie nomme à cet effet un Lyonnais, Claude Villien, à la tête de la fabrique du Vernay, à partir du 1er janvier 1880, pour un salaire de 3.000 francs par an, plus 18% des bénéfices. La soif de capitaux de Jean-Marie Faidides semble alors sans limite ; il emprunte à tour de bras et tous lui accordent leur confiance, tant il est vrai qu’il apporte en garantie les propriétés familiales, dans une atmosphère lyonnaise euphorique. En juin 1879, son père se procure 29.000 francs, puis six mois plus tard, Jean-Marie convainc une nouvelle fois son père et son frère d’emprunter à ses côtés 100.000 francs de quelques rentiers lyonnais. En septembre 1880, il pousse son père à s’endetter à hauteur de 80.000 francs auprès du Crédit Foncier qui propose des remboursements échelonnés sur soixante ans ! Peut-être n’inspire-t-il plus confiance auprès des différents notaires qui ont déjà été sollicités par la famille ? Ces espèces sonnantes et trébuchantes lui sont indispensables pour mettre en place son entreprise intégrée : au vieux moulinage Faidides, à l’origine de la fortune familiale, il adjoint un tissage mécanique pour foulards et satins qui doit entrer en activité au début de l’année 1880, lorsque Villien prendra ses fonctions. Il obtient l’appui de quelques grandes maisons lyonnaises, comme Ponson & Cie qui consent à faire travailler vingt-cinq métiers pendant six mois, entre mars et septembre 1880, ou encore Durand frères , voire une maison parisienne, Daniel Rousseau & Cie. Ces maisons produisent de grandes quantités d’étoffes et manifestent donc fort logiquement un vif intérêt pour tout tissage mécanique leur permettant de répondre plus rapidement à leurs clients. Paradoxalement, plutôt que de s’adresser au principal constructeur local de métiers à tisser, Diederichs, Jean-Marie Faidides lui préfère les mécaniques suisses Honegger 2098 .

Alors que le krach boursier lyonnais se précise, les Faidides perdent de leur superbe : à l’automne 1881, ils doivent procéder au partage de la succession indivise de l’une de leurs bienfaitrices, Césarine Garnier, la nièce de Jean-Antoine Garnier , le fondateur de la fabrique du Vernay afin d’en vendre les différentes composantes. La vente d’un vaste immeuble à Bourgoin rapporte 67.000 francs, de quoi calmer les créanciers les plus pressés, notamment les victimes de la faillite calamiteuse de Jean-Marie Faidides , suivie de plusieurs autres ventes au printemps suivant à hauteur de 120.000 francs environ et 107.000 francs pendant l’été. Mais la fortune familiale n’est pas extensible à l’infini ; les Faidides parviennent à préserver leur fabrique de la faillite lyonnaise, mais ils doivent néanmoins solliciter l’appui d’un de leur parent lyonnais, Antoine-Pierre Seux, le beau-père de Joseph Faidides et riche négociant en soie solidement établi sur la place. Celui-ci accepte de racheter 202.000 francs de créances dues par la maison Faidides & Jacquet au Comptoir d’Escompte de Paris, à la banque Vve Morin-Pons & Cie et à un marchand de soie italien, pour un montant de 80.000 francs. Les Faidides l’avaient déjà poussé à racheter certains biens pendant les adjudications du printemps et de l’été 1882. Au total, Seux possède pour 163.000 francs de créances sur ses alliés dauphinois. Le Tribunal de Commerce de Lyon indique que la suspension réelle des paiements remonte au 6 septembre 1880. Dans ce climat de tempête, une lueur d’espoir apparaît pourtant à la lecture du bilan de la fabrique du Vernay : certes, en deux ans, elle a perdu 29.500 francs, mais depuis le 1er janvier 1882, elle dégage un maigre bénéfice de 6.103 francs. Joseph a temporairement pris la place de son frère à la tête des affaires familiales et négocie avec le directeur de la fabrique, Villien, un nouveau contrat dans lequel celui-ci accepte de réduire ses prétentions pécuniaires. À peine deux ans après le marasme financier, Joseph rend à son cadet la direction de l’entreprise familiale au Vernay. En 1890, Joseph donne en location à son frère la fabrique pour 12.000 francs par an. Cela n’empêche nullement la famille de crouler sous les dettes. Peut-être conservent-ils l’espoir de se « refaire » ? Mais quatre ans plus tard, le cadet des frères Faidides doit renoncer une nouvelle fois à ses projets, en cédant son droit au bail à la banque Charles Bonhommes & fils, de Bourgoin 2099 .

Chez les Rabatel, installés à Corbelin , on a de longue date l’habitude de se rendre régulièrement à Lyon, puisque l’on pratique volontiers la double résidence. Une partie de l’année, la famille demeure dans un appartement de la rue Imbert-Colomès, sur les pentes de La Croix-Rousse. Lorsqu’il décède brutalement à l’automne 1859, Nicolas Rabatel a entrepris de construire une fabrique de soie dans sa propriété de la Romatière, à Corbelin, acquise en 1833. Pour cela, il a placé ses deux fils aînés, Jean-Nicolas-Désiré et Constant, à Lyon pour y entamer une carrière de commis, dans une maison de soieries, probablement celle de sa belle-famille, les Combet. Après le décès de son père, Jean-Nicolas-Désiré quitte la France pour s’établir aux Etats-Unis, tandis que Constant reprend à son compte le projet paternel. En décembre 1863, il fonde avec un de ses cousins, le fabricant de soieries Jules Combet, une entreprise chargée de tisser et de vendre des étoffes de soie, avec son siège social au numéro 20 de la rue Lafont, entre la rue Impériale et la place des Terreaux. Cette nouvelle affaire intègre donc le tissage Rabatel de Corbelin. Cependant, par les capitaux mobilisés, l’entreprise demeure modeste. En 1885, Rabatel, commandité par trois associés, dirige la maison Rabatel & Cie, au capital ne dépassant pas 50.000 francs 2100 . Le statut de Constant Rabatel , à Corbelin, est plus trouble : il poursuit en 1860 la construction d’un tissage de soie entreprise par son père. Avec un cousin lyonnais, Combet, il fonde une maison de soieries à Lyon. Différents documents le montrent tantôt fabricant de soieries, tantôt façonnier.

Ambroise Veyre , une fois son tissage de Saint-Bueil suffisamment solide, tourne son regard en direction de Lyon. Pendant le deuxième semestre 1871, il se laisse convaincre par François Courjon, un fabricant lyonnais de toiles cirées, de lui avancer des fonds. Celui-ci possède deux ateliers de fabrication à Lyon, dans la rue de la Ruche, avec des bureaux dans la rue de l’Hôtel de Ville. Courjon recherche des capitaux pour développer ses affaires. Veyre accepte de le commanditer à hauteur de 50.000 francs, Courjon apportant le solde en nature ou en argent, soit 147.000 francs 2101 .

La famille Gillet, de La Murette , près de Voiron , offre l’exemple d’une stratégie familiale mêlant façonnier et fabricant, avant la séparation de l’un des membres de la fratrie qui tente sa chance seul à Lyon. Elle concerne Ferdinand, Joseph et Léonce Gillet, tous trois frères d’une fratrie de huit enfants. En 1870, Joseph (trente ans) et Léonce (vingt-deux ans) sont « fabricants de soieries » à La Murette, tandis que l’aîné, Ferdinand 2102 (trente-trois ans), est « employé de commerce » à Lyon. Cependant, ce dernier état ne dure guère, puisque dans les années qui suivent, il se déclare lui aussi fabricant de soieries, établi à Lyon. Il semble avéré que les frères Gillet sont à la fois façonniers et fabricants. L’acte de société de 1875 nous éclaire davantage sur la société Gillet Noël Frères (établie pour une durée de quinze années) et le partage du pouvoir entre les trois frères : « la haute direction de la société appartiendra à Ferdinand Gillet , néanmoins toutes les résolutions intéressant la marche des affaires sociales devrait être délibérées en commun », avec l’accord d’au moins deux des trois associés. Malgré la présence de Ferdinand à Lyon, le siège est fixé à La Murette. Toutefois, « il sera facultatif à Ferdinand Gillet de n’employer que trois ou quatre jours par semaine aux affaires du magasin » ; ses appointements se montent ainsi à 1.400 francs par an contre 1.800 à chacun de ses frères. Le capital de l’affaire s’élève à 45.000 francs. En septembre 1877, Joseph se retire de l’affaire qui demeure entre les mains de Ferdinand et de Léonce. À cette occasion, le rôle de chacun est redéfini : « Léon sera chargé de la direction », alors que « Ferdinand devra chaque mois venir faire une ronde sur tous les métiers » ; cependant, « s’il venait à résider à La Murette, il prendrait la direction et aurait 2.500 francs » d’appointements (contre 2.000 francs à son cadet). Le capital se trouve réduit à 40.000 francs 2103 . Cependant, les deux frères se séparent quatre ans plus tard « d’un commun accord ». Ferdinand, doté d’une situation financière confortable grâce à la donation-partage que son beau-père a effectué quelques mois auparavant, souhaite peut-être s’établir seul 2104 .

De son côté, Léonce crée son propre tissage à Apprieu , vers 1885-1888. Ferdinand établit ses magasins rue Pizay, où se concentrent les plus importantes maisons de la place, comme Léon Permezel & Cie. Cependant, son affaire semble modeste au regard d’un Brosset-Heckel ou d’un Jaubert -Audras : en 1896, à son décès, elle est évaluée à 156.000 francs environ, dont 101.980 francs pour les marchandises fabriquées, 48.050 francs pour les matières premières non tissées, le solde concernant l’agencement des bureaux et des magasins, la clientèle et l’achalandage. Comparées à ses apports figurant dans son contrat de mariage en 1872, sa fortune et sa réussite sont pourtant bien réelles ; de 26.000 francs en 1872, son avoir est passé à la fin du siècle à 240.000 francs 2105 . L’absence d’inventaire après décès (notamment l’inventaire des papiers, des comptes des débiteurs et créanciers) ne nous permet pas d’établir une relation d’affaire soutenue avec le tissage de son frère Léonce à Apprieu. Tant chez les Gillet que chez les Anselme, il n’est pas possible de dire, en l’absence de sources privées, l’origine de cette séparation.

La situation de la famille Anselme, de La Tour-du-Pin ressemble plus ou moins à celle des Gillet. En 1875, le décès prématuré de son père place à vingt ans Edouard Anselme à la tête de l’entreprise familiale de tissage à façon (métiers à tisser dispersés uniquement), avec sa mère, Zoé-Victorine-Marie Jolans. Celle-ci, assistée de son fils aîné, fonde une nouvelle société, au capital de 82.000 francs dont 20.000 francs sont destinés à la construction d’une fabrique. Ses deux frères cadets, Victor et Henri, n’ont alors respectivement que dix-huit et seize ans et n’entrent dans la société que cinq ans plus tard, à leur majorité, en se substituant à leur mère. En 1886, Edouard se retire de l’entreprise familiale de tissage à façon et part pour Lyon où il devient fabricant de soieries, comme associé dans les affaires de sa belle-famille, les Mietton . En 1899, la maison A. Mietton & Cie 2106 change de raison sociale pour devenir E. Anselme 2107 .

La fratrie Bargillat offre un exemple un peu différent, quoique assez proche en fin de compte. En effet, Bénédict et Usmard n’ont apparemment jamais été façonniers en Bas-Dauphiné avant de devenir fabricants, mais ils ont, au contraire, dû effectuer l’ensemble de leur carrière à Lyon. Gabriel Bargillat s’installe à La Tour-du-Pin . Travaille-t-il à façon pour ses frères ? Rien n’est moins sûr. Plusieurs tissages établis à La Tour-du-Pin et Saint-Clair-de-la-Tour, une commune limitrophe, sont spécialisés dans le travail de la passementerie et du tulle. Or, la maison Bargillat de Lyon a construit sa réputation sur la passementerie. Nous ne possédons aucune information sur les étoffes tissées dans les usines Bargillat. Bénédict et Usmard sont au départ les associés minoritaires (probablement comme employés intéressés) d’une modeste maison de passementerie, Charles Méhier & Cie, dont la valeur du fonds de commerce n’excède pas 30.000 francs. En avril 1884, profitant du départ du principal associé, les deux frères prennent un tiers chacun de l’affaire, dont le capital est porté à 600.000 francs, au côté de Laurent Gauthier. L’affaire ne s’appelle Bargillat frères qu’en 1897 2108 . Quant à Gabriel, il exploite depuis janvier 1876, d’abord associé à Constant Vuitel , puis seul à partir de mars 1880, un tissage à La Tour du Pin, jusqu’à sa vente en 1895 à Atuyer-Bianchini-Férier 2109 .

En l’absence d’archives familiales, il est difficile de cerner les motivations profondes qui guident ces parcours : ennui d’une vie provinciale, lassitude des tracas quotidiens que donne la gestion d’une usine, ambition personnelle ou stratégie familiale, rivalité fraternelle…

Tous, cependant, ne sont pas mécontents de leur sort. Ainsi, en 1869, lorsque Romain de Prandière, commissionnaire en soies lyonnais, propose à son façonnier et ami Cuchet de participer financièrement à l’achat de soie pour approvisionner leurs filatures, ce dernier préfère décliner l’offre, malgré la modestie de l’affaire en question :

‘« N/ [nous] trouvons peu avantageux de courir des chances pour une somme au fait de f. 1.500. […] Nous sommes & voulons rester purement chefs d’atelier & non spéculateurs. Dans un commerce, il y a des affaires qui perdent & d’autres qui gagnent, il y a compensation. Telle n’est pas notre position. Une affaire malheureuse emporterait le fruit de notre travail de l’année. N/ [nous] v/ [vous] laissons donc comme par le passé, le soin de fournir les usines » 2110 .’

L’installation à Lyon comme fabricant peut apparaître comme un aboutissement dans la carrière d’un façonnier, voire un élément de prestige social. Les quelques expériences tentées au XIXe siècle associent généralement l’ensemble d’une fratrie, avec une répartition des tâches entre frères. Mais ces tentatives aboutissent à la création de sociétés distinctes, à Lyon et en Bas-Dauphiné.

La subordination professionnelle est particulièrement visible pour les fondateurs d’entreprises de tissage à façon. Beaucoup d’entre eux ont effectué leurs premières armes à Lyon, comme ouvriers en soie, commis ou employés, c’est-à-dire à des postes subalternes. Le façonnier tisse des pièces exclusives pour chaque donneur d’ordres, ayant des caractéristiques différentes. N’étant pas propriétaire de la matière première, qui lui est fournie par le fabricant lyonnais, il ne peut pas vendre l’étoffe tissée à une autre maison. Ce dernier élément permet de faire la distinction entre un façonnier et un fournisseur 2111 . Bien malin est le client d’un grand magasin capable de citer le nom du façonnier ayant tissé sa soierie, car seul le fabricant appose sa marque sur le produit final, par exemple un lion rugissant et couronné entre un steamer et un train pour la maison Ponson 2112 . La subordination économique des façonniers est donc avérée, même si elle mérite d’être nuancée. Certains d’entre eux tiennent entre leurs mains le sort des fabricants de soieries, car ils leur accordent d’importants découverts et de longs délais de paiement. D’autres résistent à l’emprise lyonnaise avec un comportement peu coopératif. Enfin, en période de forte croissance, les façonniers sont très sollicités et peuvent imposer leurs conditions financières à leurs donneurs d’ordres. D’autres assurent leur indépendance en devenant fabricants de soieries.

Le pouvoir des fabricants de soieries sur les façonniers découle partiellement de leurs relations inégalitaires. Les premiers possèdent une marge de manœuvre plus importante que les seconds. En contrôlant la conception et la commercialisation du produit, les fabricants sont en mesure d’imposer leurs vues. Les fabricants justifient leurs prétentions à contrôler et à diriger les façonniers par les atouts dont ils disposent : le capital, les réseaux, le savoir-faire artistique, le soutien d’industries annexes par exemple. Face à ces ressources, les façonniers ont peu d’éléments exceptionnels à faire valoir. Il n’ont pas le monopole du tissage et se livrent même entre eux à une concurrence acharnée pour plaire aux fabricants. Les fabricants ont à leur disposition une armée de tisseurs prêts à les remplacer ou à exécuter leurs ordres à Lyon ou dans d’autres départements : les façonniers sont parfaitement interchangeables entre eux, car ils ne détiennent pas un savoir-faire spécifique et très compliqué à acquérir, à l’exception des imprimeurs sur étoffes. Nés de la volonté des fabricants de soieries, les tisseurs à façon ont dû, d’emblée, accepter les règles organisationnelles édictées par eux 2113 .

Mais officiellement, les fabricants de soieries restent au sommet de la hiérarchie au sein de la Fabrique lyonnaise. Ils sont détenteurs de l’autorité au sein de la Fabrique. Leur position de fortune, les capitaux qu’ils utilisent, leur maîtrise du produit et des circuits commerciaux, ainsi que leurs réseaux lyonnais confortent leur suprématie. Les fabricants surveillent étroitement les tisseurs à façon : ils contrôlent la qualité de la production et vérifie régulièrement les livres de comptes. Ils contrôlent une partie de l’information, en particulier celle relevant de la commercialisation. Contrairement aux façonniers, les fabricants sont en mesure de mobiliser plusieurs millions de francs grâce à l’appui de leurs confrères, des marchands de soie, des banquiers et éventuellement des imprimeurs. Leurs réseaux dépassent largement le cadre local. Ils ont su mettre en place les organisations et les institutions dont ils ont besoin pour garantir leur primauté.

Malgré cette structure verticale, les relations entre fabricants et façonniers ne sont pas systématiquement conflictuelles. Plusieurs exemples attestent d’une réelle coopération entre les deux. Des fabricants prêtent d’importants capitaux à leurs façonniers pour leur permettre de se moderniser et leur fournissent, parfois, des informations techniques et de nouveaux procédés de production. Les relations entre Permezel et Diederichs durent plus d’une dizaine d’années et celles entre le marchand de soie de Prandière, puis son successeur Feroldi avec le moulinier Cuchet se prolongent pendant plus d’une vingtaine d’années, mais ces exemples de bonne entente sont assez rares. Le plus souvent, les relations entre un fabricant et un façonnier ne dépassent pas la dizaine d’années. Pourtant, la structure déconcentrée que les fabricants ont mise en place en Bas-Dauphiné repose sur la confiance et la coopération. Sans échange et sans confiance, la « ruralisation » de la Fabrique ne peut pas fonctionner correctement.

On retrouve en Bas-Dauphiné certaines caractéristiques qui on fait la fortune des entreprises textile philadelphienne : la souplesse, la capacité d’adaptation, des structures moyennes, une faible spécialisation 2114 . Pourtant, il s’en distingue par la taille des entreprises, légèrement supérieure, et par l’importance de l’essaimage des métiers à tisser à travers les campagnes.

Notes
2095.

En Emilie, dans le dernier tiers du XXe siècle, Brusco constate un niveau élevé (un quart) de PME travaillant pour leur propre compte, contre 8% dans les provinces voisines, dans BRUSCO (S.), 1982.

2096.

ADI, 3Q4/125, ACP des 16 et 17 juin 1875 (obligations devant Me Pommet, à Bourgoin , le 14 juin, et devant Me Giboulet, à Bourgoin, le 13 juin), 3Q4/128, ACP du 1er juillet 1876 (vente, devant Me Rolland, à Bourgoin, le 25 juin).

2097.

BOUVIER (J.), 1960, VERNEY-CARRON (N.), 1999, pp. 197-198.

2098.

ADI, 3Q4/741, Mutation par décès du 12 mars 1878, 3Q4/138, ACP du 24 juin 1879 (obligation devant Me Giboulet, à Bourgoin , le 23 juin), 3Q4/142, ACP du 13 septembre 1880 (Contrat conditionnel de prêt sur le Crédit Foncier devant Me Giboulet, à Bourgoin, le 12 septembre), APJM, Contrat de mariage devant Me Lestra, à Lyon, le 7 février 1878 : la fille Seux apporte une dot de 55.000 francs à son nouvel époux, obligation devant Me Giboulet, à Bourgoin, le 23 septembre 1878, Reconnaissance de dette ms de Jean-Marie Faidides du 23 septembre 1878, Convention ms du 29 novembre 1878 entre Jean Faidides et Claude Villien, Obligation devant Me Coste, à Lyon, le 6 décembre 1879, Lettre ms de la maison Ponson & Cie du 20 mars 1880, Lettre ms de la maison Durand frères du 19 juin 1880, Lettre ms de la maison Rousseau sd, ADR, 6UP/1, Acte de société sous seing privé du 1er octobre 1878.

2099.

ADI, 3Q4/145, ACP du 11 octobre 1881 (adjudication devant Me Giboulet, à Bourgoin , le 8 octobre) et du 16 novembre suivant (partage chez le même notaire, le 10 novembre), 3Q4/146, ACP du 11 avril (adjudication devant Me Giboulet, à Bourgoin, le 10 avril) et du 17 avril 1882 (cession, chez le même notaire, le 15 avril), 3Q4/147, ACP du 1er juin (adjudication chez le même notaire le 29 mai) et du 27 juillet 1882 (adjudication chez le même notaire le 25 juillet), 3Q4/148, ACP du 24 août 1882 (adjudication du 21 août), 3Q4/152, ACP du 24 mai 1884 (pouvoir devant Me Giboulet, le 2 mai), 3Q4/183, ACP du 17 octobre 1894 (cession, devant Me Martin, à Bourgoin, le 12 octobre), APJM, Convention ms du 11 décembre 1882, Convention ms entre les deux frères sd [1890], ADR, 6UP/1, Jugement du Tribunal de Commerce de Lyon du 15 juin 1882.

2100.

ADI, 3Q18/81, ACP du 1er octobre 1860 (bail devant Me Reynaud, à Corbelin , le 30 septembre), 3Q18/336, Mutation par décès de Nicolas Rabatel le 4 avril 1860, ADR, 6UP, Acte de société sous seing privé du 9 janvier 1864, ADI, 3Q18/96, ACP du 31 juillet 1871 (consentement devant Me Reynaud, le 28 juillet), ADR, 6UP, Acte de société sous seing privé du 30 juin 1885.

2101.

ADI, 3E20560, Acte de société devant Me Favot, à Pont-de-Beauvoisin , le 7 janvier 1872.

2102.

Fabricant de soieries, né à La Murette le 10 décembre 1837, dont le père est « propriétaire ». Patron catholique, il décède en 1896, en laissant une fortune de 240.095 francs.

2103.

ADI, 3Q20/227, Acte sous seing privé du 7 août 1875 (formation) et enregistré le 16 novembre 1875, ADI, 3Q20/229, Acte sous seing privé du 31 août 1877, enregistré le 21 septembre de la même année.

2104.

ADI, 3Q20/230, Acte sous seing privé du 15 août 1881 (dissolution), enregistré le 25 août. ADI, 3E20931, Donation-partage, Me Damieux (Moirans ), le 3 janvier 1881 : Ferdinand doit en contrepartie effacé une partie du passif de son beau-père, part qui s’élève à 52.518 francs.

2105.

ADR, 446Q60 et 52Q158, Mutations par décès, 13 novembre 1896 et ADI, 3Q20/308, Mutation par décès du 14 novembre 1896. ADI, 3E19172, Contrat de mariage, Me Etienne (Rives ), 2 janvier 1872.

2106.

Maison spécialisée dans les soieries d’ornements d’église. Voir MOULIN (C.), 1990-1991, pp. 25-26.

2107.

ADI, 3Q32/101, ACP (formation de société) du 12 juillet 1876, enregistré le 19 juillet, 3Q32/261, Acte sous seing privé du 1er mars 1881 (dissolution), enregistré le 3 mars, 5U1118, Acte de société du 1er février 1886 (dissolution/formation), 3Q40/115, ACP du 2 novembre 1890 (partage), enregistré le 10 novembre.

2108.

ADR, 6UP, Actes de société sous seing privé du 25 avril 1884 (dissolution et formation).

2109.

ADI, 3Q32/100, ACP du 30 janvier 1876 (formation), enregistré le 4 février, 3Q32/110, ACP du 5 mars 1880, enregistré le 13 avril (dissolution/cession). La société de 1876 dispose d’un capital de 160.000 francs dont 100.000 francs fournis par Bargillat . Vuitel a, quant à lui, une longue expérience du métier puisqu’en 1855, il est déjà « fabricant » à Dolomieu .

2110.

APAG, Carton 6, Registre copie de lettre 1867/1871, lettre ms de Cuchet & Crozel adressée à Romain de Prandière, le 2 août 1869.

2111.

BAUDRY (B.), 2005, p. 45.

2112.

Des exemples de marques dans BLAZY (S.), 2007, p. 43.

2113.

Voir les analyses de CROZIER (M.) et FRIEDBERG (E.), 1981, pp. 65 et sq.

2114.

SCRANTON (P.), 1983.