En théorie, les usines-pensionnats s’apparentent aux institutions sociales totales définies par Erving Goffman 2117 . Cependant, deux éléments suggèrent une filiation moins évidente. D’une part, le contrôle exclusif n’existe pas dans les faits et ne concerne au mieux qu’une minorité du personnel. Moins de la moitié du personnel est logé dans le pensionnat pendant la semaine et seulement une infime minorité ne quitte pas l’établissement le week-end. D’autre part, les ouvrières, pourtant sensibles et perméables à cet encadrement strict, savent aussi le contourner dans leurs pratiques quotidiennes 2118 .
Les fabricants lyonnais, effrayés par la révolte des Canuts de 1831, n’ont pas attendu comme le patronat nordiste l’épisode de la Commune, quarante ans plus tard, pour se lancer à la reconquête du monde ouvrier 2119 . Avant de se répandre dans les campagnes du Bas-Dauphiné, les usines-pensionnats se développent à Lyon, notamment avec la construction de moulinages à La Croix-Rousse, La Guillotière et aux Brotteaux, comportant des dortoirs et des règlements, dès les années 1840, pour les ovalistes ardéchoises ou dauphinoises. Déjà sous l’Ancien Régime, les canuts lyonnais hébergeaient dans leurs appartements un ou deux apprentis ou ouvriers.
Les fabricants lyonnais, dès la construction et l’ouverture de leur usine, mettent en place des institutions paternalistes. Les fabricants catholiques reprennent à leur compte l’idée du travail rédempteur, cher à Saint Augustin 2120 . Longtemps, l’historiographie a montré la filiation de la discipline industrielle avec celle pratiquée dans l’armée, surtout dans l’industrie minière et dans les chemins de fer, des activités masculines 2121 . Au contraire, ici, l’autorité dans les usines textiles à main d’œuvre féminine, s’inspire davantage des pratiques religieuses et conventuelles. Les usines-pensionnats scellent l’alliance de l’autel et de la machine, de la religion et de l’industrie 2122 .
Au début de la IIIe République, les usines-pensionnats du Sud-est 2123 de la France hébergent environ quarante mille ouvrières dans leurs dortoirs, contre cent mille en 1906 (chiffre déjà avancé par Michelle Perrot pour 1880) 2124 . Le chiffre est peut-être excessif. Plus proche de la vérité, le procureur de Bourgoin estime à deux mille ouvrières, en 1892, le nombre de pensionnaires dans les tissages voironnais et des environs 2125 .
GOFFMAN (E.), 1968.
Voir les remarques de FRIDENSON (P.), 2006.
TELLIER (T.), 2005.
CHASSAGNE (S.), 1998.
FRIDENSON (P.), 1996.
PERROT (M1978a.
ACCAMPO (E.), 1989, p.81. À Saint-Chamond, les usines-pensionnats fonctionnent comme celles du Bas-Dauphiné.
Déjà en 1859, Louis Reybaud propose une telle estimation de quarante mille ouvrières au service d’une usine-pensionnat, dans REYBAUD (L.), 1859, cité par CHASSAGNE (S.), 1998, PERROT (M.), 1983.
LEROY-BEAULIEU (P.), 1872 et GAUTIER (A.), 1996. En 1930, d’après Jouanny, au moins mille quatre cent quatre-vingt-cinq ménages sont logés dans des usines-pensionnats ou des cités ouvrières.