1-Le foisonnement spirituel et intellectuel lyonnais.

Dès 1751, à La Sône , les frères Jubié forment le projet d’édifier une nouvelle fabrique pour le tirage des soies, comportant des logements pour leur personnel avec soixante-douze lits 2126 . Plus au sud, à Vidalon-le-Haut (Ardèche), le papetier Pierre Montgolfier organise, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, son établissement avec des dortoirs et des logements pour ses ouvriers, pour mieux asseoir son autorité sur eux 2127 . À Lyon, sous l’Ancien Régime, les chefs d’atelier doivent héberger et nourrir leurs tireuses souvent originaires des campagnes lyonnaises et dauphinoises, en plus d’un salaire annuel de 36 à 40 livres 2128 . Déjà à l’époque moderne, des institutions charitables prennent en charge des enfants dès leur plus jeune âge, qu’ils soient orphelins, miséreux ou abandonnés, et tentent de « les moraliser par le travail ». De même, en 1803, à Toulouse, Boyer-Fonfrède, un filateur de coton, ouvre son école gratuite d’industrie, destinée aux enfants pour les « élever dans l’amour du travail » 2129 .

La nouveauté des usines-pensionnats repose sur l’importance et la généralisation du phénomène, au bénéfice d’une main d’œuvre féminine : aux Brotteaux (Lyon), certains patrons rassemblent entre cinquante et cent ouvrières ovalistes dans leurs dortoirs 2130 . Le modèle des usines-pensionnats s’inspire partiellement des providences, créées par des dames pieuses et tenues par des religieuses, qui rencontrent un certain succès dans la région lyonnaise dans la première moitié du XIXe siècle. À l’origine, les premières providences remontent au siècle des Lumières et servent à lutter contre la mendicité et la prostitution touchant les jeunes filles 2131 . Au siècle suivant, avec la croissance de l’industrie de la soie, les fabricants lyonnais acceptent de financer des ateliers à l’intérieur des providences, dès la Restauration. L’engouement est tel que dans les dernières années de la Monarchie de Juillet, les providences lyonnaises abritent deux mille jeunes filles, dont un quart travaille pour la Fabrique, sous le patronage de l’archevêque de Lyon, notamment de Mgr de Bonald. Les fondateurs de ces établissements imposent d’emblée la pratique de l’enfermement aux jeunes filles pour favoriser une démarche vertueuse, fondée sur la morale 2132 . Une nouvelle fois, le succès des providences est favorisé par la politique gouvernementale de la Restauration, qui cherche à effacer les séquelles religieuses de la Révolution.

Cependant, rien ne va plus à partir des années 1840. Les canuts, toujours excités par leurs déboires de 1831-1834 et par l’essor de la ruralisation de la Fabrique, tentent d’éliminer toute forme de concurrence dans le travail de la soie. Confrontés à de longues périodes de chômage, ils enragent de voir les providences lyonnaises leur prendre de l’ouvrage pour un tarif de misère, encouragés par la presse ouvrière qui dénonce régulièrement la rigueur qui y règne. Dès la proclamation de la Seconde République, ils en profitent pour saccager des providences 2133 .

Une autre source d’inspiration est à rechercher dans la pensée légitimiste qui se forme sous la monarchie de Juillet : la presse légitimiste accorde une importance croissante à la dimension morale des relations entre patrons et ouvriers. Elle n’hésite pas à mettre en avant le « bon patron » qui se comporte en père envers son personnel. Les légitimistes établissent une conception paternaliste de la société fondée sur une relation inégalitaire entre les deux groupes sociaux : le patron a une mission d’assistance envers la classe laborieuse, en retour celle-ci doit accepter sa soumission 2134 . Pour combattre ce nouveau fléau que constitue le paupérisme, beaucoup d’auteurs du XIXe siècle, légitimistes ou conservateurs, s’accordent pour pointer du doigt l’immoralité des ouvriers, née de la déchristianisation 2135 . Pour Michelle Perrot, les usines-pensionnats s’apparentent surtout aux workhouses anglaises et au modèle américain des usines de Lowell 2136 .

Un élan missionnaire s’affirme depuis la ville de Lyon au XIXe siècle visant à conquérir ou reconquérir des fidèles 2137 . Il existe dès le début du XIXe siècle, à Lyon, un véritable foisonnement d’idées et de projets autour du catholicisme social, dont les providences ne forment qu’un élément. Depuis Napoléon, après les persécutions religieuses révolutionnaires, la ville est traversée par un renouveau mystique, qui se caractérise par une religiosité plus intense, avec une forte piété et le développement des œuvres de charité. On assiste même à l’émergence d’une « Ecole mystique de Lyon », autour de Pierre-Simon Ballanche 2138 . Des institutions religieuses sont fondées dès cette époque afin de prendre en charge les éléments les plus nécessiteux de la société lyonnaise. L’une des plus importantes se trouve être la Congrégation de Lyon, fondée en 1802 et confiée à des laïques, plus connue sous la raison de Congrégation des Messieurs, proche de la Propagation de la Foi. L’œuvre d’évangélisation de la Congrégation, proche des milieux légitimistes, repose à la fois sur une intense pratique religieuse, une formation spirituelle, la charité et le souci d’assurer le salut des pauvres. Mais son influence est limitée dans les quartiers populaires de la Croix-Rousse et de La Guillotière. Dans son sillage, existe également une Congrégation des Ouvriers 2139 . En 1836, la société Saint-Vincent-de-Paul, fondée par Frédéric Ozanam, un membre de la Congrégation, s’installe dans le quartier de Fourvière, avec pour mission la visite hebdomadaire des familles les plus pauvres par les confrères, notamment les populations ouvrières. Elle se montre particulièrement active dans le patronage des apprentis 2140 . Hormis Ozanam, la plupart des adhérents de la Congrégation des Messieurs et de la Conférence Saint-Vincent-de-Paul, appartiennent aux milieux légitimistes du Sud-est. Ainsi, l’une des principales figures de la société Saint-Vincent-de-Paul en Isère se trouve être Albert du Boys, légitimiste notoire et membre de la Société d’Economie Charitable, fondée par Villeneuve-Bargemont 2141 . Mgr de Bonald affiche dès cette époque son vif intérêt pour la question sociale et le paupérisme à Lyon, ville dont il a la charge pendant une trentaine d’années, à partir de 1840. Il n’hésite d’ailleurs pas à prendre à parti le patronat lyonnais qui considère, à ses yeux, les ouvriers comme une main d’œuvre servile, alors qu’il a des devoirs de justice et de charité envers eux. Mgr de Bonald va même plus loin en affirmant que la bourgeoisie constitue le meilleur agent de la déchristianisation en cours. Sa pensée a pu inspirer le patronat lyonnais. Même la presse ouvrière, dont l’Echo de la Fabrique, à l’instigation de sa principale plume, le républicain Chastaing, défend dans ses articles une certaines vision de la religion et un refus de l’émancipation féminine, réservant ses attaques les plus virulentes contre les jésuites, la congrégation Saint François-Xavier, chargée d’évangéliser les ouvriers 2142 .

Dans la première moitié du XIXe siècle, le clergé rural est loin de faire l’unanimité derrière lui en Bas-Dauphiné. Les curés de Miribel ou de La Sône , par leurs pratiques intolérantes envers certains de leurs ouailles, se mettent à dos des paroissiens et contribuent au discrédit de l’Eglise et de leurs fonctions dans les campagnes. D’ailleurs, dans les années 1860, les autorités administratives considèrent que le clergé ne jouit plus que d’une faible influence dans les arrondissements de Vienne et de Saint-Marcellin , probablement déconsidéré aux yeux des paroissiens par toutes sortes d’excès 2143 . Monseigneur Fava, évêque de Grenoble et missionnaire de formation 2144 , se lance, à peine installé, dans une vaste offensive religieuse dans son nouveau diocèse, qu’il souhaite évangéliser, ce qui lui vaut le surnom de « Torquemada du XIX e siècle » 2145 . Intransigeant et contre-révolutionnaire notoire, Monseigneur Fava consacre ses efforts à une « pastorale de défense » en direction des milieux populaires. C’est lui notamment, qui, dès 1879, fait appel aux services d’une religieuse revenant d’Algérie, sœur Thérèse Bacq, afin de fonder des œuvres dans les usines, sous l’influence de patrons catholiques. Ainsi, naît une nouvelle congrégation, les Petites Sœurs de l’Ouvrier, installée à Basse-Jarrie. Dans les années suivantes, la nouvelle congrégation s’installe à La Tour-du-Pin , dans la maison Sainte-Blandine et à Voreppe , près de Voiron . Au même moment, à l’automne 1880, se déroule à Grenoble le XIIe Congrès de l’Union des œuvres ouvrières catholiques de France, avec en tête d’affiche Léon Harmel 2146 , rendu célèbre par son récent Manuel de la corporation chrétienne, mais aussi des représentants du patronat catholique nordiste. Parmi les orateurs isérois, on relève la présence du très catholique et monarchiste Augustin Blanchet , appartenant à la dynastie des papetiers rivois 2147 . En 1884, les R.P. Chartreux, principaux contributeurs financiers à la construction d’églises et d’écoles libres dans le département, acceptent d’installer à Voiron, dans le quartier populaire Sermorens une maison destinée aux familles ouvrières 2148 . Mgr Fava s’affiche rapidement comme l’un des évêques les plus virulents contre l’Etat anticlérical. Il s’engage notamment dans la défense des congrégations 2149 . Son action ne fait que poursuivre l’effort engagé depuis la Restauration avec la création de nouvelles paroisses, l’élan constructeur en matière d’édifices religieux, l’essor des établissements conventuels sous l’action notamment du très légitimiste évêque de Grenoble, Mgr de Bruillard (1823-1852) et de ses successeurs 2150 . L’esprit missionnaire se propage également depuis la ville de Lyon, où se rassemblent plusieurs ordres missionnaires destinés à l’évangélisation de terres outremer 2151 . Il y a donc une atmosphère régionale propice à une tentative de rechristianisation des campagnes, alors que le contexte politique national s’affirme ouvertement de plus en plus anticlérical à partir des années 1870, avec la montée des tensions entre l’Etat et l’Eglise catholique 2152 . Quelques industriels du textile, fabricants ou façonniers, participent au financement de ces nouveaux édifices cultuels, soit comme membres des conseils fabriciens, soit à titre personnel, tel Célestin Lalechère à Saint-André-le-Gaz 2153 .

Dans une vision conservatrice de la société, l’usine-pensionnat à la campagne apparaît comme une solution pour lutter contre les méfaits de la grande ville moderne sur la moralité des ouvriers, tant en favorisant l’action missionnaire de l’Evêché, puisqu’elle offre un encadrement pastoral étroit sur les masses populaires. Ainsi, l’économiste libéral Paul Leroy-Beaulieu ne déclare-t-il pas en 1872 que le travail en usine favorise la moralisation des classes populaires, puisqu’il constate une diminution des naissances illégitimes dans les centres industriels par rapport aux campagnes 2154 . En 1892, le procureur de Bourgoin abonde dans ce sens lorsqu’il affirme que « ces pratiques et la surveillance qui les accompagne sont des obstacles au dévergondage : elles n’ont en général rien de plus excessif que celles usitées dans les maisons d’éducation de l’Etat » 2155 . Les usines-pensionnats se présentent le plus souvent comme une synthèse entre une Communauté religieuse, tenue par des congréganistes, et une providence, créée par des laïcs mais dirigée par des religieux, tant par le règlement intérieur que l’encadrement et la pratique religieuse 2156 .

Les fabricants lyonnais perfectionnent donc un système existant par petites touches avant de le répandre loin de Lyon.

Notes
2126.

AN, F12 1434, Proposition sur l’établissement d’un tirage, en 1751, et Etat général des frais et dépenses pour la construction des bâtiments du tirage des soyes établi au lieu de la Sône , en 1752.

2127.

ROSENBAND (L. N.), 2005, pp. 128-129.

2128.

HAFTER (D. M.), 2007.

2129.

CHASSAGNE (S.), 1998.

2130.

AUZIAS (C.) et HOUEL (A.), 1982, pp. 40-42.

2131.

GUTTON (J.-P.), 1970.

2132.

ADR, 52Q79, Mutation par décès de Firmin Savoye du 27 janvier 1868, 446Q41, Mutation par décès de Simon-Anthelme-Marie Vermorel le 17 avril 1891 : par testament, Firmin Savoye, l’un des plus riches fabricants lyonnais, lègue dix mille francs à la Providence des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul d’Oullins. Savoye appartient à la famille qui a fondé l’usine de Charvieu , en Isère, sous la Restauration. Quant à Vermorel, décédé sans postérité, on retrouve parmi ses nombreux légataires, les Providences de l’église Saint-Paul et celle de l’église Saint-Louis, à Lyon. FARNHAM (M. J. J.), 1989 et MAS (G.), 2005.

2133.

MAS (G.), 2005 et VOOG (R.), 1963.

2134.

TUDESQ (A.-J.), 1964, vol. 1, pp. 219-220.

2135.

TUDESQ (A.-J.), 1964, vol. 2, pp. 571-576.

2136.

PERROT (M.), 1974, vol. 1, pp. 318-330.

2137.

Y compris hors de France, puisque le siège de l’Oeuvre de la Propagation de la Foi est installé à Lyon, à l’initiative de laïques lyonnais. Voir DREVET (R.), 2002.

2138.

BUCHE (J.), 1935, JULLIAN (R.), 1972, BOUTRY (P.), « Une dynamique sacrificielle. Le catholicisme lyonnais du premier XIXe siècle », in LAGRÉE (Michel), (sous la direction), 1998.

2139.

LESTRA (A.), 1967, BAUMONT (J.-C.), 1972. En 1838, la Congrégation de Lyon, divisée en deux rameaux, la Congrégation des Messieurs (pour les personnes âgées de plus de 33 ans), et la Congrégation des Jeunes Gens, rassemble au moins 160 membres issus de la bonne société lyonnaise, comme Prosper Dugas ou Victor Girodon .

2140.

PIERRARD (P.), 1984, pp. 180-183, BREJON DE LAVERGNEE (M.), 2006, DUMONS (B.) et PELLISSIER (C.), 1992, DUMONS (B.), 2001.

2141.

JACQUIER (B.), 1976, p. 125, MONTCLOS (X. de), 2005, p. 189.

2142.

DROULERS (P.), 1957 et 1975, DURAND (J.-D.), 1992, VOOG (R.), 1963.

2143.

POULAT (E.), 1975, JACQUIER (B.), 1976, p. 3.

2144.

Né à Evin-Malmaison, dans le très catholique Pas-de-Calais, le 13 février 1826, il suit les cours du Petit et du Grand Séminaire de Cambrai. Il suit Desprez, ancien curé de Notre-Dame-de-Roubaix, lorsque celui-ci est nommé évêque de Saint-Denis-de-la-Réunion qui le promeut grand vicaire en 1871. Il se lance alors dans un actif combat missionnaire dans les îles, tant à la Réunion que dans sa voisine, l’île Maurice. Devant un tel zèle, on lui confie l’évêché de la Martinique vers 1874, avant de rejoindre Grenoble l’année suivante, où il se fait remarquer par ses opinions anti-maçonniques.

2145.

GADILLE (J.), 1966, pp. 198-199.

2146.

TRIMOUILLE (P.), 1974, COFFEY (J. L.), 2003, DOREL-FERRE (G.) et McKEE (D.), 2006, pp. 63-65.

2147.

JONAS (R. A.), 1994, MATAGRIN (G.), 1994. Mgr Fava s’appuie à Grenoble sur l’action d’un jésuite, Jules Sambin. Ce dernier obtint du prédécesseur de Mgr Fava, la reconnaissance de la Congrégation des Sœurs de Sainte-Philomène.

2148.

MATAGRIN (G.), 1994.

2149.

GADILLE (J.), 1966, pp. 108-117, 147.

2150.

AVENIER (C.), 2004, pp. 44-48.

2151.

BOUTRY (P.), 2001, p. 423.

2152.

Voir notamment GADILLE (J.), 1966.

2153.

AVENIER (C.), 2004, pp. 150-151.

2154.

LEROY-BEAULIEU (P.), 1872.

2155.

GAUTIER (A.), 1983, p. 57.

2156.

BRUHAT (J.), 1975.