2-L’installation des usines-pensionnats en Bas-Dauphiné.

Selon toute vraisemblance, la première usine-pensionnat de la région lyonnaise comportant des religieuses, est la fabrique construite par le fabricant lyonnais C.J. Bonnet, dans son village natal, Jujurieux , dans l’Ain, en 1835. Bonnet adapte le principe d’un établissement-pensionnat, comme celui de la Sauvagère, fondé par Berna, à Saint-Rambert, en lui adjoignant des religieuses sur le principe des providences. Le modèle Bonnet se retrouve jusque dans la Drôme, à Montboucher, près de Montélimar 2157 . Fort de ces exemples, Victor Auger , gendre et associé du fabricant Louis-Rose Gindre , et lui-même fils de fabricant, entreprend à son tour la construction d’une usine-couvent modèle qui marque le passage progressif d’un « paternalisme éclairé » à un paternalisme autoritaire 2158 . On retrouve chez lui une volonté désintéressée d’améliorer le sort de ses employées devant les dangers du monde moderne 2159 .

Frein à la migration définitive dans un centre urbain industriel, ce type d’établissement favorise le maintien d’une population active jeune en milieu rural 2160 . Chatelain voit dans les usines-pensionnats une solution aux migrations temporaires : la présence de dortoirs encourage les jeunes campagnardes, vivant à plusieurs dizaines de kilomètres, à venir travailler à l’usine 2161 . Une telle organisation trouve un terreau favorable dans les contrées les plus pauvres. Le temps n’est pas si loin où la noblesse légitimiste du Bas-Dauphiné exerçait elle aussi un patronage naturel sur les communautés rurales. La figure du maître imposée par certains patrons du textile trouve donc ici une filiation et un prolongement logique 2162 . D’ailleurs, les légitimistes insistent dans la seconde moitié du XIXe siècle, sur la nécessité de rétablir un lien social fort entre les classes supérieures et inférieures grâce au patronage, à la charité, à une réciprocité des droits et devoirs, contre le libéralisme outrancier de certains industriels 2163 .

Tableau 39-Les principales usines-pensionnats à la fin du XIX e siècle.
Nom Fabricant lyonnais Lieu Nombre d’ouvrières Religieuses
L. Permezel& Cie X Voiron 837 X
Pochoy   Voiron 250 X
Camille Chavant X Saint-Jean-de-Moirans 545 ?
Irénée Brun X Voiron 221 ?
Léon Jourdan   Voiron 158 ?
Bruny   Saint-Blaise 150 ?
Monin   Voiron 150 ?
Montessuy& Chomer X Renage 900 X
Ogier   Voiron 200 X
Jean-Marie Brun   Coublevie 231 ?
Noyer, Durand & Collon X Saint-Nicolas 301 ?
Brun frères X Cessieu 89  
Faure & Guinet   Apprieu 112 ?
Dufêtre X La Sône   ?
Duboisfrères X La Frette   X
R. Schwarzenbach   Ruy 575 X
Faidides   Nivolas 100 X
Donat   Corbelin 186  
Constant Rabatel   Corbelin 104 X
Couturier   Charavines 125 X
Michal-Ladichère   Saint-Geoire 523 X
A. Girodon& Cie X Saint-Siméon-de-Bressieux 936  
Alexandre Giraud& Cie X Les Abrets 200 X
Alexandre Giraud& Cie X Châteauvilain 350 X
Vivien X Saint-Jean-de-Bournay 91 X

Avant 1850, on dénombre peu d’usines-pensionnats en Bas-Dauphiné, hormis Montessuy & Chomer, à Renage , Alexandre Giraud & Cie à Châteauvilain (et encore, il n’est pas certain qu’à cette date, l’établissement de Châteauvilain soit déjà une usine-pensionnat), Garnier au Vernay (Nivolas ) et Joly (à Saint-Geoirs ).

La diffusion des usines chrétiennes se fait lentement, de façon empirique, sans plan préconçu de la part de l’Eglise. Quelques industriels, Auger et Montessuy en tête, assurent leur autopromotion par l’édition de plaquettes imprimées vantant les mérites de l’organisation de leurs fabriques. Crozel, de Chatte , entreprend de son propre chef, de contacter l’un de ses confrères filateurs de Montélimar, Lacroix, pour obtenir de lui des renseignements sur son établissement. Au cours d’une de ses visites à Romans, Crozel a appris que la surveillance de la filature Lacroix est assurée par des religieuses. Pour lui, catholique fervent, une telle gestion du personnel ne peut que l’intéresser au plus haut point, il s’enquiert donc des conditions exigées par les communautés religieuses, les engagements réciproques 2164

Carte 13–Les usines-pensionnats en Bas-Dauphiné à la fin du XIX
Carte 13–Les usines-pensionnats en Bas-Dauphiné à la fin du XIXe siècle.

Les usines-pensionnats du Bas-Dauphiné apparaissent aussi comme la réponse chrétienne aux projets utopistes du XIXe siècle, comme ceux de l’Américain Owen ou des fouriéristes, pour atténuer les méfaits de l’industrialisation. Ici, contrairement au Familistère que Godin élabore dans la seconde moitié du siècle, il n’est point question de partage du pouvoir avec des « associés » et des « sociétaires » 2165 .

Notes
2157.

BARBASTE (P.), 1985.

2158.

Voir STEARNS (P. N.), 1978, cité par NOIRIEL (G.), 1988.

2159.

GINIER (J.H.), sd, pp. 8-9. GUESLIN (A.), 1992, rappelle que Cavalier à Pont-à-Mousson ou Godin à Guise, ont eux aussi été frappés par les conditions d’existence de leurs ouvriers et ont cherché, de façon désintéressée à les améliorer.

2160.

CHATELAIN (A.), 1970.

2161.

CHATELAIN (A.), 1976, p. 934.

2162.

Voir NOIRIEL (G.), 1988.

2163.

Voir KALE (S. D.), 1992.

2164.

APAG, Registre de copies de lettres Cuchet & Crozel, Lettre à Lacroix le 10 mars 1873.

2165.

PAQUOT (T.), 2007, p. 45