Alors que les établissements Montessuy & Chomer de Renage , et Auger à Boussieu ont plus d’une dizaine d’années d’existence et d’expérience, Laurent Aubry , probablement un architecte (il prétend avoir construit déjà cinq usines à Voiron ), propose à son tour en 1862, de constituer un établissement modèle, une cité industrielle, à Entre-Deux-Guiers, petit village frontalier de la Savoie, assez éloigné des grands bourgs industriels comme Lyon, Grenoble, et même Voiron (une quinzaine de kilomètres de distance). Ce dernier point constitue d’ailleurs l’un des éléments de son argumentation : les centres industriels attirent une main d’œuvre exigeante du point de vue salarial pour faire face à la cherté de la vie urbaine. Au contraire, le terreau le plus fertile pour l’industrie, selon Aubry, ne se trouve que dans les contrées les plus pauvres :
‘« Pour obtenir en fabrication quelconque un rendement utile, une soumission convenable des ouvriers envers leur maître, il faut établir les usines dans les régions les plus déshéritées, où l’ouvrier sans occupation permanente gagne sa vie dans les champs, où ses enfants, la plupart occupés à la garde des bestiaux, n’ont qu’un salaire presque nul pour les garçons et tout à fait nul pour les filles. Aussi, lorsque l’industrie pénètre dans ces localités, un bien-être de la famille s’ensuit […]. Ce bien-être, dû à l’industrie, procure à l’industriel de beaux bénéfices. Les salaires qu’il accorde à ses ouvriers sont moins élevés que ceux des ouvriers des centres industriels […] ».’Outre des avantages salariaux, Aubry espère trouver à Entre-Deux-Guiers, une main d’œuvre féminine abondante et inoccupée parmi les autochtones et dans la Savoie toute proche, qui jusqu’à présent n’hésitait pas à migrer à la recherche d’un travail, notamment à Boussieu chez Auger. Le site retenu, le hameau du Revol, offre l’avantage d’être situé en bordure de la route de Bourgoin aux Echelles, et de posséder une chute d’eau sur le Guiers-Mort. Au total, Aubry, fort de son expérience voironnaise, prévoit un coût de revient pour un mètre de foulard de soie produit, inférieur de 28% à ceux pratiqués à Voiron .
Concrètement, Aubry , cherchant à séduire investisseurs et autorités à la fois, se propose d’édifier deux fabriques de deux étages, l’une pour tisser des soieries, construite en priorité, puis une fabrique pour les toiles de chanvre, avec une « caserne » pour les ouvrière, une chapelle au milieu d’un parc, mais séparée des fabriques par un grillage, le tout clos par un mur d’enceinte. Une école est également envisagée pour les enfants du personnel. L’heureux concepteur de ce projet espère en outre placer sa cité industrielle sous les bons auspices du monastère de la Grande-Chartreuse, distant de quelques kilomètres, pour gérer l’église, l’école et le personnel, voire, pourquoi pas, intéresser financièrement les riches frères chartreux à son établissement ; en effet, ceux-ci contribuent de façon notable à l’œuvre missionnaire entreprise en Isère par les évêques de Grenoble en versant de généreuses oboles pour la construction d’églises. Le projet est d’autant plus ambitieux que le nouvel établissement doit contenir quatre cents métiers mécaniques pour la soie, mus par une turbine, avec dortoir, réfectoire, cuisine, buanderie pour le lessivage des soies… bref, tous les éléments pour faire de cette fabrique un établissement modèle et moderne. Pour financer sa cité industrielle, estimée à 340.000 francs (dont seulement 20.000 francs pour les fonds de roulement), il envisage de constituer une société dénommée Cité industrielle du Revol, divisée en six cent quatre-vingts actions de 500 francs chacune.
Cependant, le projet n’aboutit pas, sans que l’on en connaisse la raison. On peut néanmoins supposer que l’homme n’a pas dû trouver d’oreilles complaisantes parmi les fabricants lyonnais susceptibles d’alimenter régulièrement une usine ayant de telles dimensions 2166 .
AUBRY (L.), 1862.