1-L’entrée dans une usine-pensionnat.

Comme l’établissement de Bonnet qui recrute au milieu du XIXe siècle un sixième de ses ouvrières parmi les orphelines de l’assistance publique lyonnaise 2168 , Auger décide de s’assurer le concours de sourdes et de muettes grâce aux ecclésiastiques qui deviennent ses rabatteurs. Il assure sa publicité grâce à l’édition d’un fascicule vantant les mérites de la nouvelle institution, au service des valeurs morales et chrétiennes. Avec la création des usines-pensionnats, on assiste à une transformation du marché du travail des enfants. La logique traditionnelle du marché est contournée par une contractualisation entre un patron et des parents, qui repose sur des « principes de la réciprocité généralisée ou de la charité qui doit [habituellement] régler les relations entre parents », puisque d’après le contrat, le patron se substitue au père dans la formation et l’éducation, mais aussi dans sa prise en charge de la dot, plutôt que par le versement d’un salaire régulier 2169 .

Selon l’inspection du travail des enfants, en 1853, toutes les ouvrières de l’établissement se recrutent à l’extérieur de la commune 2170 . Entre 1857 et 1864, dix-neuf actes dans les archives de la Justice de Paix de Bourgoin concernent des contrats d’ouvrières engagées par la maison Auger & Gindre, dans l’usine-pensionnat de Boussieu 2171 . Une telle présence s’explique par leur contestation par l’une des deux parties. Dans dix-huit cas, le recours au juge de paix est fait à l’initiative du camp patronal pour rupture de contrat de la part de l’ouvrière. D’une certaine manière, ces contrats rappellent les contrats d’engagement des émigrants vers le Nouveau Monde, qui ne touchaient leur dû qu’à l’échéance dudit contrat. À l’époque, cette usine modèle chrétienne n’en est qu’à ses premiers pas, ayant probablement débuté son activité vers 1851. Si l’on examine l’origine géographique des ouvrières concernées, deux seulement sur vingt et une ont leurs parents domiciliés dans les alentours de l’établissement. Cinq proviennent de Vienne et trois de l’arrondissement de Saint-Marcellin , contre sept des montagnes de l’Oisans. Pour recruter cette main d’œuvre éloignée, les dirigeants de la fabrique s’appuie sur les curés de campagnes 2172 , probablement sollicités par l’entremise de brochures éditées à l’occasion de l’ouverture et vantant les vertus d’un établissement industriel chrétien. Le curé est un rabatteur idéal pour un industriel 2173 , par sa connaissance des familles, de leurs revenus, de leurs relations et bien évidemment de leur moralité. Enfin, les quatre dernières sont issues, soit de la Drôme, soit de la Savoie.

Fort logiquement et comme on pouvait s’y attendre, la maison Auger & Gindre recrute son personnel parmi les jeunes filles des campagnes déshéritées. L’éloignement géographique, et par conséquent l’éloignement familial, constitue probablement l’une des raisons qui explique le brusque départ de certaines ouvrières, malgré leur contrat d’engagement. Si l’on suit la vision quelque peu déterministe d’Abel Chatelain, proche en cela des auteurs du XIXe siècle, « l’ouvrière des montagnes est en général résignée, plus docile, moins exigeante que celle des plaines » et aussi plus robuste 2174 . Autant de clichés largement répandus alors qui ne peuvent que partiellement expliquer le recrutement en Oisans et en Savoie opéré par Auger. Il ne semble pas que les industriels du textile adoptent des comportements similaires à ceux des forges d’Allevard qui imposent à leurs ouvriers d’envoyer leurs enfants dans des écoles congréganistes sous peine de perdre leur emploi 2175 . Pourtant, Auger, dans son usine chrétienne, applique avec zèle et rigueur les règlements qu’il a lui-même édictés. Aussi n’hésite-t-il pas à renvoyer les ouvrières dont les enfants ne fréquentent pas les écoles congréganistes. De même, il impose cette condition à ses nouvelles recrues sous peine de ne pas les embaucher. Cette pratique du chantage cesse avec la vente de l’établissement. Selon toute vraisemblance, une pratique semblable existe à Châteauvilain au moins jusqu’en 1886. Chez Girodon , entre 1891 et 1934, les trois quarts des embauches concernent des jeunes filles qui ont moins de vingt ans, pour 16% qui ont entre vingt et trente ans et 7% au-delà de ce seuil. Jusqu’en 1891, on relève un fort niveau de recrutement qui laisse supposer une importante mobilité du personnel : en moyenne, deux cent trente-cinq ouvrières sont recrutées chaque année, alors que l’effectif total se situe autour de neuf cents personnes dans les années 1880 2176 . Pourtant, le règlement semble moins rigoureux chez Girodon que chez Auger.

À partir de ces actes civils, il est alors possible de dresser un contrat-type proposé verbalement par l’usine-pensionnat au milieu du XIXe siècle. Il existe néanmoins des conventions écrites, comme le règlement intérieur de la fabrique ou des formulaires sur les conditions générales d’admission. Pour les conduire à l’usine, la direction de l’usine Auger verse aux jeunes filles une avance pour leurs premiers frais de voyage. Au départ, toutes les jeunes filles, toutes mineures, sont placées en apprentissage pour une durée fixée par avance, le plus souvent quatre années, contre trois années chez Girodon , à Saint-Siméon-de-Bressieux . Une majorité y entre à seize ans, mais quelques unes, exceptionnellement, rejoignent les moulins à soie et les métiers à tisser dès l’âge de douze voire onze ans. Chez C.-J. Bonnet , à Jujurieux , les jeunes filles intègrent l’usine-pensionnat dès l’âge de douze ou treize ans, après avoir effectué un mois d’essai 2177 .

Dans les années 1860-1880, sans qu’il soit possible de dater de façon plus précise, les dirigeants de la très chrétienne fabrique de Boussieu établissent trois formulaires différents pour régler les conditions d’admission des ouvrières dans leur établissement, selon leur statut au moment de leur engagement, à savoir ouvrière, apprentie ou orpheline 2178 . En vérité, il faut séparer le premier groupe constitué des ouvrières, des deux autres, les orphelines et les apprenties. À l’intérieur de chaque catégorie, il y a un système de classes, selon le mérite des jeunes filles 2179 . L’ouvrière, à Boussieu, est « une jeune fille qui a fait quatre années d’apprentissage dans la maison ou qui y est entrée connaissant son métier. Elle s’engage pour un an, et son engagement est renouvelable d’année en année ». Au contraire, orphelines et apprenties forment les bataillons d’une usine qui se veut un établissement chrétien modèle. Ces jeunes filles sont soumises à des conditions d’entrée d’âge, avoir entre quinze et dix-sept ans pour les apprenties, contre treize à seize ans pour les orphelines, et doivent fournir à la fois un certificat de « bonne conduite » délivré par le curé de leur paroisse, et un certificat médical. L’apprentie doit contracter un engagement de quatre années, dont deux ou trois réservées à son apprentissage. L’appellation d’orpheline peut être trompeuse, puisqu’il s’agit d’une

‘« jeune fille que les parents, ou le tuteur, engagent jusqu’à sa majorité. Devenue l’enfant de la Maison, elle est traitée comme telle, aux frais de l’établissement, pour tous les besoins de l’âme et du corps. Elle ne touche ses gages qu’à vingt et un ans » 2180 .’

Pour être sûr que les ouvrières respectent les conditions générales d’engagement, sans rupture anticipée, la direction de l’usine Auger leur impose une retenue de 50 francs, dès leur entrée. La somme ne leur est restituée qu’à la fin de leur engagement 2181 . Chaque ouvrière, lorsqu’elle intègre l’usine-pensionnat Auger, à Boussieu (Ruy), se voit attribuer une assiette plate avec une assiette creuse pour la soupe quotidienne, ainsi qu’un gobelet en fer battu et des couverts en fer 2182 .

Le moulinage Aurenche et la fabrique Dufêtre , tous deux établis à La Sône , se sont enquis d’obtenir des orphelines de la part des Hospices civils de Grenoble. Aurenche, de confession protestante, obtient, en 1853, que les jeunes filles soient placées chez lui par la Commission chargée de l’administration charitable des Hospices grenoblois. Sous l’action du curé de La Sône, on lui en retire la garde quatre ans plus tard au profit d’un industriel voisin, le fabricant lyonnais Dufêtre 2183 , un catholique. Pour compenser ce retrait de main d’œuvre, mais aussi pour se venger, Aurenche fait appel à une trentaine de jeunes filles… protestantes. Comme Auger, il s’appuie sur le personnel ecclésiastique – les pasteurs ici – pour les recruter. Une société biblique, proche des Calvinistes, se charge de la délicate mission, notamment en Charente Inférieure. Pour encadrer les nouvelles recrues, ladite société adresse à Aurenche une institutrice, originaire de Valence, qu’elle rémunère à hauteur de 1.200 francs par an. Si cette dernière prend en charge l’éducation des enfants Aurenche, elle assure également quelques leçons auprès des seules ouvrières protestantes, ainsi que des exercices religieux avec l’appui de Mme Aurenche. Chaque dimanche, un pasteur célèbre le culte dans la fabrique. Cependant, l’industriel tolère aussi les pratiques catholiques (chants de cantiques, récitation du rosaire, fréquentation du catéchisme…) pour le reste de son personnel. Aurenche s’inscrit alors dans un vaste processus de prédication lancée par les Protestants de France 2184 . Dans les usines Ruby , à Voiron , la direction recrute également des orphelines, pratique probablement déjà en vigueur avec les anciens propriétaires de l’établissement, les Pochoy 2185 . Lorsqu’elles entrent dans l’usine, tel un couvent, les jeunes recrues doivent se dépouiller de tous signes extérieurs de richesse et d’ostentation, comme les rubans, les bonnets extravagants ou les bijoux.

Chez Girodon , à Saint-Siméon-de-Bressieux , les nouvelles recrues de l’usine-pensionnat doivent elles aussi fournir des preuves de leur état de santé. Alors que les providences lyonnaises recrutaient leurs pensionnaires entre cinq et onze ans, pour les héberger jusqu’à leur majorité le plus souvent 2186 , les usines-pensionnats doivent respecter la législation du travail en matière de limitation du travail des enfants ; elles n’acceptent par conséquent que les enfants ayant au moins une douzaine d’années.

On l’a compris, l’usine-pensionnat du Bas-Dauphiné est destinée aux filles, là où les projets fouriéristes visent à mélanger les enfants des deux sexes. Selon Chatelain, les familles paysannes accueillent favorablement les usines-pensionnats : l’encadrement religieux les rassure. Pour elles, les usines-pensionnats détournent les jeunes filles des méfaits de la grande ville industrielle 2187 .

Notes
2168.

VANOLI (D.), 1976.

2169.

AGO (R.), 2003, p. 14.

2170.

ADI, 162M10, Rapport ms d’inspection du travail des enfants dans les manufactures destiné au sous-préfet de l’arrondissement de La Tour-du-Pin le 12 juillet 1853.

2171.

ADI, 9U279 à 9U286, Actes civils et jugements déposés à la Justice de Paix de Bourgoin , entre le 3 décembre 1857 et le 15 juin 1864.

2172.

ADI, 9U282, Justice de Paix de Bourgoin , Jugement du 14 avril 1860 : l’acte est inachevé dans sa rédaction, mais il évoque la présence du curé d’Allemont lors du recrutement d’une ouvrière de quinze ans.

2173.

Peugeot, dans la région de Montbéliard, utilise des pasteurs luthériens pour recruter ses ouvriers (tous luthériens). Voir COHEN (Y.), 2001.

2174.

CHATELAIN (A.), 1970.

2175.

AN, BB18A92, Lettre ms du procureur de Vienne au procureur général de Grenoble le 5 juillet 1892.

2176.

MOYROUD (R.), 1995-1996.

2177.

CHASSAGNE (S.), 1998.

2178.

Cette différence de statut se distingue partiellement de la classification mise au point par Fourier, qui repose sur des groupes d’âges (nourrissons, poupons, bambins, chérubins, séraphins, lycéens, gymnasiens, jouvenceaux), ce qui montre les objectifs purement industriels des usines-pensionnats. Voir PAQUOT (T.), 2007, p. 61.

2179.

Voir aussi FOUCAULT (M.), 1993, p. 171.

2180.

GINIER (J.H.), sd, pp. 11 et sq.

2181.

ADI, 9U360, Justice de Paix de Bourgoin , Conditions générales d’engagement des ouvrières à la Fabrique de Boussieu , sd [1862-1887].

2182.

ADR, 3E24629, Acte de société devant Me Lombard-Morel (Lyon) le 28 novembre 1867.

2183.

Fabricant de soieries, François Dufêtre est né à Fleurie (Rhône) le 27 vendémiaire an XII, d’un père « cultivateur ». Il épouse en secondes noces, en 1841, Rose-Zoé Rivoire, la fille d’un libraire lyonnais (il est veuf sans enfant d’Etiennette Choquet). Sous le Second Empire, il associe ses deux fils, Joannès et Georges, à son affaire, mais à la fin de l’année 1870, ce dernier se sépare de son père. En 1872, une nouvelle société est constituée entre François et Joannès Dufêtre au capital de 1.100.000 francs, dont 875.000 francs apportés par le père. Il siège au Conseil des Prud’hommes de Lyon. François Dufêtre décède à Lyon le 9 janvier 1878, en laissant à ses quatre enfants une succession d’au moins 1.489.461 francs. Sa veuve et deux de ses fils poursuivent l’activité de sa maison de soieries, mais au premier semestre 1889, Dufêtre père & fils fait faillite.

2184.

AEG, Dossier Paroisses, Lettres ms du curé de La Sône à l’évêque de Grenoble, les 27 avril et 7 août 1857, et lettre ms du Président de la Commission administrative de l’Hospice de Grenoble à l’évêque, le 29 mai 1853 et SACQUIN (M.), 2004. Le paternalisme ne concerne pas seulement le patronat catholique. Les protestants se sont également laissés séduire par le paternalisme, mais il semble que l’objectif final soit différent : les patrons protestants cherchent à la fois à moraliser leur personnel et à les aider à s’émanciper. Il est donc courant d’assister à des lectures de la Bible dans l’enceinte usinière. Voir GUESLIN (A.), 1992 et LOWN (J.), 1988.

2185.

Egalement en vigueur dans l’usine de C.-J. Bonnet , à Jujurieux . BRUHAT (J.), 1975.

2186.

MAS (G.), 2005.

2187.

CHATELAIN (A.), 1976, p. 935.