S’inspirant des couvents, les usines-pensionnats sont immédiatement clôturées par un mur d’enceinte afin de mieux surveiller les mouvements de la main d’œuvre, d’éviter les contacts avec les tumultes extérieurs et de fixer les limites de l’espace disciplinaire 2218 .
Tel un couvent dont les membres vivent reclus, à l’écart du monde, l’établissement d’Auger est conçu pour vivre en autarcie, avec son saloir, sa menuiserie, sa forge, sa buanderie, sa pharmacie avec un alambic et plus de cent trente bocaux de décoctions médicinales gérée par l’une des religieuses, une infirmerie pouvant recevoir onze ouvrières dans des lits à baldaquins, sa lingerie… En cas de maladie, les fondateurs de l’usine mettent à la disposition de leur personnel une Caisse de secours, les frais de médecin étant intégralement pris en charge par l’établissement. Un moulinage est installé au sous-sol, à l’abri de la chaleur, sur le modèle des fabriques ardéchoises, et au rez-de-chaussée du bâtiment principal, avec également le cannetage et le dévidage, tandis que le tissage occupe les premier et second étages (avec respectivement cinquante-deux et cinquante-quatre métiers à tisser) éclairés au gaz. Les deux étages supérieurs servent de dortoirs pour les ouvrières, avec la possibilité d’abriter au total deux cent quarante-cinq filles dans des lits en fer. En revanche, les dortoirs ne sont éclairés que par deux lanternes par étage, qui font office de veilleuse. Les employés dorment dans une chambre à part, dotée d’un modeste mobilier. Une partie du dévidage se fait à l’extérieur de la fabrique, avec seize mécaniques placées au dehors. Les hommes, qu’ils soient employés ou gareurs, prennent leurs repas dans un petit réfectoire, à l’écart des femmes, symbole de la ségrégation sociale et sexuelle qui règne dans la fabrique 2219 .
Pour les dirigeants lyonnais de la fabrique de crêpe de Renage , les très catholiques Just-Antoine Montessuy et Alexandre Chomer 2220 , l’organisation de la vie ouvrière dans le cadre d’une usine-pensionnat a pour but de « maintenir les relations de la famille » : les ouvrières conservent une attache paternelle en réintégrant le domicile paternel seulement le samedi, au lieu de s’émanciper de façon précoce en ayant leur propre domicile. Dans l’esprit des initiateurs du système, cet encadrement ne doit pas pour autant « étouffer » la jeune fille, car il a une vocation pédagogique : apprendre l’ordre, l’autonomie (elles doivent se débrouiller pour leurs repas…), non par la contrainte, mais par l’exemple. L’enfermement a pour but de recréer l’esprit d’une cellule familiale. À les lire, la liberté religieuse est respectée grâce à une pratique cultuelle facultative. Il ressort un bilan flatteur de ce système qui se prétend vertueux :
‘« grâce à un choix sévère du personnel, grâce au concours de Sœurs intelligentes et dévouées, la moralité est parfaite, l’instruction est recherchée, l’épargne est régulière, l’ordre et la propreté sont devenus une habitude » 2221 .’Les conditions de vie dans ces internats sont des plus spartiates. Avec l’établissement de Boussieu , celui de Renage offre de nombreux services à son personnel, voire à la population locale : outre un dortoir, un réfectoire et une chapelle, l’usine dispose depuis le Second Empire d’une crèche, d’une salle d’asile, d’une infirmerie, d’une école ouverte également aux plus démunis de la commune, le tout administré par les religieuses de l’ordre de Saint-Vincent-de-Paul. Au-delà des aspects moraux et éducatifs de ces structures, les dirigeants de la maison Montessuy & Chomer ne cachent pas leur intérêt économique à de telles dépenses sociales et philanthropiques : « [créer] un attachement des familles pour l’usine ; [assurer] le renouvellement du personnel ouvrier ; [permettre] de préparer d’excellents sujets, connus d’avance, et dont l’entrée dans l’usine est un avantage précieux » 2222 . À cela s’ajoute la constitution d’une caisse d’épargne par les patrons lyonnais, destinée aux ouvrières de leur établissement 2223 . Là encore, il s’agit pour eux de faire face au turnover de leur personnel et à la concurrence effrénée que se livrent depuis quelques années fabricants lyonnais et façonniers voironnais pour attirer à eux de la main d’œuvre. En offrant autant de garanties aux parents, Montessuy & Chomer disposent d’arguments solides à opposer à la croissance du centre industriel voironnais qui attire volontiers la population des villages voisins au détriment de Renage, d’autant que les façonniers n’ont pas à leur disposition des moyens financiers suffisants pour répliquer.
Pour les migrations hebdomadaires, les industriels affrètent des « galères », de longues voitures à cheval, pour transporter la main d’œuvre. Les industriels les plus importants ont aussi recours aux voies ferrées pour acheminer les ouvrières. Celles-ci ont alors une carte d’abonnement, signée par leurs patrons, leur donnant droit à d’avantageuses réductions tarifaires. À Paviot, le principal quartier industriel de Voiron , une gare a été spécialement aménagée. Sur le même site, à la fin du XIXe siècle, la fabrique Permezel (anciennement Florentin Poncet ) gère une flotte de quarante « galères », contre trente chez Girodon , à Saint-Siméon-de-Bressieux 2224 .
Chez Giraud, à Châteauvilain , le rapport entre les trois catégories d’ouvrières diffère : soixante-cinq ouvrières sur trois cent quatre-vingts, soit à peine un cinquième, rentrent chez elles quotidiennement, alors que deux cent quatre-vingt-treize doivent attendre le samedi. Enfin, vingt-deux filles seulement restent en permanence dans l’usine 2225 .
Dans certains établissements, l’alimentation est fournie par le patron contre paiement le plus souvent, dans d’autres, les ouvrières doivent apporter leur panier de victuailles pour la semaine. À Renage , chez Montessuy & Chomer, les ouvrières internes doivent apporter leur nourriture hebdomadaire. Eventuellement, un voiturier peut leur apporter deux fois par semaine des aliments de chez elles. La maison Montessuy se contente de leur assurer, dans un réfectoire, de la soupe le matin et le soir, ce qui est insuffisant comme ration alimentaire quotidienne. Durant la semaine, lesdits aliments sont confiés aux religieuses qui en ont la garde, tandis que des domestiques se chargent de les préparer dans les cuisines pour les ouvrières. L’usine-pensionnat Permezel , à Voiron , au tournant du siècle, fonctionne selon un principe légèrement différent, puisqu’elle met à leur disposition des fourneaux, un réfectoire où chaque pensionnaire dispose d’un casier à vivres, y compris pendant la période de grande chaleur 2226 . Les filles de la campagne vivent à l’usine grâce aux produits de la ferme paternelle, atténuant ainsi le choc du passage de l’univers familial à celui de l’usine 2227 . Certains patrons d’usines-pensionnats retiennent sur les salaires des ouvrières les frais de transport, de logement ou de repas 2228 .
Source : coll. Privée.
Source : coll. Privée.
Loin d’être confortables, ces dortoirs sont aussi des repoussoirs lorsqu’ils ne sont pas entretenus. À Voiron , on loge les ouvrières en priorité dans des dortoirs aménagés sous les combles, partie de l’immeuble la plus sensible aux écarts de température, avec une aération médiocre 2229 . Souvent, deux ouvrières doivent se partager la même couche. Au début du XXe siècle, dans le Sud-est de la France, 80% des ouvrières logées dans des tissages dorment dans de telles conditions 2230 . Pourtant, la nostalgique Jeanne Bouvier, au crépuscule de sa vie de militante syndicale, conserve un bon souvenir de ses journées passées dans une usine-pensionnat :
‘« Les lits étaient bons et propres, les draps changés tous les mois. Je me trouvais heureuse de coucher dans un lit convenable et propre comme chez ma mère. Le dortoir était bien éclairé, chauffé l’hiver, avec un placard pour chaque ouvrière. Le réfectoire aussi était éclairé et bien chauffé, et chacune de nous y avait son placard. Dans une grande cuisine, les ouvrières préparaient leurs aliments elles-mêmes. […] J’appréciais beaucoup cette organisation. Je respirais un peu dans cette fabrique où je me trouvais moins malheureuse avec mon salaire de 1,25 francs par jour. […] Il y avait bien un ennui dans cette fabrique : la journée de travail était trop longue. La cloche sonnait à quatre heures et demi du matin ; lorsque je l’entendais je la maudissais » 2231 .’À Renage , comme à Châteauvilain ou à Boussieu , les concepteurs ont pris soin de dissocier les espaces privatifs des espaces productifs, par des bâtiments distincts, séparés par un parc : ils aménagent des espaces fonctionnels, clairement définis, pour mieux asseoir leur contrôle sur les ouvrières 2232 . Les jeunes filles doivent obligatoirement se trouver dans les ateliers en journée. La fabrique de Renage dispose d’un vaste jardin. Avec la construction d’un moulinage sous le Second Empire, le jardin et la chapelle qui y trône, deviennent les éléments centraux de l’établissement. Située le long de la Morge, le plan initial de la vieille fabrique rappelle d’une certaine façon celui d’un couvent ou d’une abbaye avec la présence d’un jardin privatif encerclé par le tissage et le bobinoir sur trois de ses côtés. Pour vivre en autarcie – ou en communauté – les propriétaires ont adjoint diverses annexes autour de cette fabrique : une forge, des turbines, un dortoir en face de l’usine, des écuries, un magasin pour les soies, un gazomètre, un entrepôt pour le charbon, une menuiserie, un poulailler. Un second dortoir a été construit à l’entrée de la propriété. À l’autre extrémité, faisant face au tissage, les dirigeants ont fait construire un moulinage, mû par une turbine. Entre les deux, donc, on retrouve un vaste parc aménagé sur le modèle des jardins anglais, où alternent prairies, bosquets, parties ombragées le long de la Morge : l’ensemble, par son caractère champêtre artificiel, offre un cadre propice à la méditation, à la solitude, avec la chapelle au centre, mais aussi à la détente des pensionnaires, à la dispersion des ouvrières en petits groupes pour éviter tout attroupement ou concentration dans la cour principale devant l’usine 2233 . Dans le champ disciplinaire, le parc devient un espace de semi-liberté. Ce paysage rural illustre le rejet idéologique de la ville industrielle, polluée et pervertie 2234 .
Source : ADI, 7S2/25
D’ailleurs, les fabricants lyonnais construisent systématiquement leurs usines-pensionnats à la campagne, alors que les façonniers (essentiellement les Voironnais) installent leurs usines-dortoirs dans un cadre urbain et semi-urbain. Cela n’empêche pas d’aménager un vaste parc autour de leurs ateliers, comme c’est le cas chez Florentin Poncet : la chapelle trône au milieu d’un parc cet d’arbres. Au Vernay (Nivolas ), les Faidides ont eux aussi une chapelle, tandis qu’un parc d’un hectare entoure la propriété.
Source : coll. privée.
Certaines usines-pensionnats, comme celle de Boussieu , réglementent aussi les période de fin d’engagement. Chez Auger, l’engagement des ouvrières (mais pas celui des apprenties) cesse à des dates fixées par avance, après au moins un an d’activité dans l’usine : le 30 juin et le 31 décembre. Pour quitter définitivement l’établissement, l’ouvrière doit informer la direction avec deux mois d’avance 2235 .
Quant aux apprenties, engagées pour quatre années, elles ne peuvent s’absenter de l’usine Auger que sur une demande de leur père ou de leur tuteur, après un accord du directeur 2236 .
Les usines-pensionnats méritent certainement les surnoms de « fabriques-couvents » et de « cloîtres industriels », donnés par des contemporains plutôt critiques à leur égard 2237 .
Voir FOUCAULT (M.), 1993, p. 166, LE GOFF (J.), 1985, p. 29.
ADR, 3E24629, Acte de société devant Me Lombard-Morel (Lyon) le 28 novembre 1867.
Fabricant de crêpes, Alexandre Chomer est né à Montbrison le 4 novembre 1816, d’un père aubergiste. Son frère, Victor, apparaît en 1830 comme « voiturier » dans la Loire. En 1849, nouvel associé de Just-Antoine Montessuy dans la direction d’une importante maison, Chomer épouse Claudine-Pauline Troubat, la fille d’un courtier en soie, qui reçoit une donation de 55.000 francs à cette occasion, alors que lui-même possède un avoir de 80.000 francs dans son affaire. En 1858, grâce à ses gains, il accepte de commanditer un de ses confrères, Gondre & Cie. À partir des années 1870, ses parts dans la moitié du capital de la maison Montessuy & Chomer sont évaluées à 1.500.000 francs, hors compte courant. Lorsque son associé décède en 1882, il accepte que le neveu de ce dernier, Georges Montessuy, lui succède dans la société. Il est membre de la Société civile d’instruction élémentaire de Collonges où il possède un château. Chomer décède à Cannes le 25 mars 1892. Ses cinq enfants se partagent une fortune d’au moins 2.936.021 francs (plus du double si l’on se réfère à la communauté de biens).
Notice sur l’usine fondée à Renage (Isère) pour la fabrication de crêpes de soie et appartenant à MM. A. Montessuy et A. Chomer, Exposition universelle de Vienne, 1873, Notice imprimée, 1873.
Notice sur l’usine fondée à Renage (Isère) pour la fabrication de crêpes de soie et appartenant à MM. A. Montessuy et A. Chomer, Exposition universelle de Vienne, 1873, Notice imprimée, 1873.
LEQUIN (Y.), 1977, vol. 2, p. 114.
CHATELAIN (A.), 1970 et BERNARD (P.), 1952.
AN, BB18A92, Lettre ms du procureur de Bourgoin au procureur général le 3 juillet 1892.
Notice sur l’usine fondée à Renage (Isère) pour la fabrication de crêpes de soie et appartenant à MM. A. Montessuy et A. Chomer, Exposition universelle de Vienne, 1873, Notice imprimée, 1873 et JOUANNY (J.), 1931, pp. 55 et 115. En 1930, on dénombre encore dix-sept cuisines ou réfectoires d’usines encore en activité, surtout dans les cantons de Voiron , Rives et du Grand-Lemps , ainsi que vingt-cinq dortoirs ayant entre quatre et quatre-vingt lits et trente cités ouvrières.
CHATELAIN (A.), 1976, p. 944.
JONAS (R. A.), 1994, pp. 80-81. Jonas mentionne notamment le cas d’usines (probablement voironnaises) où le patron applique en 1906 une retenue de 18 francs pour les repas et de 19 francs pour le logement sur le salaire mensuel.
Il faut attendre le décret du 28 juillet 1904 pour que l’Etat s’intéresse au sort des ouvrières de ces usines-pensionnats, en réglementant les conditions de vie à l’intérieur. Cette nouvelle législation interdit le partage de la même couche par deux ouvrières, impose une distance d’au moins quatre-vingts centimètres entre chaque lit. Les lits doivent obligatoirement comporter une paillasse ou un sommier, ainsi qu’un matelas. Chaque ouvrière doit avoir un placard pour mettre ses effets et disposer d’un lavabo avec un savon et une serviette dans le dortoir. Dans les faits, les rares inventaires d’usine en notre possession montre que certains industriels n’ont pas attendu la loi (placard et literie). Voir BEAUQUIS (A.), 1910, p. 104.
CHATELAIN (A.), 1976, pp. 944, 954.
BOUVIER (Jeanne), Mes mémoires. Une syndicaliste féministe, 1876-1935, Paris, La Découverte/Maspéro, 1983, p. 64.
FOUCAULT (Michel), p. 168.
Notice sur l’usine fondée à Renage (Isère) pour la fabrication de crêpes de soie et appartenant à MM. A. Montessuy et A. Chomer, Exposition universelle de Vienne, 1873, Notice imprimée, 1873.
On retrouve cet idéal campagnard chez les utopistes du XIXe siècle. C’est l’un des rares points communs entre eux et les usines-pensionnats chrétiennes. Voir PAQUOT (T.), 2007, p. 76.
ADI, 9U360, Justice de Paix de Bourgoin , Conditions générales d’engagement des ouvrières à la Fabrique de Boussieu , sd [1862-1887].
ADI, 9U360, Justice de Paix de Bourgoin , Conditions d’admission d’apprenties dans la manufacture de Boussieu , sd [1862-1887].
CHATELAIN (A.), 1976, p. 937.