4-Formation, discipline et autorité.

Les usines Montessuy & Chomer et Auger à Boussieu , fondées au début des années 1850, apparaissent comme des « laboratoires disciplinaires », où s’élaborent de nouvelles techniques de gestion du personnel, associant une vision de la société à la recherche d’une efficacité rationnelle : « la discipline est pensée comme une technique de gestion de la société », contre les révoltes et les débordements d’éléments subversifs 2238 . Comme dans un couvent, les ouvrières sont soumises parfois à la règle du silence, en toutes circonstances 2239 .

Dans l’ensemble, il ressort qu’à la fin du XIXe siècle, les internats servent d’abord à surveiller la « probité et la moralité » des ouvrières. À maints égards, la main d’œuvre féminine traîne derrière elle une réputation d’indiscipline largement répandue parmi les milieux patronaux, que seul un ordre moral rigoureux permet de contrôler 2240 .

Les premiers règlements font leur apparition d’abord dans les établissements appartenant à des fabricants lyonnais. Au début de l’année 1866, un expert signale l’existence d’un règlement dans la fabrique Girodon , à Renage 2241 .

Chez Auger, l’article trois du formulaire d’engagement des ouvrières stipule, dans les années 1860, que

‘« l’ouvrière promet obéissance et soumission aux personnes chargées de la surveiller, ainsi que de se conformer aux règlements de l’établissement » 2242 .’

La direction de l’usine Auger impose un règlement au personnel à partir de mars 1862. Au sommet figure ce principe de « soumission complète ». Puis, il est suivi par le silence et la promptitude : les jeunes filles de la fabrique – orphelines, apprenties et ouvrières – doivent se rendre en cinq minutes aux ateliers, dès le premier son de cloche, dans un silence absolu. Hors des ateliers, le silence est de rigueur, dans la cour comme dans les dortoirs. Les attroupements sont sévèrement réprimés : pas plus de deux ouvrières aux cabinets, pas plus de quatre ouvrières à la fois en confession à la chapelle. La direction surveille étroitement la propreté de l’usine 2243 . On apprend aussi aux ouvrières à ne pas gaspiller les déchets de soie.

Chez Auger, à Boussieu (Ruy), les orphelines affrontent une soumission plus élaborée que les apprenties et les ouvrières puisque, selon l’article 8, du formulaire d’admission :

‘« Les parents ou le tuteur laissent l’enfant ou la pupille libre :’ ‘-de recevoir toutes les leçons de lecture, d’écriture, de calcul, d’ouvrages manuels et d’éducation chrétienne données par les sœurs préposées à la surveillance et à la formation intellectuelle de ces jeunes filles.’ ‘-d’assister aux exercices du culte catholique et de recevoir l’enseignement religieux et moral donné par M. l’aumônier de l’établissement » 2244 .’

Les ouvrières s’insèrent dans un système hiérarchique dominé par une double autorité supérieure : le directeur, représentant d’une autorité temporelle, celle des patrons lyonnais, d’une part, et les religieuses et le curé, représentant d’une autorité spirituelle, la religion, d’autre part. Emanation des riches fabricants de soieries, le directeur a directement sous ses ordres des contremaîtresses qui surveillent les ouvrières. Le règlement intérieur lui attribue toute l’autorité au sein de l’établissement et justifie sa domination sur des ouvrières consentantes. Chez Auger, les ouvrières qui désirent parler avec le directeur, doivent remettre leur demande par écrit à la supérieure.

L’étude des actes de la justice de paix pendant les années 1850 est instructive. En cas de rupture du contrat verbal mais aussi moral par l’apprentie, que le motif en soit la fuite, l’inconduite ou le non-respect du règlement, les patrons prévoient de demander une indemnité de deux cents francs à la famille de l’ouvrière indélicate 2245 . Toujours verbalement, une clause permet, toutefois, de rompre ce contrat, à savoir la maladie d’un proche. Cependant, il convient de souligner le faible nombre de litiges portés devant la justice de paix, par rapport à l’effectif supposé de l’établissement, supérieur à deux cents ouvrières. Sans doute s’agit-il des cas pour lesquels aucun accord amiable n’a pu être trouvé entre les deux parties. Dans les vingt et une affaires, quasiment la moitié (dix) provient de la fuite de l’ouvrière, tandis que dans un nombre équivalent de cas, ce sont les parents qui retirent leurs filles ou viennent les chercher sans les ramener. C’est le cas notamment des ouvrières originaires de l’Oisans, dont les parents constatent la « mauvaise nourriture », mais aussi « le défaut de propreté qui règne dans l’établissement » et l’absence de « l’instruction que [Auger & Gindre] s’étaient engagés à leur donner » 2246 . Une seule fille peut réellement justifier d’un état maladif invalidant pour travailler dans la fabrique. Lorsque les fuyardes avancent des ennuis de santé pour la quitter, les dirigeants ne désespèrent point de les récupérer et mènent une enquête de voisinage, voire exigent, par l’intermédiaire du juge de paix, un examen médical. Quelques unes se distinguent par leur opposition au système pensionnaire, comme Césarine Claret, qui, avant de fuir sa prison, n’hésitait pas à entonner « de mauvaises chansons, [à manquer] d’égard envers les sœurs et [à donner] de mauvais exemples aux autres ouvrières » 2247 .

Parmi les abus dénoncés chez Auger et les autres, figurent en bonne place les amendes infligées par les patrons, tant et si bien qu’au terme de leur contrat d’apprentissage, certaines ouvrières se retrouvent débitrices envers leur patron et n’ont d’autre choix pour rembourser leurs créances, que de renouveler leur contrat. Les salaires sont directement versés aux ouvrières par la supérieure des religieuses qui les poussent, aussitôt les gages versés, à les lui restituer pour les placer à la Caisse d’épargne de l’usine. Par cette pratique soigneusement réglée, il s’agit d’éduquer les ouvrières : elles doivent elles-mêmes prendre l’initiative d’économiser leur salaire. Chez Girodon , les salaires sont versés toutes les cinq semaines 2248 .

Chez Auger, les conditions salariales sont fixées par le formulaire d’engagement des ouvrières. Contrairement aux usages en vigueur, les ouvrières ne touchent pas une rémunération en fonction du tarif lyonnais ou du niveau de production. Elles reçoivent un salaire fixe à l’année, durée théorique de leur engagement. Les filles de l’usine n’entrent en possession de leurs gages qu’au terme de l’année ou de leur engagement. Comme elles sont nourries, logées, chauffées, blanchies, les ouvrières gagnent un salaire de misère : au moulinage, une ouvrière employée sur les banques se fait 100 francs par an, alors que ses collègues travaillant respectivement aux purgeoirs, aux doublages et aux moulins 105, 110 et 120 francs. Les dévideuses, les tisseuses, les polisseuses, les pinceteuses et les caneteuses émargent à 120 francs par an à la fin des années 1860. C’est trois à quatre fois moins que ce que gagne une tisseuse dans un autre établissement. Les patrons mettent en place parfois des systèmes de primes et de récompenses pour encourager leurs ouvrières, surtout pour l’exécution de commandes urgentes 2249 . Des étrennes sont versées aux ouvrières pour encourager leur ardeur au travail 2250  : les apprenties, plus jeunes, gagnent 25 francs par an, la première année, puis 40 et 60 francs les deux années suivantes, et enfin 100 francs pendant leur dernière année. Elles aussi ont la possibilité de percevoir des étrennes 2251 . Chez Auger, à Boussieu (Ruy), la direction de l’usine-pensionnat propose une « étrenne » de 2 francs par semaine pour les ouvrières du moulinage qui travaillent la nuit. Pour stimuler les ouvrières du moulinage ainsi que les polisseuses et les caneteuses, le patron de l’usine met en place un second système de primes, avec un classement mensuel des ouvrières en quatre classes : les ouvrières de première classe touchent une étrenne de 2 francs, celles de la seconde classe 1,50 francs et celles des deux autres classes 1 franc. Le classement prend en compte au moins cinq critères, parfois subjectifs et peu en rapport avec la production : « la bonté, la quantité, la qualité du travail, la docilité, l’application ». Ce système vise à encourager la production car les ouvrières du moulinage Auger touchent un salaire fixe à l’année. Il organise aussi une hiérarchie des aptitudes et du mérite chez les ouvrières 2252 . Les tisseuses, les dévideuses et les pinceteuses reçoivent aussi des primes pour compléter leurs salaires fixes, mais les modalités et le montant ne sont pas précisés explicitement 2253 . L’orpheline de l’usine Auger dispose en moyenne d’une dot de 610 francs grâce à l’argent placé à intérêt dans la Caisse d’épargne de l’usine 2254 . C’est peu au regard de ce que gagnent les ouvrières d’un établissement chaque année, au moins 400 francs. Les gages des ouvrières sont gérés par les religieuses : par une gestion sévère, celles-ci doivent leur inculquer le goût de la simplicité et de la modestie, plutôt que celui de la dépense futile 2255 . Lorsqu’elle quitte définitivement la fabrique ou à sa majorité, l’orpheline reçoit un trousseau, dont elle perd le bénéfice si elle abandonne son poste avant l’âge de vingt et un ans ou si elle se comporte mal 2256 . L’autorité de la direction repose en partie sur ce système de récompense : les ouvrières les plus méritantes sont aussi les plus soumises au système mis en place par Auger, car elles ont mentalement intégrée le mode de fonctionnement de l’usine-pensionnat 2257 . Pour s’assurer de la bonne application du règlement, Auger a mis en place un système d’amendes allant de 25 centimes à 1 francs.

Chez Montessuy & Chomer, les ouvrières sont payées, dès le Second Empire, en fonction de leur rendement. Ainsi, en 1873, leur salaire quotidien varie entre 1,40 et 1,60 francs. Pour les plus habiles, le salaire mensuel peut atteindre les 70 francs 2258 . Quant aux ouvrières cloîtrées dans les usines-pensionnats six jours par semaine, elles n’ont pas la possibilité de dépenser leurs gains en futilité (rubans, breloques…). Dans un souci éducatif – leur apprendre à épargner – mais aussi financier – constituer des fonds supplémentaires pour le fonctionnement au quotidien de la fabrique – les fabricants lyonnais ont créé en faveur de leur personnel une caisse d’épargne, rapportant 5% l’an. La détentrice d’un tel livret peut, si elle le demande, obtenir la conversion de ses économies en titres de rente sur l’Etat ou en actions boursières 2259 . En 1853, l’inspecteur du travail des enfants affirme que les ouvrières de l’usine Auger touchent un salaire annuel 2260 .

Les projets de Godin et des saint-simoniens affichent ouvertement leur volonté d’émanciper la femme 2261 . Les usines-pensionnats s’inscrivent dans une logique diamétralement opposée, avec sa soumission, selon une conception hiérarchique de la société. Alors que le Phalanstère de Fourier prévoyait une salle d’opéra pour stimuler les sens grâce à la musique et la danse, les usines-pensionnats semblent respecter la règle conventuelle du silence, avec probablement quelques entorses. Là où les projets et les réalisations utopistes proposent aux ouvriers la participation et l’association pour diriger l’entreprise et se partager les bénéfices, les propriétaires d’usines-pensionnats mettent en avant l’autorité, la hiérarchie et la soumission.

Fourier voyait dans son Phalanstère un moyen d’épanouissement sexuel, contre le moralisme bourgeois du XIXe siècle 2262 . Les usines-pensionnats reprennent l’idéal monastique et religieux de l’abstinence et de la séparation des sexes, pour mieux lutter contre les perversions nées de l’industrialisation, contre les déviances et les pratiques sexuelles d’une jeunesse qui a besoin d’être moralisée selon les défenseurs des valeurs chrétiennes, alors que le XIXe siècle s’affirme comme celui de la découverte des corps et de l’intime 2263 .

La discipline des établissements de Boussieu et de Renage ressemble probablement à celle en vigueur à Jujurieux (Ain), chez C.-J. Bonnet , et à Tarare (Rhône), chez J.-B. Martin . En revanche, ailleurs, elle semble moins oppressante. Abel Chatelain parle même de « relâchement » à propos des usines-pensionnats de l’Isère 2264 . D’ailleurs, les grèves pour dénoncer les usines-pensionnats sont assez rares. Ces pratiques quotidiennes et répétées de soumission transforment l’état d’esprit des ouvrières et les poussent à abandonner leur autonomie et leur sens des responsabilités au profit des religieuses et du directeur de l’établissement, représentants de l’autorité 2265 .

Notes
2238.

LORIGA (S.), 1991 et REVEL (J.), 2006, pp. 106-107.

2239.

REYBAUD (L), 1859, p. 201. Reybaud décrit l’usine C.-J. Bonnet de Jujurieux (Ain).

2240.

DOWNS (L. L.), 2002, p. 216.

2241.

ADI, 6S7/79, Observations ms de l’expert sur le mérite des réclamations produites dans l’enquête sur le classement du Syndicat de la Fure le 25 janvier 1866.

2242.

ADI, 9U360, Justice de Paix de Bourgoin , Conditions générales d’engagement des ouvrières à la Fabrique de Boussieu , sd [1862-1867].

2243.

ADI, 9U360, Règlement ms des jeunes filles occupées à la fabrique de Boussieu , le 25 mars 1862.

2244.

9U360, Justice de Paix de Bourgoin , Conditions d’admission d’orphelines dans la manufacture de Boussieu , sd [1862-1887].

2245.

ADI, 9U360, Justice de Paix de Bourgoin , Conditions générales d’engagement des ouvrières à la Fabrique de Boussieu , sd [1862-1887].

2246.

ADI, 9U281, Justice de Paix de Bourgoin , Acte civil du 2 juillet 1859.

2247.

ADI, 9U281, Justice de Paix de Bourgoin , Acte civil du 30 avril 1859.

2248.

MOYROUD (R.), 1995-1996.

2249.

JONAS (R. A.), 1994, p. 86.

2250.

ADI, 9U360, Justice de Paix de Bourgoin , Conditions générales d’engagement des ouvrières à la Fabrique de Boussieu , sd [1862-1887].

2251.

ADI, 9U360, Justice de Paix de Bourgoin , Conditions d’admission d’apprenties dans la manufacture de Boussieu , sd [1862-1887].

2252.

Voir FOUCAULT (M.), 1993, p. 213.

2253.

ADI, 9U360, Justice de Paix de Bourgoin , Conditions générales d’engagement des ouvrières à la Fabrique de Boussieu , sd [1862-1887]. Abel CHATELAIN mentionne l’existence d’un tel classement mensuel à Tarare, chez J.-B. Martin , en 1858, mais rapidement les salaires fixes et les primes sont suprimés au profit d’un salaire aux pièces. Voir CHATELAIN (A.), 1976, p. 940.

2254.

Pratique également en vigueur à l’usine-pensionnat de La Séauve selon CHATELAIN (A.), 1976, p. 941.

2255.

GINIER (J.H.), sd, pp. 11 et sq.

2256.

ADI, 9U360, Justice de Paix de Bourgoin , Conditions d’admission d’orphelines dans la manufacture de Boussieu , sd [1862-1887]. Le trousseau se compose de six chemises, six mouchoirs de poche, un bonnet, un bonnet blanc, deux paires de bas en coton, deux autres en laine, deux jupes, deux robes, deux mouchoirs de col, deux tabliers, une paire de souliers neufs, une paire de galoches.

2257.

MILGRAM (S.), 2001, pp. 172-173.

2258.

Les salaires versés à l’usine-pensionnat J.-B. Martin de Tarare (Rhône) sont supérieurs : les femmes gagnent entre 1,50 et 2 francs par jour, selon CHATELAIN (A.), 1976, p. 938.

2259.

Notice sur l’usine fondée à Renage (Isère) pour la fabrication de crêpes de soie et appartenant à MM. A. Montessuy et A. Chomer, Exposition universelle de Vienne, 1873, Notice imprimée, 1873.

2260.

ADI, 162M10, Rapport ms d’inspection du travail des enfants dans les manufactures destiné au sous-préfet de l’arrondissement de La Tour-du-Pin le 12 juillet 1853.

2261.

GUESLIN (A.), 1987, pp. 51-54, PAQUOT (T.), 2007, pp. 62, 64.

2262.

GUESLIN (A.), 1987, pp. 42-46, PAQUOT (T.), 2007, pp. 61-62.

2263.

CORBIN (A.), 2005.

2264.

CHATELAIN (A.), 1976, p. 941.

2265.

MILGRAM (S.), 2001, p. 24.