La maison Alexandre Giraud & Cie.

Au début des années 1880, la maison Giraud, dont le siège se trouve dans la rue du Griffon, non loin de sa principale rivale Les petits-fils de C.J. Bonnet, possède des usines en Isère (Les Abrets , Châteauvilain ), dans la Loire (Saint-Denis-de-Cabanne), en Saône-et-Loire (Chauffailles), construite en 1876, et un moulinage en Ardèche (Chassiers et Vinezac), acquis en 1881. En moins d’une décennie, les fils d’Alexandre Giraud ont insufflé un second souffle à l’entreprise familiale, en assurant sa mécanisation et son intégration. L’affaire est alors dirigée par Laurent-Léon et son frère cadet, Joseph-Marie-Camille, alors que l’aîné de la fratrie, Paul, participe activement à la direction du quotidien catholique lyonnais, Le Nouvelliste, un quotidien populaire proche des milieux catholiques lyonnais et de l’Union Générale. Il préside également l’Association des patrons catholique de Lyon. Avec un chiffre d’affaires d’environ quatorze millions de francs et des comptes courants évalués à plus de six millions de francs en 1883, cette firme s’impose alors dans le peloton de tête au sein de la Fabrique lyonnaise, bien que son capital social ne s’élève qu’à 200.000 francs 2266 .

La famille Giraud baigne dans une culture familiale très catholique : l’un des frères Giraud, Camille, a effectué un séjour chez les frères trappistes, tandis qu’un autre, Paul, commandeur de l’ordre de Saint-Grégoire et président de l’Association des patrons catholiques de Lyon, soutient activement le non moins catholique quotidien Le Nouvelliste de Lyon, alors dirigé par le très influent et libéral Joseph Rambaud. Ce dernier ne cache d’ailleurs nullement ses sympathies pour l’œuvre de Le Play, favorable à une morale chrétienne pour assurer le développement économique 2267 . Cependant, le fils Giraud conserve sa place dans la maison Alexandre Giraud & Cie, comme en atteste son intervention directe lors de la crise de 1886. D’ailleurs, lors du renouvellement de la société en 1888, Paul est promu au rang d’associé principal (la moitié des bénéfices), au détriment de Laurent-Léon qui réduit son activité (il ne reçoit désormais que 10% des bénéfices), tandis que Camille se replie en Autriche, à Reichenburg, dans la religion. Cependant, en 1895, Camille semble reprendre une certaine activité aux côtés de son frère Paul, mais il « se réserve la faculté de ne pas prendre une part active aux affaire de la société ». Alors que leur père avait sa vie durant fui la notabilité et les mondanités, Laurent-Léon et Paul Giraud recherchent une reconnaissance sociale. Ainsi, l’aîné des frères Giraud marie ses deux filles aînées à des héritiers de vieilles familles nobiliaires, Marc-Annet-Marie, comte d’Ussel, en 1889, et Albéric-Marie Dauphin de Vernas, quatre ans plus tard 2268 .

L’usine de Châteauvilain se situe à proximité de la route nationale de Lyon à Grenoble, dans le hameau de la Combe, à sept kilomètres de Bourgoin . En 1853, quelques années après son rachat par la maison Giraud, l’usine emploie approximativement cent cinquante ouvrières 2269 . En 1886, l’effectif s’élève à trois cent cinquante personnes environ, en très grande majorité des femmes et des filles. Il semble que depuis un demi-siècle, les effectifs de l’établissement n’ont cessé d’augmenter, au point peut-être de représenter une menace pour le très anti-clérical maire de Châteauvilain. Alexandre Giraud a fait établir une chapelle dans sa nouvelle acquisition vers 1843, qui est transférée dans le bâtiment principal en 1885, car elle s’avère trop étroite depuis quelque temps. Mais les dirigeants de l’usine n’ont pas demandé l’autorisation nécessaire à son déplacement et à son ouverture, dans la mesure où une chapelle plus ancienne existait déjà. Une partie des ouvrières est acheminée à l’usine le lundi matin grâce aux galères qui sillonnent les campagnes pour repartir le samedi soir par le même moyen.

Figure 32–L’usine-pensionnat Alexandre Giraud & Cie à La Combe (Les Eparres /Châteauvilain ), vers 1900.
Figure 32–L’usine-pensionnat Alexandre Giraud & Cie à La Combe (Les Eparres /Châteauvilain ), vers 1900.

Source : coll. Privée.

En 1886, quatre religieuses dont la supérieure, issues de l’Ordre de Sainte-Philomène et rattachées à un couvent de Saint-Marcellin , encadrent le personnel d’une main ferme, mais « maternelle » : elles ont pour mission de surveiller les ouvrières pendant les « récréations », aussi bien dans la cours que dans le réfectoire. La supérieure prend en charge plus particulièrement la gestion de la lingerie et de la cuisine, ainsi que le service de la chapelle. Les religieuses sont les premières levées le matin. Après avoir pris leur petit déjeuner, elles s’occupent de servir celui des ouvrières. Aucune religieuse n’encadre les ouvrières dans les ateliers 2270 . La religieuse la plus jeune, sœur Marie-Cyprien, née Joséphine Ougier, n’a que dix-neuf ans. Elle n’a rejoint l’usine Giraud que cinq mois avant les événements. Les trois autres sœurs ont entre vingt-neuf et trente-neuf ans et sont arrivées à Châteauvilain depuis trois ans au moins 2271 . Les interrogatoires des ouvrières révèlent parfois, mais pas toujours, une certaine proximité entre elles et les religieuses. Les sentiments sont partagés : tantôt des relations maternelles ou fraternelles 2272 , tantôt des relations hiérarchiques empreintes de révérence.

L’ensemble du personnel peut assister au culte dans la nouvelle chapelle, bénite en juin 1885 par l’évêque en personne. Chaque dimanche, le curé de la paroisse rejoint l’usine pour y retrouver son neveu, Jules Fischer , le directeur de la fabrique. La maison Alexandre Giraud & Cie rétribue un abbé, Revol, pour sa présence permanente auprès des ouvrières. La messe est célébrée généralement le premier vendredi de chaque mois par le curé. Régulièrement, le jeudi soir, celui-ci rassemble les ouvrières dans l’édifice cultuel « pour leur adresser quelques paroles », surtout pendant le Carême, mais également certains vendredi matin 2273 .

Fischer , natif de La Croix-Rousse et âgé de trente-huit ans en 1886, dirige la fabrique de Châteauvilain depuis quatre ans environ. Cela fait alors dix-huit ans qu’il est au service des frères Giraud.

Les ouvrières, confinées derrière le mur d’enceinte, disposent de rares moments d’intimité, surveillées en permanence par les religieuses ou par les contremaîtresses. Pour se confier, pour oublier les tensions quotidiennes, elles se réfugient par petits groupes dans la grange aux galères, où elles peuvent se cacher pour discuter ou rêver 2274 . Sur les trois cent cinquante ouvrières de l’usine, la quasi-totalité est originaire de l’arrondissement. Seules dix-sept ouvrières ne quittent pas l’établissement le samedi avec leurs collègues en raison de l’éloignement géographique de leur famille. À partir des interrogatoires des prévenus et des dépositions des témoins dans l’affaire de Châteauvilain , il est possible d’esquisser les structures relationnelles en œuvre dans une usine-pensionnat. Les forces de l’ordre ont procédé dans les jours qui ont suivi la fermeture agitée de la chapelle, à l’interrogatoire d’une centaine de personnes (quatre-vingt-dix-huit) sur les trois cent cinquante travaillant dans l’établissement, du directeur blessé, à la simple cuisinière. Dans leurs interrogatoires, les enquêteurs ont demandé à leurs interlocuteurs non seulement de décrire leur journée, mais aussi de fournir le nom d’au moins une personne pouvant corroborer leur déposition, devenant de facto des générateurs de noms. Chacun doit justifier son emploi du temps. Certes, le contexte tumultueux de cette journée d’avril 1886 ne permet pas de pousser très loin l’analyse relationnelle sur une journée-type dans une usine-couvent. En supposant que les manifestantes se réunissent par petits groupes selon leurs affinités quotidiennes, hors de tout mouvement exceptionnel, il est alors possible de saisir les logiques relationnelles entre ouvrières. Indirectement, ces dépositions constituent les réponses à un questionnaire dont il nous faut reformuler les bonnes questions pour en extraire des informations pertinentes. En outre, chaque déposition fournit quelques variables indépendantes des données relationnelles à repérer, comme l’âge, le sexe, la fonction au sein des ateliers, le domicile voire dans quelques cas le lieu de naissance. À ces informations, s’ajoutent celles, indispensables, sur l’usine, l’entreprise, les usines-pensionnats 2275 .

Sur les quatre-vingt-dix-huit personnes interrogées, soixante-dix-neuf fournissent des noms d’individus ayant passé cette journée en leur compagnie. Cependant, les listes de noms générées par les interrogatoires sont brèves : un, deux, voire trois noms cités au maximum. Dans neuf dépositions, il n’est pas possible d’identifier les noms générés car ces personnes n’ont pas été convoquées pour déposer. Pour les soixante-dix témoins ou prévenus restant, nous avons mis en relation leur âge, leur lieu de résidence et leur profession avec celles des noms qu’ils citent pour corroborer leur témoignage, afin de repérer des logiques relationnelles au sein de l’usine-pensionnat, d’établir la nature du lien social ainsi que son fonctionnement interne. Le lien le plus fort concerne le domicile 2276  : dans soixante-deux cas sur soixante-dix, les prévenus ou témoins citent au moins une personne domiciliée dans la même commune qu’eux. Dans le monde clos de l’usine, on aime à se retrouver entre gens du même « pays », qui demeure leur seul horizon géographique. Ce sentiment d’appartenance à une même communauté d’origine s’explique tout d’abord par le trajet quotidien que ces ouvrières effectuent ensemble, en groupe pour se donner du courage et pour éviter toute mauvaise rencontre chemin faisant. Ce phénomène est accentué par les rivalités entre villages, les fameuses « querelles de clochers », qui se reproduisent dans l’enceinte de l’usine entre « les filles d’Eydoche », soit une trentaine de filles sur trois cent cinquante, et celles de Châteauvilain ou de Nivolas . La contremaîtresse Rosanne Badin, âgée de quarante-deux ans, a derrière elle dix ans de présence à l’usine Giraud en 1886, sans en être toutefois pensionnaire.

Notes
2266.

ADR, 6Up, Acte de société devant Me Mitiffiot, à Lyon, le 17 mai 1882, Voir également CAYEZ (P.) et CHASSAGNE (S.), 2007, pp. 174-176.

2267.

AN, F7 12387, Copie d’une lettre ms rédigée par Roux, à Grenoble, et adressée au journal parisien Le Temps, le 12 avril 1886 et VAUCELLES (L. de), 1971, pp. 30-37, RASTELLO (M.-J.), 1992. Parmi les actionnaires du Nouvelliste, on retrouve d’autres fabricants lyonnais, comme Alexandre-Annet Ruby , Adrien Gourd .

2268.

ADR, 6Up, Acte de société devant Me Druard, à Lyon, le 18 septembre 1895, 49Q253, ACP du 1er juin 1889 (contrat de mariage devant Me Druard, le 30 mai), et 49Q274, ACP du 25 avril 1893 (contrat de mariage chez le même notaire le 22 avril). Laurent-Léon Giraud verse à chacune de ses filles 300.000 francs en avancement d’hoirie. En 1895, les apports des deux frères survivants, Paul et Camille, s’élèvent à cent mille francs seulement. Paul se retire de la société familiale à l’automne 1898, laissant Camille seul.

2269.

ADI, 7S2/25, Lettre ms de Jean-Baptiste Coche, mandataire d’Alexandre Giraud , au préfet, le 28 juin 1853.

2270.

ADI, 4U609, Interrogatoire d’Emilie Silvent, supérieure des religieuses de l’usine Giraud, le 12 avril 1886 et L’affaire de Châteauvilain , les préliminaires, le drâme, les victimes, les responsabilités, Lyon, Le Nouvelliste, sd [1886].

2271.

ADI, 4U609, Interrogratoires de Joséphine Ougier le 19 avril, de Félicie Mazerat les 13 et 19 avril, de Marie Jullien le 12 avril et d’Emilie Silvent le même jour.

2272.

Voir DOWNS (L. L.), 2002, p. 239, à propos des surintendantes sociales.

2273.

ADI, 4U609, Interrogatoire d’Emilie Silvent, supérieure des religieuses de l’usine Giraud, le 12 avril 1886.

2274.

À partir des interrogatoires réalisés en avril 1886 concernant le déroulement de du soulèvement, les ouvrières indiquent les différents endroits où elles se sont rendues durant ladite journée. Elles nous révèlent ainsi les lieux qu’elles connaissent et qu’elles fréquentent et où elles ont la possibilité de se réfugier ordinairement.

2275.

LAZEGA (E.), 1998, pp. 17-29.

2276.

Communes de résidence des soixante-dix personnes étudiées :

1-Eydoche = 16 cas.6-Torchefelon = 311-Culin = 22-Biol = 157-Eclose = 312-Nantoin = 23-Châteauvilain = 98-Commelle = 313-Ruy = 14-Champier = 69-Flachères = 35-Les Eparres = 510-Saint-Didier-de-Bizonnes = 2