Autonomie et discipline.

Jusqu’aux années 1870, les règlements intérieurs dans les usines textiles françaises sont assez rares 2320 . Jusqu’aux arrêts rendus par la Cour de Cassation en appel, en 1866, les Conseils de Prud’hommes parviennent à limiter l’usage de ces règlements, pour privilégier le consentement mutuel entre patrons et ouvriers. À partir de 1866, les patrons ont la possibilité d’imposer leurs règlements, sans négociation, avec des systèmes d’amendes.

Dans les années 1880, la journée de travail s’établit encore entre dix et treize heures selon les établissements dans les usines de Rives , Renage ou Saint-Siméon-de-Bressieux , contre une quinzaine d’heures parfois au milieu des années 1860 dans certains établissements 2321 . Traditionnellement dans l’industrie textile, on relève, vers 1860, un chômage estival important au profit de l’activité agricole, momentanément plus rémunératrice pour les femmes, appelées par leurs familles à travailler dans les champs 2322 . En 1876, chez Pochoy, à Voiron , la journée à l’usine s’étire sur seize heures, de 4h à 20h30. En 1884, elle a à peine diminué, à 14h30, alors que certaines ouvrières doivent parcourir trois ou quatre kilomètres pour se rendre à la fabrique 2323 . Dès le milieu du siècle, le personnel des tissages travaille majoritairement aux pièces. Chez Joseph I Guinet, un cinquième des ouvriers est payé à la journée, pour 12% chez Florentin Poncet 2324 .

Chez l’imprimeur Brunet-Lecomte, les journées sont moins longues. Les horaires fluctuent selon les saisons. Ainsi en 1877, la journée de travail débute à 5h30 du matin en avril et en mai, à 5h15 pendant les trois mois suivant, avant de revenir en septembre à l’horaire de printemps. Pour la fermeture, les ouvriers travaillent jusqu’à 18h15 au printemps, puis 18h les mois suivants. Dans la journée, deux pauses sont aménagées, l’une de trente ou quarante cinq minutes dans la matinée, puis la seconde d’une heure à 13h 2325 .

Rarement en grève jusqu’au début du XXe siècle 2326 , les femmes apparaissent néanmoins comme des éléments particulièrement indisciplinés aux yeux du patronat 2327 . Cela est particulièrement visible à l’occasion des grèves mixtes, où elles distinguent, telles des furies, par leur agitation, leurs cris, nécessitant davantage le recours à la force publique. En 1883, à l’occasion d’une grève à Renage , les tisseuses défilent dans les rues avant de rencontrer le maire. Une centaine d’entre elles s’éclipse dans un café pour boire, danser et chanter jusqu’à la nuit 2328 . Selon Michelle Perrot, le pouvoir des femmes fait peur au XIXe siècle : il faut donc le limiter, pour mieux exalter chez elles leur rôle de « gardiennes de l’ordre patriarcal », idée largement défendue par les milieux catholiques 2329 .

Les propriétaires de fabriques, qu’il s’agisse de fabricants lyonnais ou de façonniers, s’empressent de rédiger des règlements intérieurs, pour mieux tenir leurs « casernes ». Instruments indispensables à l’instauration de la discipline à l’intérieur de la fabrique, les règlements d’ateliers forment également des « dispositifs plus larges de socialisation de la main d’œuvre et de constitution de l’appartenance d’entreprise » 2330 . Chez Faidides, à Nivolas , le règlement est probablement rédigé pendant les années 1860 ou 1870, sur le modèle de l’usine-pensionnat Auger, toute proche, mais avec moins de clauses. En sept articles seulement, il pose les principales limites de la vie des pensionnaires. L’article premier prévoit la fin de l’engagement des ouvrières selon le principe en vigueur chez Auger, soit le 30 juin, soit le 31 décembre, avec un temps d’engagement d’au moins une année. L’article trois insiste sur « l’obéissance et la soumission » des ouvrières. Comme chez Auger, seul le directeur aura le droit d’accorder ou de refuser les sorties. Mais on ne prévoit pas de système d’amendes ou de punitions. De même, le règlement n’évoque pas le nettoyage des ateliers. La dernière clause restrictive concerne l’absentéisme : « les jours d’absences ou de maladies seront remplacés ou retenus » 2331 .

La discipline ne se répand que lentement dans les pratiques usinières 2332 . Comme on l’a vu, les fabricants lyonnais sont les premiers à la mettre en place dans leurs usines, alors que les façonniers ont mis plus de temps à l’imposer, accordant une large autonomie aux ouvriers. Au moins jusqu’à la fin du siècle, voire peut-être davantage, la main d’œuvre jouit d’une réelle liberté dans les ateliers. Forts d’une telle liberté, les ouvriers n’ont donc pas intérêt à quitter l’usine. Il en est tout autrement de l’enfermement dans les usines-pensionnats. Au moins jusqu’aux années 1860, voire même au-delà, les ouvriers disposent d’une certaine liberté de mouvement et finalement d’une réelle autonomie, avec souvent des « pratiques d’autorégulation » 2333 . Les usines des façonniers se distinguent des usines-pensionnats des fabricants lyonnais où règnent la discipline et l’ordre, garants de l’efficacité économique. Selon Lagrange, membre du Syndicat du Tissage mécanique (composé en majorité de façonniers), le désordre est même l’un des éléments qui explique la crise du tissage de soieries dans les années 1880 :

‘« Résolus à bien voir, et par nous-mêmes, nous parcourûmes les approches de quelques usines. Une circulation incessante d’ouvriers nous frappa. Ce n’étaient qu’entrées et sorties sans interruption : comme aux abords d’une caserne, maintes guinguettes accueillaient l’ouvrier dont le métier restait inactif pendant ce temps dérobé au travail. […] Cela se passait en 1876 au moment où nous battions notre plein et où nous semblions maîtres des marchés du monde entier » 2334 . ’

Ce va-et-vient permanent dans les ateliers et autour des tissages semble corroboré par les déclarations – peu objectives sur ce point – des autorités politiques du département :

‘« [Les ouvrières] ont la plus grande liberté ; le travail étant aux pièces, elles font ce qu’elles veulent. Dans quelques usines, on exige un minimum de travail ; dans les autres, la liberté est absolue, les allées et venues sont continuelles. Il n’y a pas d’heures de sortie et de rentrée. Il n’est pas douteux qu’alors que certaines ouvrières ne travaillent que six heures, d’autres travaillent plus de douze heures » 2335 .’

Il semble que la liberté admise dans certains établissements, dépende du mode de rémunération. Les ouvrières payées à la pièce, les plus nombreuses, jouissent d’une plus grande latitude pour exécuter leur tâche, avec des horaires plus souples, ce qui n’est pas le cas du personnel payé à la journée 2336 .

L’ouvrier à domicile tisse à son rythme. Pendant la journée, il peut librement vaquer à ses autres occupations domestiques, se rendre au café du village, car le responsable du comptoir local ne lui impose pas d’horaires précis de travail. Comme le confirme le témoignage de Reybaud :

‘« Les ateliers du Dauphiné, où la soie se tisse par des procédés mécaniques, ne tiennent pas leurs apprenties dans cet assujettissement, et la liberté dont elles jouissent n’y est accompagnée que de rares abus. Il est vrai que, dans cette province, le fond des mœurs est excellent » 2337 .’

Dans l’impression sur étoffes, chez Brunet-Lecomte, à Jallieu , on retrouve la même autonomie, voire indépendance, avec un personnel hautement qualifié. Après une importante grève en 1863, le patron de la maison accepte l’année suivante de payer une garantie de cinq cents francs à l’avocat des ouvriers grévistes, au cas où ceux-ci ne paieraient pas l’amende infligée 2338 . En septembre 1867, Loeber , le vieux gérant de la filature Debar , à La Grive (Bourgoin) se plaint à Bonnefond, le fondé de pouvoir de Debar, de l’absence de plus du quart du personnel, parti faire la vogue dans le village, tandis que les ouvriers présents manifestent ouvertement leur désir de les rejoindre 2339 .

Notes
2320.

BIROLEAU (A.), 1984, cité par FRIDENSON (P.), 1996, pp. 307-332.

2321.

ADI, 162M8, Statistiques et enquête rédigées par le sous-préfet de l’arrondissement de Saint-Marcellin le 24 octobre 1882, GAUTIER (A.), 1983, p. 25.

2322.

BOMPARD (J.-P.), MAGNAC (T.) et POSTEL-VINAY (G.), 1990, pp. 55-76.

2323.

PERROT (M.), 1974, vol. 1, pp. 318-330.

2324.

ADI, 138M1, Bulletins individuels du dénombrement de l’industrie manufacturière en 1860.

2325.

AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Registre de lettres, Avis ms de la fin mars, de la fin mai et d’août 1877.

2326.

PERROT (M.), 1974, vol. 1, pp. 318-330.

2327.

DOWNS (L. L.), 2002, p. 25.

2328.

PERROT (M.), 1974, vol. 1, pp. 318-330.

2329.

PERROT (M.), 1992.

2330.

BLOY (G.), 2000.

2331.

APJM, Condition générale d’engagement des ouvrières, sd [1860-1880].

2332.

BOURDIEU (J.) et REYNAUD (B.), 2004.

2333.

LEFEBVRE (P.), 2003, p. 60.

2334.

LAGRANGE (J.), 1888, pp. 9-10.

2335.

ADI, 166M2, Brouillon ms d’un rapport adressé au Ministre de l’Intérieur et du Commerce le 23 février 1884, probablement rédigé par le Préfet de l’Isère.

2336.

GAUTIER (A.), 1983, p. 108.

2337.

REYBAUD (L.), 1859, p. 214.

2338.

AMBJ, Fonds Brunet-Lecomte, Registre de lettres, Lettre ms du 11 janvier 1864 à Brunet-Lecomte, Devillaine & Cie, à Lyon.

2339.

APEM, Lettre ms de Loeber à Bonnefond du 3 septembre 1867.