Noblesse et tissage.

Selon l’image d’Epinal largement répandue, noblesse et monde des affaires ne font pas bon ménage. Pourtant, quelques études ont montré que les nobles ne répugnaient pas à se lancer dans la grande industrie, particulièrement en Dauphiné avec les familles de Marcieu ou de Barral par exemple 2341 . La possession de vastes domaines fonciers composés de forêts et de mines explique la création d’entreprises par des familles nobles. En revanche, celles-ci se tiennent à l’écart de l’industrialisation textile, pour la simple raison qu’ils ne peuvent pas réaliser d’apports en nature dans le capital social d’une telle entreprise, et doivent immobiliser des capitaux sonnant et trébuchant.

Dans ces conditions, les grandes dynasties dauphinoises se détournent des fabriques de soieries. Tournées vers des valeurs du passé, il est probable qu’elles conservent encore à l’esprit le refus de déroger. Cependant, en tant que grands propriétaires fonciers, ils disposent parfois de droits non négligeables sur les cours d’eau, principaux sites de localisation des premières fabriques, mais surtout source d’énergie. Parmi les grands noms de la noblesse du Bas-Dauphiné – les Barral, Marcieu, Auberjon de Murinais , Pasquier de Franclieu, Virieu, Corbeau de Vaulserre , Ferrier de Montal, Flocart de Mépieu ou Mirabel de Neyrieu – aucun n’entreprend d’investissements directs dans l’industrie textile 2342 . On est loin ici de l’industrie cotonnière normande et de la vallée de l’Andelle, où une partie de la noblesse se laisse séduire par l’investissement financier dans des tissages 2343 . Seuls les Constantin de Chanay se lancent au milieu du siècle dans l’aventure du textile. Leur cousin, le comte de Meffray , se lance à son tour dans la construction d’une fabrique d’effilochage de laine à Tullins , non loin de sa propriété de Vourey, mais son décès soudain arrête le projet. La veuve du comte Adrien de Michallon, acquéreur de la parcelle sur laquelle ladite fabrique était prévue, tente à son tour d’y édifier une fabrique de drap 2344 .

Apparentés à la famille Meffray de Césarges 2345 et au marquis d’Audiffret 2346 , l’un des fondateurs du Crédit Industriel et Commercial, les Constantin de Chanay possèdent un vaste domaine à Saint-Nicolas-de-Macherin , à quelques kilomètres de Voiron . Jusqu’en 1853, Alfred Constantin de Chanay se comporte en propriétaire rentier, exploitant ou louant ses terres. Il est même très actif sur le marché foncier local, achetant quelques ares de terre lorsque l’occasion se présente, souvent pour des sommes dérisoires 2347 .

Sans que l’on en connaisse officiellement la raison, vers 1854-1855, il entreprend la construction d’une usine sur son domaine. A-t-il l’intention de l’exploiter lui-même ou a-t-il déjà trouvé un locataire ? A-t-il un goût prononcé pour les affaires industrielles ? S’agit-il d’un simple investissement ? Est-ce un moyen pour lui d’asseoir sa position de seigneur local en donnant du travail aux habitants de la commune, alors que la France sort d’une grave crise économique ? Les Constantin de Chanay ne sont pas originaires du Dauphiné et leur installation dans le château de Hautefort, à Saint-Nicolas-de-Macherin remonte probablement au début du XIXe siècle. Leurs attaches avec la communauté villageoise sont donc limitées, cependant la construction de cette fabrique peut créer ou renforcer le lien social entre cette nouvelle famille seigneuriale et la populace. La fabrique de soieries lui confère une position sociale considérable au niveau local : cette famille nobiliaire domine le marché de la terre et le monde agricole, ainsi que le marché du travail industriel. Pour les habitants du village, il est donc difficile d’échapper à son emprise 2348 . Les motivations profondes nous échappent, mais il est incontestable que cet investissement s’avère nuisible à la fortune familiale. En revanche, la construction de la fabrique n’empêche pas l’exode de la commune. Au contraire, les données recueillies dans les listes de recensement de la population révèlent un déclin démographique très fort à partir de l’entrée en fonctionnement de l’établissement, comme si les habitants préféraient fuir le village plutôt que d’entrée au service d’Alfred Constantin de Chanay . En 1851, la population du village atteint son plus haut niveau avec huit cent soixante-quatorze habitants. En 1856, elle a diminué de 9,6%, alors que l’établissement fonctionne depuis 1854. Entre 1856 et 1901, la baisse est de 35%. Au total, depuis 1851, le village a perdu trois cent soixante habitants. Or au printemps 1862, la fabrique emploie deux cent onze ouvriers 2349 .

Tableau 40-Personnel de la fabrique Constantin de Chanayà Saint-Nicolas-de-Macherin , en 1862.
Activités nombre En %
Tisseuses 153 72,5
Orudisseuses 11 5,2
Canneteuses 9 4,3
Dévideuses 8 3,8
Bobineuses 8 3,8
Tordeuses 6 2,8
Surveillantes 4 1,9
Commis 4 1,9
Employés 2 0,9
Domestiques 2 0,9
ouvrier 1 0,5
Forgeron 1 0,5
Menuisier 1 0,5
Cuisinière 1 0,5
Total 211 100

Source : SCHRAMBACH (A.), 2006.

À partir des années 1850, Alfred Constantin de Chanay puis son fils Ernest, s’endettent lourdement pour édifier et exploiter leur usine. Les revenus de cette dernière ne sont pas suffisants pour leur garantir un train de vie convenable. En novembre 1853, Alfred de Chanay mandate un avocat grenoblois afin de lui trouver 60.000 francs sous la forme d’obligations hypothécaires, ces capitaux étant probablement nécessaires à la construction de la fabrique. Il fait l’acquisition de moulins à Saint-Nicolas-de-Macherin . Les devis estiment la construction de la fabrique à 44.000 francs. L’entrepreneur, Antoine Berd, achève ses travaux à la fin de l’année 1854. Finalement à l’automne 1855, il se résout à prendre un gérant pour la fabrique qui n’est pas encore complètement achevée, en la personne de Sylvain-Mathieu Maurin . Celui-ci se voit confier la gérance pour dix années à partir du 1er janvier 1856 d’un établissement équipé pour recevoir plus de cent cinquante métiers à tisser, en échange de la moitié des bénéfices nets ; de son côté,

‘« Maurin s’oblige personnellement à procurer le travail nécessaire à l’alimentation de la fabrique, à remplir au mieux les fonctions d’un parfait gérant dans la fabrique dont il aura la direction, sous la volonté et le contrôle immédiat de M. de Chanay ou de son délégué » 2350 .’

Désormais, on le retrouve aussi bien en position d’acquéreur que de vendeur sur le marché foncier. En 1857 et 1858, Alfred de Chanay emprunte de nouveau 73.000 francs, remboursables cinq ans plus tard, portant le montant de ses dettes hypothécaires à 133.000 francs. Des biens, situés hors du département et appartenant probablement à sa femme sont également vendus. Les fonds ainsi levés lui permettent à la fois de continuer ses acquisitions foncières et d’agrandir sa fabrique. Mais cela ne suffit pas, tant et si bien qu’à la fin de l’année 1861, le couple Chanay sollicite le soutien financier du Crédit Foncier de France pour un prêt de 180.000 francs, remboursables en cinquante annuités de 10.170 francs chacune, avec comme garantie hypothécaire tous les biens immobiliers du couple en Isère, soit plus de cent soixante-huit hectares de terre, de bois, le château et la magnanerie, mais non compris la fabrique. Le château de Hautefort, la magnanerie, ainsi que le mobilier sont alors estimé à 76.000 francs. La majorité de ces fonds sont employés au remboursement des précédents emprunts qui arrivent à échéance en 1862. D’ailleurs, pendant toute l’année 1862, Alfred de Chanay tente de restructurer ses affaires et ses dettes 2351 . Dès l’automne 1861, il abandonne complètement la gestion de son tissage à Maurin qui accepte de louer et d’exploiter seul l’affaire, selon un bail conclu pour vingt-trois années. En retour, Maurin s’engage à verser un loyer annuel de 25.000 francs pendant les huit premières années, puis de 30.000 francs, à Alfred Constantin de Chanay , aux abois 2352 . Maurin doit construire de nouveaux bâtiments avant la fin de l’année 1869. La faillite de Maurin quelques années plus tard pousse la famille à reprendre le contrôle du tissage. À partir de 1867, une nouvelle alerte financière se produit : Alfred de Chanay est contraint de vendre des terres à Saint-Aupre pour récupérer environ 20.000 francs, puis 16.700 francs à la fin de l’année 1869 et au début de l’année suivante. Sa belle-fille, Marie-Philiberte-Claire de Thésut, accepte également de vendre une des ses propriétés, le domaine des Rosiers (vingt et un hectares), située en Saône-et-Loire. Enfin la dernière secousse a lieu à la fin de l’année 1871, avec la souscription d’un prêt de 20.000 francs. Cependant, à son décès en 1873, Alfred Constantin de Chanay laisse à ses deux enfants une propriété foncière quasiment intacte (plus de cent soixante hectares) 2353 .

Notes
2341.

LÉON (P.), 1954a et WORONOFF (D.), 1984. Plus généralement, voir RICHARD (G.), 1997, pp. 115-130. Richard a montré que l’industrie textile peut représenter un investissement financier pour une noblesse éclairée. Mais, ce secteur favorise aussi l’anoblissement de ses entrepreneurs. En Bas-Dauphiné, il n’y a point de Van Robais ou de Poupart. Les Perier et les Jubié ne parviennent pas à intégrer véritablement le second ordre.

2342.

Confirmant ainsi les positions défendues par LANDES (D. S.), 1975, cité par CROUZET (F.), 1985, P. 466.

2343.

RICHARD (G.), 1968.

2344.

ADI, 7S2/170, Pétition ms du comte Louis Achille de Meffray au préfet de l’Isère le 22 décembre 1864 et pétition ms de la comtesse de Michallon au préfet, s.d. [1868/1871].

2345.

ADI, 3Q20/221, Acte sous-seing privé enregistré le 12 mars 1866 (Pouvoir du 3 mars 1866).

2346.

AUDIFFRET (Gaston d’), Souvenirs, 1787-1879, présentés par M. BRUGUIERE et V. GOUTAL-ARNAL, Paris, Comité pour l’Histoire économique et financière, 2001 et STOSKOPF (N.), 2002, pp. 77-80.

2347.

ADI, 3E29078, Bail à ferme passé devant Me Martin (Voiron ) le 4 août 1841, 3E29082, Bail chez le même notaire le 16 août 1843, 3E29083, Ventes chez le même notaire le 8 mai 1844, 3E29085, Vente chez le même notaire le 30 avril 1845, 3E29086, Vente chez le même notaire le 14 novembre 1845, 3E29088, Vente chez le même notaire le 7 septembre 1846, 3E29102, Vente chez le même notaire le 6 août 1853.

2348.

JACOB (T.), 2006. La noblesse saxonne parvient à pérenniser son rôle d’élite sociale et les structures familiales traditionnelles par ses investissements dans les affaires.

2349.

BONNIN (B.), FAVIER (R.), MEYNIAC (J.-P.), TODESCO (B.), 1983, p. 555 et SCHRAMBACH (A.), 2006.

2350.

ADI, 3E29102, Procuration devant Me Martin (Voiron ) le 24 novembre 1853, Obligation chez le même notaire le 15 décembre 1853, 3E29103, Obligation chez le même notaire le 2 janvier 1854, 3E29104, Quittance du 30 juin 1854, 3E29108, Vente devant Me Bourde-Bourdon (Voiron) le 14 octobre 1855, Mandat chez le même notaire le 14 novembre 1855, SCHRAMBACH (Alain), « Des moulins à blé à la soieries. L’usine de tissage de Saint-Nicolas-de-Macherin  », Chroniques rivoises, novembre 2006, 42, pp. 5-12.

2351.

ADI, 3E29111, 29112 et 29113, Obligations devant Me Bourde-Bourdon (Voiron ) le 1er mars, les 18 et 23 avril, le 18 octobre 1857, et le 11 janvier 1858, 3E29117, Procuration devant Me Vernet (Voiron) le 6 août 1860, 3E29119, Acte de prêt conditionnel du Crédit Foncier de France devant Me Margot (Voiron) le 26 septembre 1861, contrat d’assurance souscrit à la Nationale le 9 juin 1853, 3E29120, 3E29121 et 3E29122, Prorogation de délai de remboursement devant Me Margot (Voiron) le 14 février 1862, décharges passées devant Me Margot avec le Crédit Foncier le 17 janvier, le 13 avril, le 14 août et le 3 novembre 1862, et le 30 janvier, 2 mars et 15 septembre 1863, quittances du 14 août et du 3 novembre1862.

2352.

ADI, 3E29119, Bail devant Me Margot, à Voiron , le 19 novembre 1861.

2353.

ADI, 3E29130, Ventes devant Me Margot (Voiron ) le 14 janvier 1867, 3E29135, Vente le 24 novembre 1869, et 3E29136, Ventes du 3 et 9 janvier 1870, 3E29137, Procuration du 1er septembre 1870, 3E29139, Obligation du 12 octobre 1871.