La fabrique au village.

L’usine n’impose pas ses conditions lorsqu’elle arrive dans un village. Elle s’adapte au milieu qui l’entoure, chacun cherchant à profiter au mieux de la nouvelle richesse promise. L’usine ne soumet pas à ses ordres la population d’un village, c’est peut-être pour cela d’ailleurs que de nombreux façonniers se font élire maire 2354 .

Grâce à son imposante fabrique en contrebas du centre du village, Ambroise Veyre acquiert vite une stature de notable ou de potentat local, entre les Michal-Ladichère à Saint-Geoire , à l’Ouest, et le marquis Corbeau de Vaulserre , à Saint-Albin-de-Vaulserre , à l’Est. Fort logiquement, grâce à sa position sociale, il entre au conseil de fabrique de la paroisse de Saint-Bueil , dès le milieu des années 1850, pour en occuper rapidement la présidence. Comme dans de nombreuses paroisses, les esprits se déchirent volontiers, parfois pour des broutilles, autour des affaires religieuses 2355 .

Figure 36–La maison Veyre, à Voissant.
Figure 36–La maison Veyre, à Voissant.

Source : cliché de l’auteur (2007).

Dans les années 1850, le principal sujet de conversation dans le village concerne la personnalité controversée du curé, qui ne fait pas l’unanimité derrière lui, suscitant d’ailleurs diverses cabales contre lui, organisées en sous-main par le maire. Le fait n’est pas nouveau à Saint-Bueil . Déjà en 1847, quelques années avant l’installation de la famille Veyre dans le pays, le curé s’était attiré les foudres du maire, tant et si bien que leurs partisans respectifs en étaient venus aux mains dans quelques rixes mémorables 2356 . Le contentieux n’est donc pas récent. Le conseil municipal, dans les années 1850, n’hésite pas à signer une pétition contre le curé. Au côté du maire, Charreton, on dénombre une quarantaine de signatures. À de rares exceptions, comme Louis Muzy, le meunier, aucun n’habite dans le centre du village. Les Charreton, Caillet-Rousset, Tirard, Donna-Moutet, Gallin, Barruel, Barnerot, Lanfrey ou Bonnard demeurent dans les hameaux dispersés qui composent la commune, surtout dans celui de la Roche, du Donna et du Perrier 2357 . À travers la personne du desservant, s’exacerbent des tensions et des rivalités entre les habitants du centre et ceux des hameaux qui s’estiment lésés dans de nombreux domaines, alors que les hameaux rassemblent les trois quarts de la population de la commune, d’autant que l’intrusion d’Ambroise Veyre , étranger au pays et à ses traditions, dans le débat aux côtés du curé, a sans doute ravivé ces vieilles querelles 2358 .

Comme souvent dans les villages, la fortune des uns déclenche la jalousie des autres. Il est probable que la réussite rapide d’Ambroise Veyre a dû faire des envieux. De même, les habitants du centre du village ont bien accueilli l’installation des Veyre, car leur fabrique leur a procuré des revenus supplémentaires, dont ne profitent pas ceux des hameaux, vivant trop à l’écart. Arrivé seulement au début des années 1850, dans une modeste fabrique de lacets créée par son défunt frère, Frédéric, Ambroise Veyre a su développer rapidement son affaire, dans des bâtiments construits à quelques mètres de l’église. Ambroise Veyre rencontre régulièrement, voire quotidiennement, le curé, par des visites réciproques. Les avantages dont disposent les habitants du centre c’est-à-dire une minorité, ne sont pas légitimes aux yeux des autres habitants. Faut-il rappeler que le maire, Charreton, est issu du plus important hameau ? Cette légitimité est d’autant plus facile à remettre en cause que la commune n’existe que depuis l’arrêté du 9 brumaire an X qui la séparait de celle de Vaulserre : il ne s’agit donc pas du centre historique de la commune.

À partir du milieu du siècle on assiste donc à la bipolarisation de la communauté villageoise, entre les habitants des hameaux et la population agglomérée dans le centre du village, avec comme ligne de partage l’église, puis l’usine 2359 . L’édifice cultuel devient l’enjeu central des différentes factions du village, le plus souvent entre la coterie du maire et celle du curé 2360 . Dans les années 1860, le débat se transforme : désormais, la position de l’église est contestée, car trop éloignée de la majorité de la population 2361 . Le délabrement de l’édifice et son exiguïté servent de prétexte pour exiger la construction d’un nouveau lieu de culte, plus spacieux en raison de la croissance démographique et mieux situé. En effet, après avoir perdu un tiers de sa population entre 1841 et 1861, la commune connaît un renouveau démographique : en trente ans, jusqu’à son maximum en 1891, la population de Saint-Bueil passe de quatre cent trente habitants à sept cent soixante, soit une hausse de 76%, grâce au développement des fabriques Veyre puis Mignot 2362 .

Pour la famille Veyre, un déplacement de l’église s’apparente à un véritable drame moral et économique. Certes, ils ont tendance à en dramatiser la portée, à bon escient. En effet, dans ces contrées rurales reculées, la religion occupe une place importante dans la vie villageoise, tant sur le plan spirituel que temporel, ne serait-ce que par la présence des cloches qui rythment la journée. La proximité du lieu de culte donne aux Veyre des arguments pour recruter leur personnel, afin qu’il puisse pratiquer aisément son culte. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les suppliques qu’ils adressent à l’évêque. Leur fabrique, située au bord de l’Ainan, est depuis le milieu des années 1850 à cheval sur les communes de Saint-Bueil et de Voissant. Le personnel logé à l’usine se trouve sur Voissant : ces ouvriers doivent donc théoriquement se rendre à l’église de cette dernière paroisse, située à plus de trois kilomètres pour suivre le catéchisme, pour faire leur communion... À lire sa supplique, la crainte de la famille Veyre concerne le départ de ses ouvriers ne pouvant plus pratiquer leur religion, pour chercher un emploi dans une usine mieux située. La vieille église de Saint-Bueil se situe à deux cents mètres à peine de sa fabrique. Derrière la justification professionnelle, il faut également y voir des convenances personnelles.

Il est de même fort probable, que depuis leurs premières querelles avec les habitants des hameaux, les Veyre se soient arc-boutés sur leurs positions, en adoptant une position de refus systématique devant les suggestions de ceux qui sont devenus leurs ennemis. La fidélité du personnel a donc un prix spirituel. Le déplacement de l’église fragiliserait donc la fabrique Veyre selon ses dirigeants, fervents catholiques 2363 . L’éloignement des grands centres industriels urbains ne leur facilite pas la tâche pour recruter un personnel qualifié. Voisin du curé de Saint-Bueil qui figure d’ailleurs parmi ses amis, Ambroise Veyre imagine mal la venue de son confrère de Voissant pour effectuer son devoir pastoral de façon régulière en parcourant plus de trois kilomètres à travers de petits chemins escarpés 2364 . Tant bien que mal, Ambroise Veyre et son neveu Gustave, fraîchement installés à Saint-Bueil, se font une raison : ils ont perdu leur combat contre Claude Charreton, le maire, qui est aussi devenu au fil du temps leur ennemi, et qui réagit aux différentes manœuvres concernant le déplacement de l’église. L’affaire aurait pu en rester là, si le clan Veyre n’avait contre lui un homme entêté, Charreton, et quelques uns de ses concitoyens.

En 1870, la question du déplacement de l’église se pose de nouveau avec plus d’acuité, puisque le sous-préfet et l’évêque de Grenoble sont sollicités quatre ans plus tard par les deux parties en présence pour trancher le débat : les Veyre sont, bien entendu, favorables au maintien du lieu de culte sur son site initial, au centre du village, alors que le maire, soutenu par les habitants des hameaux de la Roche et du Donna notamment, souhaite son transfert. À l’origine de ce nouveau débat, se trouve une décision du conseil de fabrique de la paroisse demandant en mars 1870 la destruction puis la reconstruction de l’église sur le même terrain. Le maire accepte le principe de la destruction d’un édifice vétuste, mais rejette le site retenu sous prétexte qu’il est excentré par rapport à la majorité de la population qui habite dans les hameaux et qui n’entend pas le carillon quotidien des cloches. Le maire, Claude Charreton, reprend le projet à son compte et présente une version modifiée en séance du Conseil municipal, avec déjà une première liste de donateurs, le nom d’un architecte et plusieurs terrains possibles, contrant ainsi les objections. Après de longs mois de tergiversations, il parvient à faire l’unanimité au sein du conseil municipal autour de son projet, malgré les réticences initiales de trois de ses conseillers municipaux. La réponse des habitants du centre et de la famille Veyre se fait d’une manière très traditionnelle, par l’intermédiaire d’une pétition envoyée au sous-préfet de La Tour-du-Pin , dans laquelle ils présentent à leur tour une contre-proposition favorable au maintien de l’église sur son site initial, avec un coût moins important. Les Veyre utilisent à nouveau l’arme du chantage, en menaçant d’interdire à leur personnel de se rendre dans une église située sur un autre site. Ils proposent même de financer eux-mêmes une partie voire l’intégralité des travaux. À l’époque Joseph Heppe , bras droit d’Ambroise et de Gustave Veyre , les soutient fermement. Le débat devient même ubuesque lorsqu’on examine le site retenu par le maire : il s’agit de déplacer l’église de seulement quatre cents mètres !

Par mesquinerie, par jalousie, par rancœur, aucun des deux camps ne veut céder, sans se rendre compte du ridicule de la situation. Chaque camp fourbit ses armes en promettant plusieurs donations de terrains ou d’argent. Gustave Veyre , pour éviter de perdre la face, se déclare prêt à construire une école dans le hameau de la Roche si l’église reste dans le village. De son côté, Charreton, qui a cédé son fauteuil de maire, offre avec un de ses voisins, Félix Blanc, le terrain nécessaire pour la nouvelle église 2365 . Là encore, un rapide examen de la liste nominative des souscripteurs favorables au déplacement de l’édifice cultuel dans le hameau de la Roche nous révèle le nom de soixante-douze individus plus deux anonymes. Comme il se doit, la plupart réside dans ledit hameau, quelques uns proviennent du hameau du Donna, de la commune de Saint-Geoire et de Saint-Martin-de-Vaulserre. Les signatures qui figuraient sur la pétition de 1858 contre le curé reviennent inlassablement une quinzaine d’années plus tard. Ce sont les mêmes familles qui travaillent chez Mignot à partir de 1882. Ainsi, Félix Argentier, Antoine Barnérot, Emilie Clugny-Tardy et les enfants des familles Blanc, Berlioz, Bonnard, Bourdillon, Charreton, Combe, Cornier, Croibier, Descotte-Jassin, Gallin, Gallin-Martel, Donna-Mercier, Perrin-Bayard, Rousset et Tirard figurent dans le registre de paie du tissage en 1891 2366 . La querelle religieuse demeure bien ancrée dans les esprits, ainsi que le rejet par une partie des villageois de la famille Veyre qui sert de repoussoir. Ils parviennent à réunir 20.250 francs pour la construction, grâce notamment à la donation par les Révérends Pères Chartreux d’un quart de la somme 2367 .

La question du déplacement de l’église s’envenime à l’occasion des élections municipales organisées en 1874. Alors que le centre ne compte que trente-trois maisons, le seul hameau de la Roche en comporte huit de plus. La majorité penche alors en faveur des hameaux. Cependant, les partisans du statu quo, pour éliminer le maire, ont l’idée de demander aux autorités le sectionnement électoral de la commune afin d’obtenir plus d’élus au conseil municipal 2368 . Le village et ses proches hameaux auraient alors autant d’élus que les hameaux de la Roche et du Donna. Les élections sonnent comme une revanche pour Gustave Veyre qui parvient à se faire élire au conseil municipal. En 1875, le projet de Charreton est finalement retenu : l’église occupe désormais une position centrale entre la population agglomérée du village et les deux principaux hameaux. En représailles, cinq des six conseillers municipaux représentant le centre du village, dont Gustave Veyre, boycottent les séances du Conseil municipal. La rivalité entre la famille Veyre et les habitants des hameaux ne s’arrête pas : en 1878, Gustave Veyre reprend l’initiative en faisant donation d’un terrain dans le village pour qu’une école et la mairie y soient construites, un mois après avoir quitté le Conseil municipal (volontairement ? a-t-il été battu ?). Le conseil municipal n’a d’autre choix que d’accepter cette généreuse mais ô combien intéressée donation, ce qui suscite l’ire des conseillers municipaux originaires des hameaux de la Roche et du Donna qui souhaitent que l’école s’installe à côté de la nouvelle église. En réaction, ceux-ci provoquent l’échec de l’élection de Joseph Heppe , l’associé de Veyre, au fauteuil de maire l’été suivant. L’échec pour la prise du pouvoir n’est que temporaire, puisque Gustave Veyre, qui n’était plus membre du conseil municipal depuis janvier 1878, est réélu deux ans plus tard à l’occasion du décès d’un conseiller. Mieux, il parvient même à s’emparer du siège de maire, qu’il conserve pendant quatre années 2369 .

Les habitants des hameaux de la Roche et du Donna, à Saint-Bueil , n’hésitent pas à envoyer leurs fils chez Mignot, car, outre l’aspect purement pécuniaire, ils ont réclamé à plusieurs reprises l’installation d’une usine dans leur hameau pour faire contrepoids à celle des Veyre, située dans le centre du village. En plaçant leurs garçons dans une usine destinée a priori aux filles, ils manifestent leur soutien à l’entreprise, car ils ne souhaitent pas qu’elle disparaisse, faute de bras, ou pire, que des filles du centre du village y occupent des emplois. D’ailleurs, il suffit de comparer la liste nominative des ouvriers travaillant chez Mignot en 1891, et les signatures figurant sur la pétition de 1858 contre le curé, ce dernier étant soutenu par Ambroise Veyre  : à une ou deux générations d’écart, on retrouve les mêmes noms : Charreton, Bonnard, Caillet-Rousset, Muzy, Barnerot, Lanfrey, Tirard… Les habitants des hameaux de la Roche et du Donna, mais aussi ceux du Perrier rejoignent le nouveau tissage Mignot, créé en 1882, par Pierre Mignot , un ancien ouvrier de Veyre, et son beau-père, l’ancien associé de Gustave Veyre  : Heppe et Mignot se sont brouillés avec la famille Veyre et montent leur affaire à Saint-Bueil, à l’écart du centre du village. Cette rupture suffit à leur assurer la confiance des habitants des hameaux, toujours aussi peu favorables à Gustave Veyre. Les Descotte-Jassin, Charreton, Caillet-Rousset, Barnérot, Lanfrey… se ruent dans les nouveaux ateliers de Mignot, tandis que Veyre ne recrute sa main d’œuvre que parmi les habitants du centre de Saint-Bueil et de Voissant. Mignot s’adresse aussi à quelques villages voisins.

Comme tant de villages du Bas-Dauphiné, Saint-Bueil , perdu dans la vallée de l’Ainan, a pris l’habitude depuis plusieurs siècles, de vivre à l’écart des populations voisines. Ainsi, les jeunes filles du village qui s’éprennent d’un garçon d’un village voisin, ou pire d’un de ces pauvres Savoyards, ont le visage noirci au cirage ou à la suie, tandis que les charivaris contre les veuves qui se remarient, ont toujours cours 2370 . Cet interdit, toujours en usage dans les années 1870, explique peut-être la forte salarisation de la population de Saint-Bueil dans les tissages. En effet, pour éviter l’arrivée de horsains dans la commune, mais aussi pour maintenir la tradition et la cohésion de la communauté villageoise, les habitants de Saint-Bueil se sont rués dans les usines de tissage. De cette façon, les jeunes filles ne sont pas tentées de braver l’interdit. Cela se confirme partiellement lorsqu’on examine les mariages du personnel de l’usine Mignot.

Alors que la question religieuse passe au second plan, après le règlement du problème de l’emplacement de l’église, la rivalité entre « ceux d’en bas » (le village) et « ceux d’en haut » (la Roche et le Donna) ne cesse pas pour autant. Gustave Veyre tente de manœuvrer pour que le sectionnement de la commune soit modifié à son avantage en accordant sept élus au village, contre cinq aux hameaux de ses opposants, déclenchant des démissions d’élus en série et aboutissant à l’échec de Veyre en 1884. Après quatre ans d’absence, il tente de nouveau sa chance en 1888 pour reprendre la tête de la municipalité, en vain 2371 .

Ayant su séduire les habitants des hameaux grâce son usine, Pierre Mignot , le nouveau rival de Gustave Veyre , se fait élire maire en 1890, alors que ce dernier a renoncé à toute carrière politique. Les Veyre, dont l’usine est située en partie sur la commune limitrophe de Voissant, participent activement à la fondation de la Société de Tir, La Patriote 2372 . Pierre Mignot profite de sa position de maire de la commune entre 1890 et 1894, pour favoriser, dans la mesure de ses moyens, certains de ses ouvriers. Ainsi, durant son mandat, seulement trois garçons de la commune sollicitent le conseil municipal pour se faire reconnaître soutien de famille et ainsi échappé au service militaire : Antoine Garcin-Fouret, Etienne-Marius Carrand et Léopold-Pierre-Joseph Perrin. Le premier a sa sœur employée chez Mignot, tandis que les deux autres y travaillent. Pierre Mignot favorise également quelques familles de son personnel lors du vote des subsides en faveur des indigents. Certes, il ne s’agit ici que de sommes modestes, au mieux une quinzaine de francs, mais ces différents éléments illustrent l’encastrement de l’économie dans les relations sociales au sein du village dans des réseaux de relations. Ce n’est qu’après le décès de Pierre Mignot, en 1894, que des jeunes gens de la commune sans lien avec le tissage Mignot, obtiennent un avis favorable pour leur demande de dispense de service militaire auprès du conseil militaire, sans que ce vote ne préjuge des décisions de l’autorité militaire compétente 2373 . Son décès prématuré à l’automne 1894 ne remet pas en cause son projet de constitution d’un réseau dense de relations. Au début de l’année 1894, il fonde une société de secours mutuels à Saint-Bueil , La Ruche, dont il devient l’éphémère président. À sa mort, son fils Joseph reprend le flambeau pour une dizaine d’années, avant de démissionner en 1904. Joseph Mignot poursuit l’œuvre de patronage paternelle en créant et en présidant la Société de Gymnastique et de Tir de Saint-Bueil. Âgé de vingt et un ans environ lors du décès de son père, le jeune Joseph brigue sa succession à la mairie, avec succès, mais l’autorité préfectorale annule l’élection. Cela ne l’empêche pas de siéger au conseil municipal. Un temps candidat pour rejoindre le conseil d’arrondissement, il préfère finalement renoncer 2374 .

Signe que les tensions entre la famille Veyre et les habitants des hameaux se sont apaisées, Adolphe Veyre parvient à se faire élire à la vice-présidence de La Ruche au début du XXe siècle. Mais les villageois ont une bonne mémoire et ne le porte pas à la présidence. En 1904, ils lui préfèrent Henri Collomb, qui semble être l’homme du consensus, puisque sa famille a toujours résidé au centre du village. À plusieurs reprises, elle a pris position en faveur des Veyre dans les années 1870 2375 . En décembre 1892, François-Auguste Crébier obtient de Pierre Mignot , alors maire de la commune, la place de garde-champêtre. Quelques jours auparavant, c’est au tour de Paul-Antoine Guétat d’obtenir une faveur, celle de devenir receveur buraliste à Saint-Bueil , peut-être grâce à l’intervention de Mignot qui a dû, en tant que maire, être sollicité par le directeur des contributions indirectes pour avoir des informations sur lui 2376 .

De même, les ouvriers du tissage Mignot sont à l’initiative de la création en 1901 de La Gerbe, une société coopérative chargée de procurer à ses adhérents, à des tarifs préférentiels, du pain, du vin, du charbon en priorité puis divers autres articles de consommation, avec un capital de 2.500 francs minimum. Signe de l’apaisement entre les ouvriers de Veyre et ceux de Mignot, la famille Veyre ainsi que plusieurs de leurs ouvriers participent à la souscription du capital 2377 . Malgré cet apaisement, Joseph Mignot n’hésite pas à verser cent francs en décembre 1903 en faveur des ouvriers de Veyre en grève.

Saint-Bueil n’est pas la seule commune à se diviser à propos d’une église. Ainsi, la rivalité entre les habitants de la partie haute du village de Biol et Biol-le-Bas, ressurgit à propos de la construction d’une nouvelle église, ce qui obligerait à abandonner leurs chapelles respectives 2378 .

Le recrutement des tisseurs et tisseuses en soieries repose sur des réseaux sociaux préexistants à l’installation de la fabrique de tissage 2379 . L’insertion des habitants de la commune dans un réseau leur permet d’obtenir l’embauche à l’usine locale, sans tenir compte de compétences particulières en matière de tissage. Pierre Mignot , après une quinzaine d’années de présence dans le village, a réussi à obtenir la confiance d’une partie de la communauté.

Notes
2354.

Voir l’article de SAHLINS (M.), 2002. Il décrit l’expansion du capitalisme et son adaptation à Hawaï : il n’y a pas eu de « conquête » ou de « conversion » rapide au capitalisme de la part des autochtones. Bien au contraire, le capitalisme a su s’adapter.

2355.

Sur les conflits au village, voir par exemple CHAMARD (P.), 2004.

2356.

VIGIER (P.), 1963a, vol. 1, p. 149.

2357.

AEG, Dossiers Paroisses, Saint-Bueil , Pétition ms du Conseil de fabrique de Saint-Bueil adressée au vicaire général le 25 janvier 1854, Pétition ms adressée à l’Evêque de Grenoble le 12 octobre 1858 par le conseil municipal.

2358.

Voir BRUHAT (J.), 1975, MAGRAW (R.), 1970, GREVY (J.), 2005.

2359.

Sur la bipolarisation voir PLOUX (F.), 2004 et 2005.

2360.

ATRUX (M.), 2003.

2361.

BOUTRY (P.), « Industrialisation et déstructuration de la société rurale », in LE GOFF (J.) et REMOND (R.), 2001, pp. 270-271.

2362.

BONNIN (B.), FAVIER (R.), MEYNIAC (J.-P.), TODESCO (B.), 1983, p. 480.

2363.

AEG, Dossiers Paroisses, Saint-Bueil , Lettres ms de Veyre jeune à l’Evêque de Grenoble le 21 juin et le 11 novembre 1867.

2364.

AEG, Dossiers Paroisses, Saint-Bueil , Lettre ms de Veyre à l’Evêque de Grenoble, sd [1867-1868].

2365.

ACSB, Registre des délibérations du Conseil municipal de Saint-Bueil , le 3 avril 1870, les 9 février, 3 juillet, et 5 octobre 1873, le 14 mai et 2 août 1874.

2366.

Voir GOURDON (V.), 2005. Il constate lui aussi une logique de réseaux dans les rivalités entre les hameaux et le centre du village.

2367.

AEG, Dossiers Paroisses, Saint-Bueil , Lettre ms du curé de Saint-Bueil à l’Evêque de Grenoble le 21 août 1874 et ACSB, Souscription ms recueillie pour la translation de l’église au hameau de la Roche, sd [1875-1877].

2368.

Le même phénomène de rivalité entre deux parties d’une commune et les demandes de scission qui en découlent semblent être courants au XIXe siècle, comme le montre l’exemple de Boisset-Saint-Priest, dans la Loire, voir CHAMARD (P.), 2004.

2369.

AEG, Dossiers Paroisses, Saint-Bueil , Lettre ms de l’abbé Barruel, aumônier à Pont-de-Beauvoisin , le 19 octobre 1874, ACSB, Registre des délibérations du Conseil municipal de Saint-Bueil les 17 octobre et 13 décembre 1874, du 4 avril au 12 octobre 1876, les 20 février et 4 août 1878, le 2 février 1880.

2370.

WEBER (E.), 1983, p. 251 et FRECHET (J.), 1984, p. 20.

2371.

ACSB, Registre des délibérations du Conseil municipal de Saint-Bueil le 21 juillet 1883, les 18 mai et 13 juillet 1884, le 50 mai 1888.

2372.

ADI, 98M5, Liste des membres fondateurs, 1892.

2373.

ACSB, Registre des délibérations du Conseil municipal de Saint-Bueil les 20 septembre 1890, le 14 mai 1891, le 26 février 1893 et le 25 février 1894.

2374.

APM, Lette ms (brouillon) de Joseph Mignot à Dubost, président du Sénat, le 5 décembre 1912.

2375.

ACSB, Registre des Procès-verbaux du bureau de la Société de Secours Mutuels La Ruche, 1894-1969. Joseph Mignot reprend la présidence de La Ruche en 1920.

2376.

ADI, 9U2004, Justice de Paix de Saint-Geoire , Prestations de serment les 25 novembre 1892 et 17 janvier 1893.

2377.

ADI, 9U365, Justice de Paix de Bourgoin , Acte de société devant Me Eymery (Saint-Geoire ), le 15 décembre 1901.

2378.

AVENIER (C.), 2004, pp. 46, 452-454.

2379.

Voir sur l’encastrement du marché du travail GRANOVETTER (M.), 1974.